On devrait éviter de remuer encore ce genre de cadavre. J’étais moi-même un peu sceptique et peu enthousiaste quand j’avais pris le pari, en 2008, de lui consacrer une biographie. C’est par ces propos liminaires qu’Emmanuel de Waresquiel entame ce nouvel ouvrage sur Joseph Fouché.

En 2017, l’auteur le concède : de nouveaux matériaux lui sont passés entre les mains, Fouché n’échappe pourtant pas à de nouvelles explorations. Les personnages de cette dimension valent souvent beaucoup mieux que leur légende, de celles qui en font de purs opportunistes, des hommes de surface, bons nageurs et connaissant les courants. Et à lire cet ouvrage, le rédacteur de cette petite chronique est en pleinement convaincu. S’il est un fil conducteur à ce nouvel essai, c’est bien celui du secret qui jalonne tous les chapitres de cet ouvrage : secret de sa vie de famille, de ses liens avec son épouse, de celui de ses enfants, de sa façon de mener son ministère de police, de ses secrets et ses liens avec la noblesse d’Ancien Régime, secrets de l’argent et du financement sa police, secrets de sa propre police, son organisation, son action, sa doctrine, secrets enfin de sa relation attraction – répulsion, parfois soupçonneuse voire dangereuse avec Napoléon lui-même. Ce dernier l’accablera, par le truchement de Las Cases, dans son mémorial de Saint-Hélène.

Qui, autre que Fouché, peut nous donner à penser et à connaître d’autres époques dans lesquelles il a vécu en passant par la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration ? L’historien est un chasseur, il aime changer d’angle de tir. La précédente biographie réalisée par Emmanuel de Waresquiel semblait marquée du signe du sortilège puisque, dans l’exploration inopinée d’un fonds d’archives conservé dans la descendance d’un grand avoué parisien qui fut également l’exécuteur testamentaire du fils aîné de Fouché à la mort de ce dernier en 1862, l’auteur aurait probablement renoncé à l’écrire avant même de l’avoir commencée. A la lumière de ce qui est récemment passé entre ses mains, Fouché n’échappe pas à de nouvelles explorations. La Révolution l’a façonné. Il lui est resté fidèle. Sans elle, il n’aurait pas été ce qu’il a été. Il lui doit tout, de son mariage en 1792 à ses fidélités sentimentales. Tout y est entremêlé. Mais cette colonne vertébrale est irriguée de multiples réseaux sanguins, de multiples ramifications secondaires, peu visibles et qui pourtant, ajoutées bout à bout les unes aux autres forment une gigantesque toile d’informations. Emmanuel de Waresquiel trace trois lignes de force : l’argent ; les Antilles avec les affaires et le commerce colonial ; la franc-maçonnerie.

A COMME ARGENT

L’auteur avait précédemment découvert que Fouché avait fait fortune sous le Directoire et n’avait que peu de doutes quant à l’intégrité révolutionnaire du personnage lors de la Terreur. De nouvelles découvertes, en particulier des accusations contemporaines de la Convention thermidorienne, après la chute de Robespierre, viennent infirmer cela. Il s’agit de dénonciations anonymes issues des adversaires de l’ancien conventionnel en mission. Mais ces traces existent. L’une d’entre elles est envoyée de Nantes où Fouché, dépêché par la Convention en mars 1793, avait mis en place les structures de la future Terreur nantaise. On l’accuse de ses liens avec le port de Nantes, où il est quasiment né, de s’y être marié. On l’accuse aussi de s’être fait verser 6000 livres en or, assignats et argent. On retrouve de telles accusations adressées à la Convention par des citoyens de Nevers où il était également passé en octobre 1793. Difficile d’en conclure quelque chose, mais cela forme tout de même un faisceau. L’auteur de s’interroger : Fouché aurait-il été un de ces pourris que menaçait Robespierre à la veille de sa chute ?

