Nul n’était plus qualifié que Jean Vigreux pour nous proposer cette étude, modestement qualifiée d’essai, dont le thème original nous conduit bien plus loin qu’il n’y paraît dans la connaissance de François Mitterrand, dans celle des origines profondes de l’union de la Gauche, dans celle de l’ancrage territorial d’un homme politique, dans celle de la constitution de ses réseaux, dans celle encore de la mémoire de la Résistance sur un espace où elle fut particulièrement active et terriblement réprimée.
Un auteur qui connaît son sujet !
Qualifié, Jean Vigreux l’est à plusieurs titres : il connaît l’histoire de la Gauche (Waldeck Rochet. Une biographie politique, et une récente Histoire du Front populaire, L’échappée belle), et plus particulièrement celle du communisme rural ; il connaît François Mitterrand (il a rédigé l’appareil critique de l’ouvrage de Mitterrand Le coup d’Etat permanent dans le tome 2 des Œuvres complètes de François Mitterrand) et l’histoire politique de la France (il est l’auteur du volume Croissance et contestations 1958-1981 dans l’Histoire de la France contemporaine au Seuil) ; il est aussi un spécialiste de l’histoire de la Résistance, particulièrement dans la Nièvre et dans le Morvan : il a rédigé une solide préface historiographique qui ouvre la réédition de la thèse de Jean-Claude Martinet, Histoire de l’Occupation et de la Résistance dans la Nièvre ; il est l’actuel Président de « Morvan, Terre de Résistances – ARORM », qui réunit depuis 2014, le musée de la Résistance en Morvan installé dans la Maison du Parc naturel régional du Morvan à Saint-Brisson, les Chemins de mémoire aménagés dans le massif et et le mémorial de Dun-les-Places, inauguré par le président de la République en juin 2016. Ajoutons enfin qu’il est le fils de l’historien Marcel Vigreux, cofondateur avec l’historien Jean-René Suratteau de l’Association pour la Recherche sur l’Occupation et la Résistance en Morvan (ARORM), puis du musée de Saint-Brisson.
Ses compétences croisées lui permettent de développer une thématique originale et riche de contenu. En cinq chapitres l’étude traite du « parachutage » politique de Mitterrand dans la Nièvre, puis de son enracinement dans la partie morvandelle du département ; de son attachement pour la région, que lui renvoie assez vite une population qui vote de plus en plus massivement pour lui ; de la manière dont la Nièvre a servi de champ expérimental à la stratégie politique de Mitterrand ; des attentions fortes portées par le président à ce qui devient, au double sens du terme, sa terre d’élection ; enfin de la place de la Nièvre et du Morvan dans la commémoration et la célébration de la mémoire de la Résistance, de l’Occupation et de la répression dans cet espace rural.
Un « parachutage » politique réussi dans la Nièvre
Désireux de mener une carrière politique, François Mitterrand suit les conseils d’Henri Queuille, chargé des questions électorales au parti radical et d’Edmond Barrachin, principal fondateur du Parti républicain de la liberté, situé très à droite sur l’échiquier politique français à la Libération. Il arrive dans la Nièvre et se présente aux élections législatives de novembre 1946. Il découvre le département, met en place assez rapidement une liste, en faisant équipe avec trois colistiers qui sont des notables locaux auprès desquels il a été introduit par ses mentors, et qui bénéficient eux-mêmes de solides réseaux. Il fait une campagne électorale rapide, développant dans les chefs-lieux de canton un programme de droite, hostile au tripartisme, et anticommuniste. Logiquement il est opposé à une liste MRP, à une liste SFIO et à une liste communiste. Le Parti communiste reste en tête dans le département, mais il perd un siège au profit de la nouvelle liste conduite par François Mitterrand qui est élu avec plus de 25 % des voix. Ainsi ce parfait inconnu a réussi a gagner 30 000 voix en une campagne éclair. Il s’est beaucoup déplacé, il a su parler aux habitants des problèmes qui étaient les leurs (les adductions d’eau, les pâtures municipales, les industries à implanter) ; il a su utiliser la presse, en reprenant en 1948 un ancien périodique nivernais Le courrier de la Nièvre qu’il dirigera pendant 30 ans.
