La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique »

La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique » – ou CHM pour les initiés – (publiée depuis 1982) est désormais présentée par le service de presse de l’association Les Clionautes, dans le cadre de la rubrique La Cliothèque. Cette revue réunit des travaux de chercheurs français (pour la plupart) sur les évolutions historiques de la Franc-Maçonnerie française, liée à la plus importante obédience française : c’est-à-dire le Grand Orient De France ou GODF. L’abonnement annuel à la revue Chroniques d’histoire maçonnique comprend 2 publications par an (Hiver-Printemps et Été-Automne) expédiées en décembre et juin. Cette revue est réalisée avec le concours de l’IDERM (Institut d’Études et de Recherches Maçonniques) et du Service Bibliothèque-archives-musée de l’Obédience du Grand Orient De France (GODF). L’éditeur délégué est Conform Édition.  

Ce numéro des « Chroniques d’Histoire Maçonnique » n° 87 (Printemps-Été 2021) : Francs-maçonneries lointaines est composé de l’habituel avant-propos du Comité de rédaction, d’un dossier comportant 3 articles et un portrait. Cette parution ne comporte donc pas les rubriques habituelles : Sources et Documents. Cependant, avec ce numéro 87 (premier numéro de l’année 2021, en raison de la crise sanitaire), les CHM renouent ici avec la publication des rubriques Dossier et Portrait. Le premier article est rédigé par André Combes : Le Grand Orient de France et la Franc-Maçonnerie roumaine ? Après cet article, le deuxième des CHM est consacré à Tanger et les origines de la franc-maçonnerie hispano-marocaine par Valeria Aguiar Bobet et, le troisième (et dernier), L’antimaçonnisme militant d’une partie de la presse Malgache (1905-1945) par Jean-Luc Le Bras. Le numéro s’achève par la rubrique Portrait, ayant pour titre Un maçon en politique : Camille Chautemps (1885-1963) par Jacques Bernot.

DOSSIER : Francs-maçonneries lointaines :

La franc-maçonnerie eut pour berceau l’Angleterre avant de se propager tôt et avec le plus grand succès de part et d’autre des deux rives de l’Atlantique où elle privilégia de s’installer dans l’Europe occidentale et dans ses colonies d’une part, aux États-Unis d’autre part. Projet cosmopolitique, la franc-maçonnerie se répand progressivement dans le monde entier à partir du milieu du XIXe siècle, notamment en Europe orientale, en Amérique du sud et dans les nouveaux territoires coloniaux. Tous ces territoires sont ainsi des marges progressivement conquises par la franc-maçonnerie. Ce sont ces marges peu à peu atteintes par la pratique de l’Art royal et où la vie initiatique revêtit souvent des aspects singuliers, qui sont au cœur du dossier de ce numéro des CHM. Celui-ci nous mène, par les plumes d’André Combes, de Valeria Aguiar Bobet et de Jean-Luc Le Bras, en Roumanie, où la Franc-maçonnerie apparut peu après l’éclatement du « Printemps du peuple » de 1848, à Tanger, où les loges coloniales espagnoles tentèrent de s’émanciper des obédiences nationales en donnant naissance au Grand Orient du Maroc, et à Madagascar enfin où sévit un antimaçonnisme dont la virulence est la réponse au succès de cette forme de sociabilité dans la colonie. Ce numéro s’achève par la publication du texte de la conférence prononcée par Jacques Bernot sur le franc-maçon radical Camille Chautemps, devant l’IDERM, le 1er avril 2021.

* Le Grand Orient de France et la Franc-Maçonnerie roumaine ? (André Combes) : p. 7-26