Plus tard, sous le Directoire, Fouché est envoyé comme ambassadeur à Milan, puis à la Haye. C’est l’ambassadeur des Etats-Unis dans ce pays qui rend compte à son président, John Adams, comme quoi Fouché, bien que sur ses gardes et extrêmement irritable, lui prédit non sans pertinence une brillante carrière et qu’il pourrait faire un excellent ministre de la Police. Fouché, découvre Emmanuel de Waresquiel, aurait été également chargé de négocier un emprunt secret de 2 millions en or avec le gouvernement batave. Puis, il aurait quitté cette ville pour Paris avec cette somme sans que personne ne sache ce qu’elle ést devenue. De toute cette histoire, le principal intéressé ne souffle mot, bien entendu. Il aurait même, assure t-il dans ses Mémoires, crié famine sous le Directoire ! Voici un indice de plus, aussi mince soit-il mais réel.

C COMME COLONIES ET COMMERCE

Cela amène naturellement l’auteur à la seconde ligne de force qui structurent la vie, en partie double de Joseph Fouché, notamment celles des îles et du commerce colonial. Là encore, les indices restaient, jusqu’à présent, maigres mais tangibles. Les activités négrières de son père, les intérêts de la famille à Saint-Domingue, l’achat d’une petite plantation dans la région de Léogane, les attaques discrètes de Fouché, alors qu’il présidait le Club des amis de la Constitution de Nantes en 1791 contre Brissot et le club parisien des Amis des Noirs. De nouveaux éléments sont venus enrichir et étayer ce premier faisceau. Fouché a donc scrupuleusement suivi, sous la Révolution, les questions coloniales. Il est membre du comité de la marine et des colonies de la Convention nationale. Il l’est aussi, découverte nouvelle de l’auteur, de la commission créée en septembre 1794 et chargée de préparer un rapport sur la situation des colonies de la République, mais aussi d’organiser la confrontation entre les représentants des colons esclavagistes de Saint-Domingue et les commissaires abolitionnistes, envoyés dans l’île par la Convention en pleine révolte des Noirs. Fouché s’y montre très assidu et y siège à 114 reprises (sur 126 séances) de janvier à août 1795. Nul doute qu’à ces occasions, il ait discrètement défendu les intérêts des colons. Il est aussi proche de nombre de ténors de ce qu’on pourrait appeler, de nos jours, le lobby colonial, en particulier les frères Garat, mais aussi Benoît Louis Gouly, député de l’île de France (Maurice) à la Convention et qui avait fait toute sa fortune aux Antilles. C’est ce dernier, qui, fin juillet 1794, obtient sa réintégration au club des Jacobins dont Robespierre l’avait chassé en juin.

Quand Barras envoie Fouché à Milan en septembre 1798, ce dernier se fait accompagner par un jeune enseigne de vaisseau d’un peu plus de vingt ans, Victor Guy Duperré, le futur amiral et ministre de la Marine de la monarchie de Juillet. Duperré avait servi en 1795 à bord du même bateau que le jeune frère de Fouché, Julien. Ce n’est pas tout. L’auteur découvre aussi que Duperré était également lié d’intérêts au commerce des îles par son père, trésorier des colonies à La Rochelle, qui y avait fait fortune avant la Révolution, mais aussi son beau-frère, l’auteur des Liaisons dangereuses, Pierre Choderlos de Laclos, qui, on le sait, avait soutenu dans ses journaux, au début de la Révolution, la cause des colons esclavagistes comme le maintien du Code noir. Longtemps après la mort de Fouché, sous la monarchie de Juillet, Duperré devenu ministre de la Marine, défendra encore le principe comme le taux des indemnités accordées aux colons dépossédés de Saint-Domingue. Ce sont précisément ces mêmes indemnités distribués aux anciens planteurs de Saint-Domingue auxquelles Fouché a été étroitement mêlé comme ministre de la Police du Directoire, du Consulat et de l’Empire. Leur montant avait été officiellement réglé par plusieurs décrets de la Convention et par une loi du Directoire d’avril 1799. Ce qu’Emmanuel de Waresquiel nous révèle de novateur, c’est le rôle occulte que joua Fouché à cette occasion. Dans les comptes des dépenses secrètes de la police, une rubrique est consacrée aux secours extraordinaires aux colons, à leurs descendants ou ayants droit, au moins jusqu’en 1806. L’argent était alors distribué en dehors de tout contrôle législatif d’après des listes (perdues ou introuvables), que le ministre pouvait établir et dont il pouvait disposer à sa guise. 465.000 francs sont ainsi employés en ce sens en 1805 ! C’est encore et comme par hasard le ministre de la Police qui, à partir de cette date, sera chargé par Napoléon, cette fois officiellement, de la caisse de secours aux réfugiés et déportés des colonies. Et c’est encore ce même Fouché qui, en mars 1794, organisait à Lyon une fête géante en l’honneur de l’abolition de l’esclavage décrété par la Convention le mois précédent…