En octobre 1947 il échoue dans la conquête de la mairie de Nevers, mais il devient conseiller municipal d’opposition. En 1949, il est élu dès le premier tour avec 52 % des voix, conseiller général du canton de Montsauche, après avoir battu le sortant communiste. Il le restera jusqu’en 1981, et pourra travailler à la reconstruction des villages brûlés et pillés en 1944, Montsauche et Planchez, mais aussi au développement économique du canton ainsi qu’à l’électrification et l’adduction d’eau potable. Il suit également de près la reconstruction du village martyr de Dun-les-Places. En 1959 il est élu sénateur de la Nièvre et est élu, la même année maire de Château-Chinon. Il le restera jusqu’en 1981. En 1964 il devient président du Conseil général de la Nièvre, et il le restera aussi jusqu’en 1981.
Afin d’être éligible, il a loué jusqu’en 1958 une maison dans la Nièvre, puis il a acheté sur la commune de Planchez-en-Morvan un terrain sur lequel il s’est creusé un étang. Ministre de la Quatrième république à de nombreuses reprises, puis homme politique d’envergure nationale, il demeure élu local dans la Nièvre, et doit donc apprendre à gérer son emploi du temps entre Paris et la province.
La Nièvre, un laboratoire politique pour réaliser l’union de la gauche face au gaullisme
Mitterrand est un opposant total à de Gaulle, dès son retour au pouvoir en mai 1958. Lors des élections législatives de novembre 1958, il se présente dans la deuxième circonscription de la Nièvre, Clamecy-Château-Chinon, c’est à dire dans la partie morvandelle du département. C’est une campagne difficile, dans laquelle il doit affronter un candidat gaulliste, un candidat communiste et un candidat socialiste, de surcroît grand résistant et médecin de campagne. Au second tour François Mitterrand refuse de se désister pour ce candidat et obtient le soutien des communistes. Il est battu. Il demeure conseiller général et reprend son métier d’avocat. A l’occasion des élections sénatoriales d’avril 1959, il obtient le vote et grands électeurs communistes.
Mitterrand s’emploie à fédérer les oppositions au gaullisme, réunissant en septembre 1959 à Château-Chinon plus de 2000 convives un banquet républicain, où il en appelle à l’unité des forces républicaines. Réélu député en novembre 1962, il abandonne son siège de sénateur.
En mai 1966 la FGDS de la Nièvre et créée, première étape d’un rassemblement de la gauche. Dans la perspective des législatives de mars 1967, il signe un accord entre la FGDS et le Parti communiste, accord ensuite élargi au PSU. Il est élu au premier tour avec plus de 56% des voix. Dans la Nièvre, François Mitterrand opère le rapprochement de toutes les forces de gauche dispersées. C’est d’abord à Château-Chinon qu’il a pratiqué et théorisé l’union de la Gauche.
Elu président de la République, ayant obtenu dans la Nièvre des résultats exceptionnels (de 60 % à 70 %), il abandonne ses mandats locaux, mais reste encore deux ans membre du conseil municipal de Château-Chinon.
Un président fidèle à sa terre d’élection
Maire, conseiller général, député, François Mitterrand est très attaché à son espace nivernais. Maire de Château-Chinon, il s’emploie à développer cette petite ville, en aménageant un terrain de sport, en faisant construire un collège, un centre des impôts, une poste, une gendarmerie. Il favorise également l’installation d’une usine textile, se montre soucieux de l’environnement en interdisant tout autre matériau pour les toitures de la ville que l’ardoise. Soucieux également de défendre la culture morvandelle, il participe à la fondation de l’Académie du Morvan, ainsi qu’à une Association régionale du Morvan qui préfigure le futur parc naturel régional, avec des élus des quatre départements (Yonne, Nièvre, Côte-d’Or, Saône-et-Loire) de toute obédience politique. En 1972 et en 1976 il organise de grandes fêtes à Château-Chinon avec la présence d’artistes de renommée nationale et internationale.
Il tisse un réseau d’amitiés locales qui lui assure non seulement des réélections faciles, mais aussi des moments de réflexion sur la place d’un département enclavé, d’une région parfois loin des décisions politiques menées par l’Etat et ses préfets. Il s’emploie à faire de la Nièvre le laboratoire d’une déconcentration, en avance sur la décentralisation des années 1980. Il se bat pour davantage de pouvoirs aux élus face à la puissance du préfet qui est le véritable maître du conseil général.
