L’avalanche de publications, d’émissions radio et télé célébrant le 2e anniversaire de l’accession au pouvoir de José Bergoglio, devenu Pape sous le nom de François le 13 mars 2013, confirme l’intérêt souvent enthousiaste de l’opinion publique pour le souverain pontife , en particulier en dehors de la sphère catholique Une première salve de publications avait célébré l’accession au trône de François et surtout, sa première année de gouvernement. Pour la seule production française, citons l’ouvrage de la journaliste de La Croix Isabelle de Gaulmyn, François, un pape pour tous, Le Seuil, 2014, celui de l’ancien correspondant à Rome de La Croix, Frédéric Mounier, Le printemps du Vatican, Bayard, 2014 ou encore celui de la journaliste Christiane Rancé, Un pape parmi les autres, Albin Michel, 2014.. En regard de la couverture médiatique du pontificat de son prédécesseur, Benoît XVI, ses faits et gestes sont en effet scrutés avec une étonnante bienveillance : aucune de ses prises de position, y compris les plus « conservatrices », n’a suscité, pour l’instant, la moindre critique. C’est le cas du discours qu’il a prononcé devant le Parlement européen le 25 novembre 2014 dans lequel il réaffirmait avec forces les valeurs morales du catholicisme, notamment la condamnation de l’avortement et de l’euthanasie : « Lorsque la vie n’est pas utile (…), elle est éliminée sans trop de scrupules, comme dans le cas des malades en phase terminale, des personnes âgées abandonnées et sans soin ou des enfants tués avant de naître »Cité dans Cécile Chambraud, « Le pape appelle à un sursaut d’une Europe vieillie », Le Monde, 26 novembre 2014. .
Marco Politi, journaliste à Il fatto quotidiano et fin connaisseur du Vatican et de l’Église italienne, Il est notamment l’auteur d’un best-seller mondial sur le pontificat de Jean-Paul II coécrit avec Carl Berstein, Sa Sainteté Jean-Paul II et la politique cachée de notre époque, Plon 1996. , compte assurément parmi les plus fervents admirateurs de José Bergoglio. Mais l’enthousiasme de Politi sur les réformes entreprises est loin d’être unanime. L’auteur, plutôt classé à gauche, tant est que ce terme ait un sens pour l’Eglise, met en effet en évidence les luttes internes de plus en plus âpres suscitées par les réformes entreprises par François, et cette plongée dans les coulisses d’un Vatican en proie à des luttes d’influence dont on méconnait souvent la violence constitue assurément le principal intérêt de ce livre.
L’auteur rappelle d’abord opportunément que François est devenu pape à la suite de la démission de son prédécesseur, Benoît XVI, démission qu’il qualifie un peu bizarrement de « coup d’État » et qu’il faudrait plus justement considérer comme un acte révolutionnaire (chapitre 3). Éclaboussé par les scandales (mise en cause à répétition de clercs pédophiles dont les agissements ont été largement couverts par leur hiérarchie, scandale Vatileaks, malversations de l’Institut pour les Œuvres de la Religion, la banque du Vatican), incapable de mener à bien la réforme de la Curie qu’il juge nécessaire, Joseph Ratzinger a donc choisi de renoncer à sa fonction le 11 février 2013 après 8 années d’un pontificat marqué par une orientation très conservatrice. Cet acte pour lequel « il restera dans l’histoire » conduit, selon l’auteur, à démythifier durablement la charge papale et à archiver « l’icône surnaturelle du pontife monarque éternel – jusqu’à ce que la mort survienne – infaillible, car entouré d’une cour prête à jurer qu’il ne se trompe jamais » Marco Politi, François parmi les loups, Editions Philippe Rey, 2014, p. 44. . Si Politi s’enthousiasme pour cette décision de Benoît XVI qui a ouvert la voie à un « pontificat à durée déterminée », celle-ci plonge cependant la Curie et un certain nombre de fidèles dans le désarroi.
