Ce livre qui paraît aujourd’hui en poche est d’abord paru en 2011. Il avait alors eu un certain retentissement. En effectuant une recherche sur internet, on retrouve d’ailleurs plusieurs extraits qui tendent à montrer que Christophe Guilluy a été un peu, pour 2012, le Emmanuel Todd de 1995, c’est-à-dire un intellectuel extérieur au jeu politique et dont les travaux d’un coup prennent une résonnance particulière.

Une séquence pédagogique sur Clio-Lycée

Utiliser le livre de C Guilluy « Fractures françaises » et le documentaire « La France en face »

http://lycee.clionautes.org/?p=494

Un livre qui donne à réfléchir

Il faut le dire d’emblée ; c’est effectivement un livre important, dont on pourra parfois nuancer ou critiquer quelques argumentaires mais il donne indéniablement à réfléchir et à penser ! Un bémol, qui lui a d’ailleurs été reproché sur des plateaux télé : c’est l’écriture du livre qui, sans être jargonnante, n’est pas d’une grande fluidité. Mais, en la matière chez les géographes, on connaît des cas plus prononcés. Et puis s’il n’ y a pas de fluidité, il n’ y a pas en même temps de difficulté à suivre son raisonnement.
En 11 chapitres donc, il oblige à revisiter certains de nos schémas de pensée. Il faut souligner aussi que de nombreux points pourront être utiles pour les cours sur la France et particulièrement en première. Il s’intéresse donc aux fractures françaises et il faut d’emblée rappeler quelques chiffres : 8 millions de Français sont considérés comme pauvres.

Une société qui s’analyse mal

C’est clairement annoncé dès l’introduction et Christophe Guilluy dynamite notre vision des banlieues et de la périurbanisation aussi. Il cherche aussi à réfléchir aux impacts d’une réalité ainsi dévoilée.
Nos représentations datent : on a glorifié, et on continue de le faire, les classes moyennes et la maison individuelle …seulement le contexte a changé. Au chapitre 6, il essaye de comprendre pourquoi une telle image se maintient : c’est justement peut-être en rapport avec la mondialisation et les inquiétudes qu’elle suscite. La maison individuelle pavillonnaire n’est plus forcément l’indice d’un bonheur accompli.  » le sentiment d’appartenance à la classe moyenne n’est plus seulement lié à un processus d’ascension sociale ou à un niveau de vie, mais à la volonté de se démarquer d’une autre France, celle des banlieues ».  » aujourd’hui, la poursuite de ce développement urbain révèle au contraire une société divisée ».
Il souligne un point simple mais décisif : dans les quartiers dits sensibles, les taux de rotation sont importants, et donc quand on compare les chiffres à deux dates différentes, on ne compare plus les mêmes populations ! On oublie aussi qu’il y a des personnes d’un certain âge dans ces banlieues.
La réalité, ce serait donc une grille d’analyse qui distingue une France métropolitaine avec 40 % de la population et une France périphérique avec 60 % de la population.

La mondialisation heureuse…pour certains

L’auteur s’intéresse aussi aux 40 % de Français en liaison avec les grandes métropoles. Mondialisation et métropolisation fonctionnent ensemble. Il traite également des grandes modifications qui affectent ces grandes villes à savoir la tertiairisation, la désindustrialisation ainsi que la gentrification. Il évoque l’appropriation des logements et insiste plusieurs fois sur cette  » violente conquête patrimoniale ». Tout un tas de population est repoussée loin des centres-villes. Ces populations se trouvent loin des foyers potentiels d’activité. Le fait d’habiter une ville n’inclut pas dans cette France et l’auteur prend plusieurs exemples où l’on constate des petites villes déconnectées et donc qui sont à adjoindre à la France périphérique. Il montre que les métropoles sont le lieu de promotion du multiculturalisme. Le propos est souvent dur :  » l’objectif de mixité est essentiellement plébiscité par les couches supérieures, c’est-à-dire celles qui pratiquent le plus l’évitement ».

Le peuple, l’immigration et les discours

On a souvent plaqué les analyses anglo-saxonnes sur les ghettos alors que le contexte est différent. L’auteur propose un passage très intéressant sur la position du « petit blanc » dans les cités, auparavant et aujourd’hui. On pourra peut-être critiquer le raisonnement qui donne l’impression d’un bel autrefois de l’intégration des étrangers en France. Les chiffres disent en tout cas que 85 % des ménages pauvres ne vivent pas dans les quartiers sensibles. Dans toutes les régions, pauvres ou riches, les taux de pauvreté les plus élevés sont ceux des zones rurales. Il existe une « sous-consommation » de RMI en milieu rural. Depuis la fin des années 90, plus de 80 % des ménages arrivant dans les campagnes ont des revenus modestes, c’est-à-dire sont éligibles au parc social.

Et la politique dans tout ça ?

A plusieurs reprises, l’auteur souligne que toute une partie de la population française a disparu des radars, ce qui contribue à diffuser une image fausse de la réalité française. Pourtant, cette France « périphérique » c’est, répétons-le, 60 % des Français. Christophe Guilluy n’élude pas la question politique qui lui est corrélée, en consacrant par exemple un chapitre à la position de la gauche et plusieurs développements au front national. Il avance l’hypothèse que l’intelligentsia a eu tendance à stigmatiser le peuple et à le présenter comme raciste. De même,  » la réduction de la France pavillonnaire à l’équation pavillon = beauf révèle … un mépris de classe « .
Page 170, il propose des analyses sur les victoires électorales de la gauche et le propos est cinglant :  » la gauche est forte là où le peuple est faible » et elle gagne des élections où le taux d’abstention est fort parce qu’il est le fait de cette France périphérique en partie invisible. Il souhaite également souligner que pour lui l’élection de 2007 a été marquée par le critère de l’origine des électeurs comme variable d’explication du vote.
A la fin de son livre, Christophe Guilluy appelle à la fin des micros débats droits gauches du type « vélo ou bus ». Il espère que le changement de génération peut aussi ouvrir d’autres pistes, car le consensus politique et social reposait sur la génération des baby-boomers et sur la classe moyenne.

Au total, c’est indéniablement un livre à lire, à annoter et à poursuivre avec d’autres lectures. On comprend pourquoi il a pu avoir du retentissement lors des présidentielles, car il livre une autre analyse de la société française qui a le mérite de considérer tout le monde. C’est donc un ouvrage d’une géographie profondément humaine que Christophe Guilluy livre ici.

© Jean-Pierre Costille, Clionautes.