Le premier article est rédigé par André Combes. Les premiers liens entre le Grand Orient de France et la Maçonnerie roumaine se nouent sous la Monarchie de Juillet avec l’initiation, à Paris, d’étudiants ou d’intellectuels patriotes, à La Rose du Parfait Silence et à L’Athénée des Étrangers. Leur objectif est de construire à partir de la Valachie et de la Moldavie, une République roumaine démocratique et détachée de l’Empire ottoman. Ce sont, concernant la loge La Rose du Parfait Silence : Constantin Rosetti (1816-1885), traducteur en roumain des œuvres de Byron, de Voltaire et de Lamartine, reçu maçon le 22 mai 1844 ; Adolphe Grunau et Nicolas Rocareno, initiés le 26 novembre 1845 ; le très romantique artiste peintre de « La Roumanie révolutionnaire », Constantin Rosenthal, initié le 24 septembre 1845 ; Nicolas-Constantin Cretzeanu, poète et futur ministre de la Justice et des Cultes, admis le 23 décembre 1846. D’autres sont admis à la loge L’Athénée des Étrangers comme Costache Epureanu (1823-1884), futur premier ministre de la Roumanie ; Gheorghe Marcescu, Jan Bratianu (1821-1891), et Dimitri Bratianu (1818-1892) qui s’affilient à La Rose du Parfait Silence, respectivement le 25 novembre et le 23 décembre 1846. De retour dans leur pays, tous deux et plusieurs autres s’activent dans des sociétés secrètes comme la Junimea (Jeunesse), Unirea (Unité) et Fratia (Fraternité) puis participent à la Révolution de 1848 mais l’insurrection est réprimée conjointement par les Russes et par les Turcs. L’invasion de la Valachie et de la Moldavie par les Russes, en 1853, provoque la guerre de Crimée qui s’achève par le traité de Paris, en 1856, qui met fin au protectorat russe, rend le sud de la Bessarabie à la Moldavie et permet le retour des exilés.

La Maçonnerie est interdite par le roi Carol II, en 1938, sous la pression de la Garde de Fer et de la Ligue de défense chrétienne. Le Grand Commandeur Pangal, devenu un homme politique, député en 1927 et sous-secrétaire d’État à la presse et à l’information en 1931, très lié à Carol II, prête serment de fidélité au Métropolite Miron Cristea et est nommé, en 1938, ministre de la Roumanie auprès des dictatures espagnole (1938) et portugaise (1939), ce qui lui sera reproché. Florian Radesco, membre du Grand Orient roumain, va s’il1ustrer dans 1a Résistance en Auvergne : membre du réseau Alibi, chargé du renseignements des Mouvements Unis de Résistance (M.U.R.), il rejoint le maquis du Mont Mouchet.

La Maçonnerie renaît en 1944 avec Sterea, Pangal et d’autres survivants. La Grande Loge nationale se reconstitue, recrute massivement, y compris quelques proches du Parti communiste roumain, alors suspectés de noyautage. Elle regrouperait 36 loges et 1400 membres en 1948, où elle est contrainte de se mettre en sommeil. La Fédération, plus prudente, n’a pas repris ses travaux et deux de ses anciens dirigeants se rallient au nouveau régime communiste roumain : Constantin Parhon devient chef de l’État, de 1947 à 1952, et Sadoveanu conduira la délégation roumaine au Congrès mondial de la paix, en 1949. La Grande Loge de France constituera, en 1951, deux loges de réfugiés, à Paris : La Roumanie Unie à partir de la Loge Romania et La Chaîne d’Union à partir de la Loge Patria. Elle ajoutera à son titre distinctif celui de Jean Vitiano, un éditeur maçonnique que l’auteur de l’article, André Combes, a bien connu et apprécié. Un Suprême Conseil est reconstitué, en 1969.

Le Grand Orient de France allumera, en 1991, dans un petit appartement les feux d’Humanitas, la première loge ouverte, à Bucarest, par sept Frères français ou roumains, après la chute de Ceaucescu. Elle sera à l’origine de la reconstitution d’un Grand Orient de Roumanie.

* Tanger et les origines de la franc-maçonnerie hispano-marocaine (Valeria Aguiar Bobet) : p. 27-50

Le deuxième article, rédigé par Valeria Aguiar Bobet a pour sujet : Tanger et les origines de la franc-maçonnerie hispano-marocaine. Le monde maçonnique et le monde colonial sont enchevêtrés et mutuellement dépendants, comme l’a montré Jessica Harland-Jacobs pour qui la sociabilité maçonnique doit être considérée comme « une des premières institutions socioculturelles à agir à échelle globale ».

Dans le contexte de développement de la franc-maçonnerie coloniale, les premières loges espagnoles fondées au Maroc, tout comme les loges françaises et les loges anglaises, sont étroitement concernées par ce dessein. Cet article propose d’étudier les débuts de la franc-maçonnerie coloniale espagnole dans la ville ouverte de l’empire chérifien jusqu’à l’instauration du protectorat franco-espagnol en 1912 : Tanger. Des débuts qui, en 1890, aboutiront à un événement de premier plan : la constitution du Grand Orient du Maroc (GOM), une obédience autonome sur le plan juridictionnel des obédiences espagnoles. L’objectif de l’autrice est, ici, à la fois, de relater les premiers pas de cette franc-maçonnerie coloniale et de mettre en perspective le contexte et les enjeux qui l’entourent à la fin du XIXe siècle.