Un pape du bout du monde
C’est donc dans une « Rome sans pape, où est présent l’ancien pape » Ibid., p. 47. que les cardinaux électeurs affluent pour élire un nouveau souverain pontife. L’avant-conclave, particulièrement long, permet de jauger les forces en présence, et par conséquent, de faire émerger les différents papabili. Il permet aussi et surtout de progressivement définir les qualités dont devra être pourvu le nouveau pape pour gouverner l’Eglise et le programme sur lequel il sera élu. Les points sur lesquels tous les cardinaux électeurs ou presque s’accordent portent sur la remise en ordre des finances du Vatican et de l’Eglise et la réforme de la Curie, jugée mal organisée, peu efficace et trop italienne. La plupart souhaitent également, selon l’auteur, un pape non italien, capable de rééquilibrer « le rapport entre le Saint-Siège et les conférences épiscopales. Ils attendent du futur pontife qu’il consulte plus souvent et plus régulièrement les évêques » . Ibid., p. 55-56 Autrement dit, que le pape mette en œuvre la « collégialité » affirmée cinquante ans plus tôt par le concile Vatican II. Il y a sans doute ici une part de surinterprétation de l’auteur car si beaucoup de prélats ont pu regretter l’isolement dans lequel s’était enfermé Benoît XVI, il n’est pas certain que la majorité des cardinaux, nommés par Jean-Paul II ou par Benoît XVI, deux papes qui ont accentué la centralisation de l’Eglise, aient souhaité une évolution de l’Eglise en ce sens.
Tous sont cependant unanimes à vouloir élire un « homme de gouvernement », capable de donner un cap clair à une Eglise qui compte 1,5 milliards de fidèles. Soutenu par les électeurs d’Amérique et les évêques réformateurs d’Europe, Bergoglio, qu’aucun vaticaniste n’avait considéré comme papabile, l’emporte au cinquième tour de scrutin. Il semble que le discours qu’il a prononcé, sans note, le 7 mars à la moitié des congrégations générales, ait fait forte impression sur les cardinaux : il y plaidait pour une « Eglise qui sort d’elle-même pour aller vers les périphéries, non seulement géographiques, mais existentielles ». Il y affirmait qu‘une Eglise refermée sur elle-même « devient malade », il y dénonçait encore « l’autoréférentialité, une sorte de narcissisme théologique » qui conduit l’Eglise à vivre « en soi, pour soi, et de soi » Ibid. p. 60.. Autrement dit, selon l’auteur, il prenait l’exact contre-pied de l’orientation conservatrice du pontificat de Benoit XVI qui consistait à camper sur une « position défensive de l’identité chrétienne » qu’il fallait défendre contre « une horde de spectres, relativisme, matérialisme, libertinage, syncrétisme, nihilisme, consumérisme, athéisme, individualisme…. » Ibid. p. 37..
Le pape, ce héros
Premier pape jésuite de l’histoire de l’Église, Bergoglio est aussi le premier souverain pontife à venir du Nouveau monde et le premier à avoir été en charge, en tant qu’archevêque de Buenos Aires, d’une métropole mondiale largement sécularisée, en proie à des inégalités sociales croissantes. D’emblée, il étonne par sa gestuelle, par son parler « immédiat, presque populaire » et par son refus de porter les signes distinctifs de la monarchie pontificale (mules rouges, port d’une simple tunique blanche, croix pectorale en fer et non en or…). Il choisit également de résider, non dans les appartements pontificaux, mais de rester à la résidence Sainte-Marthe, l’hôtel du Vatican, où il mange au réfectoire, prend l’ascenseur, discute avec les hôtes de passage. Pour Politi, ce style qui choque les Romains les plus attachés à la sacralité du pouvoir pontifical, serait au service d’un dessein réfléchi : « démonter le caractère impérial de la papauté, cet absolutisme césarien, quasi divin, nourri par l’aura de l’infaillibilité, sédimenté au cours des siècles à la cour papale et que résume le titre des successeurs de Pierre : souverain pontife » Ibid., p. 68.. Il est conforté dans son analyse par la création d’un groupe de travail chargée de conseiller le pape. Celui-ci comprend 8 cardinaux originaires des 5 continents représentant les différentes sensibilités dans l’Église. Si François s’entoure de conseillers, il n’en prend pas moins seul ses décisions. C’est donc sans doute aller au-delà de la pensée du pape que de voir dans la création de ce conseil « des prémisses pour dépasser le modèle de monarchie absolue de l’Église et de lui donner une structure communautaire dans laquelle les épiscopats participent à la détermination des stratégies de l’Église catholique, notamment sur la manière de faire vivre la foi » Ibid., p. 73..
Néanmoins, il s’agit là d’une réforme qui constitue un contre-poids au pouvoir de la Curie que beaucoup de prélats en dehors de Rome jugent excessif. François entend également mettre un terme aux pratiques « policières » de la Curie et à « la manie des dénonciations pour manquement à l’orthodoxie depuis les quatre coins du monde » . « Je crois que ces cas peuvent être traités par des conférences épiscopales locales à qui Rome peut fournir une aide pertinente » Ibid. p. 59.. Dans le même temps, il entame une réforme de l’administration centrale dont il confie la direction à son nouveau secrétaire d’État, le diplomate Pietro Parolin, nommé en remplacement du très décrié Mgr Bertone. C’est, selon Marco Politi, le premier acte de la Révolution entreprise par François.
