Sur fonds de guerre d’Algérie comme trame historique, l’auteur nous livre sa propre autobiographie et tente de connaître, plus de quarante ans après les faits, la vérité sur sa naissance. Son enquête le mène tout d’abord en Algérie où il retrouve, après bien des vicissitudes, sa mère. Elle lui avoue qu’elle a été, durant le conflit, violée par des militaires français lors de plusieurs séances de torture.

C’est le récit d’un passé douloureux, d’un viol commis en 1959. Cette année là, les événements d’Algérie, une guerre qui ne dit pas son nom, fait rage. Les soulèvements de ce département français ont pourtant été nombreux. Surtout celui de mai 1945, particulièrement violent et dont toutes les mémoires, qu’elles soient européennes ou autochtones gardent à l’esprit. Ce témoignage dont nous prenons connaissance n’est donc que la suite terrible d’un conflit larvé. Né d’une mère algérienne violée par des militaires français en 1959, Mohamed GARNE ouvre son récit sur la pénombre la plus totale d’un cagibis de cage d’escalier lui faisant office d’abris. Séparé de sa mère à sa naissance, l’enfant se retrouve transbahuté chez une nourrice, à Alger et y passe ses premières années dans des conditions d’hygiène et psychologique déplorables. Atteint de rachitisme, enfermé à double tour nuit et jour dans sa geôle, l’enfant devient vite un rebut que l’on nourrit parce l’on est payé pour çà. C’est un véritable enfer. Coups, privations, vexations en tout genre scandent ses quatre première années. A cet âge, l’enfant ne sait toujours pas se tenir debout et n’a jamais vu la lumière du jour. Un véritable calvaire. Retour sur deux vies brisées. Celle de sa mère et la sienne. Après la bataille d’Alger menée par le général MASSU, son successeur, le général CHALLE est nommé à la tête du commandement militaire en Algérie. L’armée française met alors au point le plan « Challe » combinant deux phases distinctes : d’une part, asphyxier les maquis du FLN qui résident dans les massifs montagneux et, d’autre part, entamer une politique de pacification en créant des centres de regroupement à destination des populations situées dans les zones rurales les plus éloignées. Ces opérations devraient ainsi isoler et priver les unités du FLN de leur principale source d’approvisionnement et de soutien.
Les opérations débutent en août 1959. Les massifs montagneux, dont l’Ouarsenis, sont systématiquement bombardés et investis par l’armée française. C’est dans ces conditions que Kheïra, mère de Mohamed GARNE, trouve refuge sur un arbre calciné mais devient captive de l’armée française. Elle se retrouve au camp de regroupement de Theniet el-Haad, situé à 70 km au sud-ouest d’Alger. Elle rejoint le million de paysans regroupés par l’armée française. Au même moment, un jeune inspecteur des finances dresse un constat accablant de la situation sanitaire de ces camps. Il se nommait Michel ROCARD. La jeune femme devient vite la proie de quelques militaires qui la soumettent à la torture. Elle a été en effet faite prisonnière près d’un maquis et ses geôliers la soupçonnent de connaître le nom du chef de la wilaya. Les interrogatoires s’enchaînent donc avec violence. Coups, supplice de l’eau, « gégène » et, pour finir, viol. A plusieurs reprises. Une histoire tragique dont l’historienne Raphaëlle BRANCHE a exhumé, par le biais de ses travaux, notamment lors de la parution de son livre, en 2001, la pratique de la torture par une partie de l’armée française. Pourtant, cette très jeune femme va néanmoins donner naissance, en avril 1960, à un garçon dénommé Mohamed. Le nourrisson devient rapidement rachitique et ses chances de survie son maigres. Il est aussitôt séparé de sa mère par les autorités militaires et confié à une nourrice dont nous avons vu, précédemment, ce qu’il advint. Après un an de sévices, Mohamed trouve le chemin de l’hôpital Saint-Cyprien des Attafs, près d’Alger. Le diagnostic tombe, implacable : fracture du crâne, somnolence. Il est ensuite placé dans une famille d’accueil jusqu’en 1965. Puis, il est adopté par un couple d’intellectuels algériens. La femme, dont l’identité est tenue secrète, est un écrivain célèbre ; Le mari, à la stature d’un lutteur, est metteur en scène. La famille réside en région parisienne jusqu’en 1975 où le mari, devenu alcoolique, livre sans ambages à l’enfant qu’il n’est pas son père. Le choc. En 1985, ses parents adoptifs divorcent et Mohamed, livré à lui-même, retourne à l’orphelinat Saint-Vincent-de-Paul, à Alger, durant dix longues années ponctuées de fugues.
Le récit nous emmène peu à peu dans les ruelles tortueuses d’Alger. Avec entêtement, il part à la recherche de celle qui lui a donné vie. Mohamed GARNE écume les archives de la ville, sans succès. Ce sont finalement des voisins qui vont le mettre sur la piste tant recherchée. Sa mère se ferait surnommée la « louve » et vivrait complètement recluse…entre les tombes du cimetière de Sidi Yahia. Le choc des retrouvailles est homérique. Après de longues palabres et plusieurs visites, l’auteur apprend que son père serait en réalité un certain Abdelkader BENGOUCHA, héros de la guerre d’indépendance. Ce chef de maquis avait bâti un véritable village retranché, à moitié souterrain dans une forêt située à plusieurs jours de marche de la première présence humaine. Tout était organisé afin d’y faire vivre plusieurs dizaines de personnes, familles comprises. Ancien soldat ayant été mobilisé en France en 1939, il y avait appris les rudiments militaires de survie. Et les avait appliqué dans sa wilaya.

