Les Editions Cavalier Bleu nous propose dans leur collection Géopolitique ce nouvel ouvrage. Son auteure, Clotilde Champeyrache, est économiste spécialiste de l’économie criminelle. Dans un style clair et fluide, elle nous dresse un portrait éclairant de la mafia (italienne surtout mais aussi chinoise et japonaise) au travers des lieux et des enjeux géographiques et géopolitiques : contrôle du territoire, frontière entre les activités légales et illégales, expansion territoriale, mondialisation des trafics, …
Dans l’introduction, l’auteure revient sur le terme même de mafia. A partir de la définition juridique italienne du « délit d’association mafieuse », elle pointe plusieurs composantes essentielles : le lien associatif, la commission de délits, le conditionnement de la sphère politique, la présence dans la sphère économique légale et enfin la pérennité dans le temps. De par les nombreuses sources, notamment judiciaires, c’est le cas des mafias italiennes qui est le plus développé mais les yakuzas japonais et les Triades chinoises ne sont pas négligés.
Le contrôle du territoire
Dans cette première partie, Clotilde Champeyrache insiste, tout d’abord, sur l’enracinement territorial des clans mafieux. En effet, l’unité première reste la famille ou le clan en lien avec la base territoriale et c’est ce couple famille-territoire qui structure le fonctionnement des mafias. La répartition territoriale est ainsi essentielle au fonctionnement interne des familles (facteur de cohésion) mais elle structure aussi les relations entre familles et se reflète dans le mise en œuvre de l’organigramme mafieux. Celui-ci, contrairement à l’idée répandue d’une organisation pyramidale, est plutôt basé sur un mode réticulaire avec des instances de coordination afin de réduire notamment la conflictualité interfamiliale (ex : mafias sicilienne et calabraise).
Historiquement, les mafias se développent sur des territoires riches en ressources et caractérisés par une déliquescence du lien entre autorité étatique et contrôle du territoire. Le pouvoir de l’Etat paraît absent, parfois presque étranger et distant. C’est cette vacance du pouvoir sur un territoire qui crée les interstices dans lesquels se niche la mafia en facilitant l’émergence d’entités contrôlantes non officielles qui imposent leurs propres règles sociales. C’est ce qui s’est passé dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Italie où le pouvoir apparaît éloigné et lacunaire. Les élites locales (les propriétaires terriens) l’exercent alors et recrutent des hommes de main à la réputation établie pour faire régner l’ordre et contrôler les richesses, ils seraient les ancêtres des mafieux !
L’organisation criminelle n’est pas forcément perçue comme extérieure et perturbatrice, mais comme un partenaire valable pour obtenir des résultats concrets. Cela implique une visibilité des mafieux dans la sphère légale comme illégale. Le contrôle du territoire qui en découle est un véritable principe de fonctionnement structurant les organisations mafieuses et les relations entre familles. Ce principe de souveraineté territoriale se décline de multiples façons à tous les niveaux d’activités exercées par la mafia : intermédiation, protection, racket, création et développement d’entreprises (BTP, restaurants, bars, boîtes de nuit, agriculture …). Ici, l’objectif n’est pas le profit mais le fait de mobiliser les ressources locales dont la main-d’œuvre et de la faire ostensiblement afin de créer un consensus social autour de l’organisation criminelle. En Italie, la construction de l’autoroute A3 reliant Reggio de Calabre (terre de la ‘ndrangheta) à Salerne (en Campanie, terre de camorra) est l’illustration flagrante de la présence mafieuse dans les différents secteurs du BTP. Les différents tronçons ayant été répartis entre différents clans. On retrouve ce système hors de l’Italie. Ainsi, la catastrophe nucléaire de Fukushima a mis en évidence la capacité des yakuzas à s’emparer du marché de la décontamination et de la reconstruction via la sous-traitance.