Président de la république, François Mitterrand apporte un soin particulier aux nominations des préfets et sous-préfets du département de la Nièvre. Il effectue plusieurs visites officielles dans le département : pour exercer son devoir électoral, pour procéder à des inaugurations, remises de décorations, des commémorations. Il multiplie les preuves de son attachement à la région où il a commencé sa carrière politique. En 1986, il inaugure à Château-Chinon, le musée du septennat, agrandi en 1988 pour accueillir les cadeaux du second septennat. Certains voyages marquent des réalisations importantes pour le département : infrastructures de transport visant à le désenclaver, circuit automobile de Magny-Cours, scierie moderne de Sougy, inspirée des modèles finlandais, afin d’éviter que le bois, issu des forêts de la Nièvre et du Morvan, soit exploité comme une matière première. Il inaugure le Centre d’impression de l’armée de terre à Château-Chinon, en 1988. Jean Vigreux parle d’un » clientélisme fort et assumé » mais observe qu’il s’agit aussi d’une revanche sur le passé récent du département qui est resté à l’écart des dotations de l’Etat, parce qu’il était le département de Mitterrand, opposants au régime gaulliste.
En 1983 il inaugure le musée de la Résistance en Morvan, dans la maison du parc naturel régional du Morvan, et il décide de proclamer le site de l’oppidum gaulois de Bibracte, au sommet du mont Beuvray, site national. Les travaux aboutissent en 1995 à l’inauguration du musée de Bibracte, en compagnie de Jacques Lang et de Jacques Toubon, ministre de la culture. En 1988 il inaugure « L’Homme du futur », un bronze monumental de César Balduccini, à Clamecy, et la fontaine animée et coloré de Nicky de Saint Phalle et Jean Tinguely, à Château-Chinon
Le président est toujours resté en lien direct avec la Nièvre. Il fait suivre les affaires de ce département par son chef de cabinet, ainsi que par Pierre Bérégovoy, puis par Michel Charasse. « Ce sont plusieurs centaines de millions de francs qui sont injectés dans le département, y compris des fonds spéciaux de l’Elysée : cela relève aussi une d’une gestion discrétionnaire de l’argent public pour entretenir son fief ».
François Mitterrand et la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale
La Nièvre a été une terre de résistance, et le Morvan un espace de moyenne montagne dans lequel de nombreux maquis furent actifs et reçurent une aide conséquente de la part des forces alliées, en hommes et en matériel. Les populations nivernaises et morvandelles furent terriblement réprimées par l’occupant durant l’été 1944. Jean Vigreux rappelle utilement que François Mitterrand ne fut pas seulement l’homme de Vichy que ses opposants aiment à dépeindre mais qu’il » fait partie de cette minorité de français qui ont choisi la Résistance, alors que la grande majorité (s’était) détachée de Vichy, mais (restait) attentiste« . Mitterrand s’est donc attaché à ancrer, à organiser, puis à transmettre la mémoire de la Résistance.
Entre 1945 et 1949, son objectif est d’ancrer le souvenir de la Résistance et d’éviter qu’il soit monopolisé par les gaullistes et les communistes. Le nouvel élu de la Nièvre s’emploie à magnifier la Résistance et les victimes de la guerre, participant alors à la vision d’une France unie dans la Résistance, celle du « mythe résistancialiste ». Il suit de près la reconstruction des villages martyrs détruits au cours de l’été 1944 et rend hommage aux fusillés et victimes du village Dun-les-Places. Dans les années 1950 et 1960, il travaille à organiser le rituel de la fidélité à la Résistance. Il noue des amitiés solides avec d’anciens responsables de la Résistance locale, il se rend chaque 26 juin à Dun-les-Places pour rendre hommage aux victimes de la barbarie nazie. Il se rapproche des communistes et célèbre la résistance communiste. Il soutient activement le projet d’un musée de la Résistance dans le Morvan. Il « apporte son aide chaleureuse et amicale » à une équipe d’universitaires qui lance plusieurs travaux de recherche sur la région, en associant les acteurs et témoins de l’époque, en particulier d’anciens chefs de maquis. L’Etat finance 50 % de la construction du musée que Mitterrand vient inaugurer.
Lorsqu’il est président, François Mitterrand s’attache à transmettre la mémoire de la résistance au niveau national.
« Dans la Nièvre, François Mitterrand fut un bâtisseur. Il a impulsé le désenclavement du département ; il a initié le tourisme vert et culturel qui irrigue encore aujourd’hui le Morvan (…) La Nièvre a constitué un lieu d’expérience, un laboratoire politique ouvrant sur une autre échelle. »
© Joël Drogland