LA JUSTICE A PARIS

Mars 1991, Mohamed GARNE, après bien des vicissitudes professionnelles et familiales – on assiste à quelques digressions intéressantes sur l’Algérie du début des années quatre-vingt dix – engage une procédure pour connaître enfin la vérité sur son père devant le tribunal de Theniet el-Haad à Alger. Au cours de l’audience, sa mère Kheïra avoue qu’Abdelkader Bengoucha, avec qui elle avait été bien mariée, n’est pas le père de Mohamed. Coup de massue supplémentaire car sa mère avoue avoir été violée par des soldats français. Même après des années le conflit, la mère de Mohamed GARNE reste toujours suspecte au yeux du public qui assiste, incrédule, à ces histoires d’un « autre temps ». Sa disparition du village a été vécue comme une trahison. Le combat ne s’arrête pas là. Cette fois-ci, il porte son combat devant la cour d’appel d’Alger et la Cour suprême. Mais c’est en France que Mohamed GARNE tente son va-tout pour faire éclater la vérité. Après s’être installé à Paris (dans des conditions ubuesques avec femme et enfants), il décide de contacter un avocat et lui raconte son histoire. Mais la justice, entre temps, est passée par là. Les événements qui ont eu court durant la guerre d’Algérie sont désormais prescrits dans le meilleurs des cas. Amnistiés bien souvent. L’avocat décide cependant d’abattre une dernière carte et saisi le tribunal des pensions. Mais c’est l’échec. Mohamed GARNE est débouté. Nous sommes en mars 2000. L’homme n’en reste pas là et fait appel devant la cour régionale des pensions. L’atmosphère est pesante, le décorum spartiate. Cependant, la cour désigne un expert psychiatre ayant mission de déterminer ou pas un quelconque trouble psychique qu’a développé Mohammed GARNE suite au viol de sa mère. C’est chose faite quelques jours plus tard. L’expert estime qu’il y a bien une relation de cause à effet et impute cette responsabilité à l’Etat français. Le 22 novembre 2001, soit plus de quarante an après les faits, la cour accorde à Mohamed GARNE, à titre de réparation, une pension de 945 francs par mois. On ne peut s’empêcher de penser, à la lecture de cet ouvrage, à la thèse de « brutalisation » de la guerre démontrée par George MOSS voici quelques années. On se référera également aux études et travaux de Raphaëlle BRANCHE ayant démontré que les pratiques de la torture et des viols parvenus à la hiérarchie militaire furent fermement sanctionnés. Cependant, bien des années après cette guerre, le silence des victimes reste le témoignage le plus âpre de cette guerre.