Géographie fantasmée et géographie réelle
Une partie de cette géographie mafieuse est déconnectée de la réalité du contrôle mafieux. Il s’agit alors d’une géographie que l’auteure qualifie de fantasmée. Elle s’appuie sur des lieux réels et les transfigure pour en faire des lieux mythiques. Cette mythification peut être véhiculée aussi bien au sein des organisations mafieuses qu’en dehors. La scénarisation et leur association à la mafia doit beaucoup au cinéma : la trilogie du Parrain, Il était une fois le Bronx, les Incorruptibles, … films qui ne mettent pas systématiquement en avant la dimension territoriale du phénomène. Le tourisme s’est lui aussi emparé du potentiel mafieux dans la valorisation de certains territoires (ex : les mafias tours).
Aussi, il existe une géographie réelle qui peut se décliner en deux volets antithétiques :
– les lieux incarnant véritablement le pouvoir mafieux. Par exemple, les territoires qui revendiquent le statut de berceau : Palerme et ses alentours agricoles pour la mafia sicilienne, San Luca pour la ‘ndrangheta calabraise et Naples pour la camorra. Emergent aussi de nouveaux lieux de pouvoir et d’histoire, la dynamique des mafias rend la géographie réelle des mafias tout aussi dynamiques.
– les lieux de mémoire et de résistance où sont tombées les victimes de mafia : via d’Amelio où moururent le juge Borsellino et son escorte, via Liberta où fut assassiné le président de la région Sicile Piersanti Mattarella, la sortie de l’A29 où explosèrent 600 kilos de TNT au passage des voitures du juge Giovanni Falcone, sa femme et son escorte, … En 2011, on comptait 740 communes ayant choisi les noms de Giovanni Falcone et/ou Paolo Borsellino pour baptiser une rue ou une place. On peut aussi noter le musée de la pègre à Las Vegas ou le Centre international de documentation sur les mafias et le mouvement antimafia à Corleone.
Dépassement et floutage des frontières
Les mafias perdurent dans un contexte marqué par la modernisation des sociétés et par l’industrialisation, la libéralisation et la mondialisation des économies. Elles semblent même s’être très bien adaptées à ces transformations en s’inscrivant dans un processus complexe de dépassement des frontières et de projection internationale. Ce processus d’affranchissement des frontières concerne à la fois :
– le floutage entre la sphère légale et illégale qui est un trait ancien des mafias. Cela favorise un brouillage des règles et des valeurs. Pour Clotilde Champeyrache, il faut renoncer à l’illusion d’un monde où prévaudrait une forme d’étanchéité entre le monde légal et le monde illégal. Les mafias se positionnent à la fois dans le « monde du dessous » (l’underworld), par exemple en gérant le trafic de stupéfiants, et dans la partie légale et visible (l’upperworld), en possédant des entreprises à l’activité légale et déclarée. Les interrelations sont multiples, bilatérales et stratifiées comme le souligne l’exemple de la restauration. Les restaurant exercent une activité légale mais peuvent servir au blanchiment de l’argent sale, avoir un rôle de stockage voire de commercialisation de marchandises illégales ou servir à des opérations de fraudes aux assurances (incendies criminels). Ce brouillage des frontières dépasse lui aussi le cadre du simple profite et vise davantage le contrôle d’un territoire. Enfin, les sociétés-écrans et les comptes bancaires offshore sont des instruments légaux pouvant favoriser les organisations criminelles et d’autres formes d’illégalité (évasion fiscale, détournement de fonds publics, financement du terrorisme,…).
– l’insertion dans les trafics mondiaux qui est une nouvelle stratégie. Cette internationalisation implique des partenariats. Loin d’agir de façon isolée et hégémonique, les mafias tissent des liens avec d’autres organisations criminelles aussi bien sur leur territoire qu’à l’étranger. Mais cela n’implique pas un renoncement vis-à-vis des territoires originels qui restent fondamentaux (symbolique, logistique, …). Par exemple, depuis les années 1990, le commerce international profitant de la libéralisation des échanges de marchandises et de capitaux a vu l’essor de différents trafics : héroïne, méthamphétamines, déchets, contrefaçon, … Lorsque la marchandise illégale utilise une matière première dont la production est localisée d’un point de vue géographique et que la consommation du produit est mondialisée, la coopération est par conséquent nécessaire : avec les trafiquants turcs pour l’héroïne, ceux du Maroc pour le haschich, ceux d’Amérique du Sud pour la cocaïne.