F COMME FRÈRE

Enfin, venons-en à la troisième filiation, Emmanuel de Waresquiel en décrit brillamment tous les arcanes, à quelques lecteurs savants, de retrouver des éléments nouveaux. Il s’agit de l’appartenance de Fouché à la franc-maçonnerie. Il y entre très tôt, dès 1788, alors qu’il est encore professeur de physique au collège oratorien d’Arras en se faisant recommander, grâce au préfet des études du collège, puis recevoir par le père Spitallier de Saillans, à la loge de Saint-Jean établie à l’Orient d’Arras. Dès lors, il ne quittera plus le Grand Orient de France dont le grand maître était alors le duc d’Orléans. C’était à l’époque la seule loge maçonnique qui laissait à ses membres une totale liberté de conscience et ne leur imposait aucune forme de croyance religieuse. Sous l’Empire, il deviendra l’un des dignitaires du Grand Orient (alors que Talleyrand reste Apprenti toute sa vie) avec le titre de grand officier d’honneur et de grand conservateur de la Grande Loge symbolique générale, de 1805 à 1813. Les attributions de cette dernière fonction étaient importantes puisque toutes les demandes de constitution, les certificats de maçons réguliers, les affaires contentieuses des loges passaient entre ses mains. La franc-maçonnerie est aux yeux de Fouché non seulement fondatrice, mais conservatrice des principes de la République. Il y croit et s’en sert. Ici aussi, nouvelle découverte de l’auteur, c’est l’affiliation de Fouché à la loge des Citoyens réunis devenue Cœurs unis en 1805, à l’Orient de Melun. Elle est pourtant logique. Melun est le sous-préfecture de la Seine-et-Marne, département dans lequel le ministre a considérablement investi en terres et en bois, dès la fin du Directoire. Le château de Ferrières, où il réside habituellement lorsqu’il n’est pas à Paris, s’y trouve. La loge de Melun est puissante, près de 80 membres en 1806. Elle est aussi contrôlée par des proches de Fouché, comme le premier président de le cour de justice de la ville, ou encore son chef de cabinet et secrétaire particulier au ministère de la Police de 1804 à 1810. Les filiations maçonniques, en tout cas celles de Fouché, révèlent parfois des surprises. On sait qu’il meurt en exil à Trieste, en décembre 1820. On l’enterre alors dans la crypte de la cathédrale San Giusto. Quand, cinquante-cinq ans plus tard, son fils cadet Athanase veut exhumer le corps pour le ré-inhumer dans le caveau familial du cimetière de Ferrières, il envoie à Triste un autre franc-maçon, ami de la famille et appelé à un avenir célèbre : Emile Combes.

C’est donc sous ces angles que l’historien «chasseur-enquêteur» a voulu reprendre, là où il l’avait laissé, il y a trois ans, son premier travail sur Joseph Fouché. Un travail immense, ciselé, cousu main, qui nous permet de saisir un peu plus la personnalité du ministre de la Police. Une poupée russe débouchant sur une seconde. Un livre à dévorer, digne d’un grand polar policier !

Bertrand Lamon © Clionautes