Second acte, le pape entreprend une réforme d’envergure de l’IOR dont les agissements continuent de défrayer la chronique au début de son pontificat (accusation de corruption, versements de pots-de-vin aux partis politiques, collusion avec le parti de Berlusconi, blanchiment d’argent, arrestation du chef de la comptabilité de l’Administration du patrimoine du Vatican, Mgr Scarano…). Il fait notamment appel à un cabinet d’audit extérieur Ernst &Young, pratique peu courante dans l’Église, pour mettre un terme définitif aux pratiques douteuses de l’IOR. Il contraint également à la démission les évêques dont la gestion financière n’est pas irréprochable et entend mettre un terme définitif aux pratiques affairistes de certains membres de l’Eglise italienne, dont certains entretiennent des rapports troubles avec la mafia.
Troisième acte, et non des moindres, il convoque un Synode extraordinaire sur la famille dont le déroulement en deux temps (automne 2014 et automne 2015) doit permettre de traiter les questions éthiques et pastorales qui polarisent les forces intellectuelles de bien des membres du clergé depuis plusieurs décennies : la question des divorcés-remariés dans l’Eglise, celle de l’accueil des homosexuels, celle encore de la contraception et de l’avortement, celle des familles monoparentales…. Car si « la doctrine est connue », force est de constater que les fidèles sont loin de l’observer. C’est ce que révèle le questionnaire à l’initiative du pape envoyé dans chaque diocèse en octobre 2013 : les réponses des catholiques confirment un écart important entre la doctrine, en particulier la doctrine sexuelle, et l’expérience vécue par les gens. Elles révèlent aussi une divergence entre les catholiques occidentaux et les catholiques asiatiques et africains plus respectueux de la doctrine traditionnelle.
« Un pape qui ne fait pas le pape »
En contraignant les évêques, longtemps laissés à l’écart de toute décision, à s’impliquer dans ces débats brûlants à l’occasion de ce Synode extraordinaire, François fait sortir les loups des bois. De Rome même, de nombreuses critiques au plus haut niveau de la Curie s’élèvent contre toute évolution sur ces questions de morale sexuelle ou sur la question de la communion aux divorcés remariés. Marco Politi évoque les principales figures de cette fronde dans un chapitre intitulé « la guerre des cardinaux »: Mgr Müller, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (ex-Saint Office), le préfet du tribunal de la Signature apostolique, Mgr Raymond Burke ou Mgr Piacenza à qui François a retiré la direction pour le Clergé pour le muter à la Pénitencerie apostolique s’opposent ainsi ouvertement dans les medias au pape. L’auteur cite encore Mgr Fisichella, une des figures majeures de ce courant conservateur pour qui les principes de la loi naturelle et de la morale sexuelle sont des principes non négociables. Il oublie le guinéen Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, dont les propose sont aussi très vifs. Ces oppositions frontales à la politique pontificale sont extrêmement rares dans le milieu feutré de la Curie : elles dénotent de tensions fortes, mais aussi et surtout de l’isolement du pape à Rome au sein d’uns structure ecclésiastique qu’il ne pourra modifier que progressivement. François devra d’autant plus tenir compte de cette opposition que ces cardinaux bénéficient de puissants relais aux Etats-Unis comme en Europe et encore plus en Afrique et en Asie : les catholiques conservateurs, depuis quelques mois, font entendre leurs critiques, convaincus que le choix de donner la priorité aux questions pastorales et non aux questions doctrinales constitue une erreur majeure. Politi consacre d’ailleurs un chapitre entier à ces « ennemis de François » (chapitre 13) où il met en évidence l’extrême réactivité de ces réseaux, en particulier sur Internet. Les attaques visent tout autant le style de François – on lui reproche de « ne pas faire le pape » – que son inconsistance théologique ou ses propos jugés populistes.
Le pape fait-il la Révolution ?
Non, assurément. Marco Politi a parfois tendance à interpréter dans un sens qui lui sied les paroles et les actes de François. C’est le cas en particulier dans le chapitre qui porte sur la place et le rôle des femmes dans l’Église ou dans celui qui fait de la collégialité la pierre d’angle du pontificat de José Bergoglio. Néanmoins, s’il est encore malaisé de se prononcer sur la voie dans laquelle le pape semble vouloir engager l’Eglise, il est incontestable qu’un vent frais souffle sur le Vatican et que les regards se tournent à nouveau vers cette institution vieille de 2000 ans. Il est tout aussi incontestable que les ennemis François, déclarés ou non, ne manqueront pas de lui mettre des bâtons dans les roues.