Internationalisation et bases arrière
Pour l’auteure, cette internationalisation reste bien arrimée à des bases arrière localisées dans les territoires originels et ne dissout donc pas l’identité des mafias dans une mondialisation suspectée d’effacer les référents territoriaux. Les mafias se projettent à partir de bases arrière dont la légitimité est incontestée et incontestable. Il n’y a pas de relocalisation ou de délocalisation comme pour les multinationales. Les mafias mettent en concurrence les différents territoires pour différentes raisons : économiques, logistiques, symboliques ou parfois opportunistes. L’implantation des mafias s’appuie donc sur une réflexion sur l’articulation des espaces géographiques : là où la mondialisation économique voudrait faire croire à une unification et à une harmonisation des espaces, les mafieux utilisent eux la fragmentation politique et les différences de législations en vue de l’expansion criminelle. Les territoires stratégiques sont les zones portuaires (Kobé, Tokyo, Yokohama, Miami, Gioia Tauro en Calabre, Algériras en Espagne, Marseille, Rotterdam …), les zones de frontière (la côte d’Azur, l’Autriche, la région de Rhénanie du Nord-Westphalie, la Belgique, la zone Canada-Etats-Unis, …) et les routes logistiques ( la route des Balkans, la route Chili-Equateur-Venezuela- Brésil-République dominicaine, …). Enfin, les places offshore et les Etats au faible contrôle sur les flux financiers sont particulièrement attractifs aussi (Suisse, Malte, Luxembourg, Grande-Bretagne, …).
Re-créations territoriales et migrations
Clotilde Champeyrache pose ici la question de l’articulation entre ces deux dimensions : le localisme et l’internationalisation. Il n’y a pas forcément de hiérarchisation mais plutôt des « re-créations territoriales », c’est-à-dire une capacité des mafias à recréer hors de leur territoire originel de nouveaux territoires sous contrôle. Dans cette logique de création de nouveaux ancrages territoriaux, les diasporas jouent un rôle très important, qu’il s’agisse du déplacement forcé de mafieux (par la justice) ou de populations ayant quitté les terres de mafia.
Dans le cas de la migration volontaire, le cas Tommasso Buscetta est particulièrement intéressant. Il quitte sa Sicile natale pour les Etats-Unis (après l’Argentine, le Brésil, le Mexique, le Canada) où il ouvre une pizzeria à New-York. Il est alors considéré comme l’intermédiaire entre les Siciliens et les Italo-Américains afin de gérer l’arrivée de l’héroïne sur le continent américain mais aussi de rapatrier vers l’Europe l’argent sale tiré de ce trafic. Le cas Buscetta s’inscrit dans un cadre plus large. Un cadre où les migrations ont accompagné le trafic de stupéfiants et où cette extraterritorialité s’appuyant sur les migrations est pensée comme stratégie d’implantation favorisant le contrôle sur le trafic de marchandises prohibées.
Pour les migrations involontaires, c’est le cas de la ville de Bardonecchia qui est développé. c’est dans cette ville du Piémont italien qu’est forcé de s’installer le membre de la ‘ndrangheta Rocco Lo Presti suite à une mesure de séjour obligatoire. Il va finalement importer la ‘ndrangheta à Bardonecchia et plus largement dans le Nord de l’Italie. Il capte les marchés publics, rackette les entreprises, exerce sa mainmise sur les transports, les bars et restaurants ainsi que sur les salles de jeux et contrôle le conseil municipal.
Pour conclure, cet ouvrage de Clotilde Champeyrache, passionnant de la première à le dernière page, nous fait comprendre la diversité du rapport des mafias aux territoires : leur enracinement, leur rayonnement international, leur capacité à en conquérir de nouveaux ainsi que les interrelations qui existent entre ces territoires en lien avec la mondialisation.
Pour les Clionautes, Armand Bruthiaux