Après la dissolution du Grand Orient du Maroc, le Grand Orient Espagnol allait être l’obédience qui devait jouer le rôle principal dans l’histoire de la franc-maçonnerie, à Tanger, jusqu’en 1923. Nonobstant, pendant les dernières années du XIXe siècle, l’activité maçonnique allait être réduite à cause de l’échec de l’orient autonome et de l’instabilité de l’Espagne après la guerre de Margallo et la perte définitive des dernières colonies d’outremer. La seule loge qui présenta une activité dans la ville du Tingis est l’atelier Abd-el-Aziz, bastion de la franc-maçonnerie hispano-marocaine. La dénommée « loge arabe », avec une nette majorité de membres juifs allait jusqu’à l’allumage de Morayta n° 284, en 1906, être la seule à diffuser l’Art Royal. Sous les auspices du Grand Orient National d’Espagne, l’atelier hispano-marocain assuma le projet du Grand Orient du Maroc mais en suivant une nouvelle stratégie : servir les intérêts de la communauté juive, spécialement de la communauté séfarade, dont la présence était croissante dans la franc-maçonnerie tangéroise au point qu’elle modifia les fondements idéologiques de l’Art Royal. Bien qu’ils aient été conscients de l’impossibilité de former une obédience autonome, la demande sociale et le projet maçonnique se sont rencontrés à partir du besoin d’une colonisation économique exclusive tout en consolidant la suprématie de l’influence espagnole. Ceci est, au moins, vrai en ce qui concerne Tanger, qui finira par obtenir un statut international propre.

En fait, les premiers travaux maçonniques de l’atelier correspondaient aux intérêts de la communauté juive de Tanger, en pleine effervescence internationale, qui étaient, en principe, contraires aux intérêts des autres Espagnols plus préoccupés par la situation de l’Espagne et par sa relation avec le Maroc. II s’agissait d’accroitre leur influence culturelle, industrielle, économico-commerciale, en matière d’éducation, en matière sanitaire, voire d’influence politique. Ils avaient déjà trouvé beaucoup de cela grâce aux changements dans leur situation juridique et sociale, avec la protection consulaire, la fondation de la AIU et leur participation aux commissions d’hygiène et aux autres institutions de la ville. L’intégration dans les loges maçonniques faisait partie de la même logique. Après tout, La franc-maçonnerie était une institution européenne de plus pour faciliter leur influence, améliorer les réseaux politico-économiques avec toute l’élite diplomatique et européenne et, finalement, travailler dans la mesure du possible pour un futur plus avantageux pour leur communauté dans l’Empire chérifien. Pour preuve, la proposition de construction d’un tunnel entre Tanger et la péninsule qui présentait l’inconvénient avéré pour leurs intérêts commerciaux de voir la ville cosmopolite devenir territoire colonial et exclusif d’une puissance quelconque (en l’occurrence, l’Espagne). Dans le même ordre d’idées, l’organisation d’un bal maçonnique « à l’européenne » était l’occasion de consolider leur influence sociale et économique au travers du cosmopolitisme de la franc-maçonnerie, une institution très enracinée dans la bourgeoisie européenne et américaine aisée.

En tout cas, c’est cette loge Abd-el-Aziz, aux mains du Grand Orient Espagnol, qui consolide et répand la franc-maçonnerie hispano-marocaine jusqu’à sa dissolution et sa persécution, en 1936. Les caractéristiques changent un peu pour les autres villes du territoire, colonisées sous la formule du protectorat. Cependant, elles oscillent toujours entre les intérêts commerciaux, stratégiques et politiques, soit l’établissement de réseaux et d’intérêts communautaires, une pluriculturalité enracinée – à laquelle vont se joindre peu à peu des musulmans marocains – et, avant tout, le besoin de consolidation de l’influence espagnole. Le retour et l’assimilation du mythe andalou, l’idéalisation du Maroc comme diamant brut sur lequel polir les idéaux maçonniques du cosmopolitisme et de la civilisation constitueront la base d’une franc-maçonnerie « espagnoliste » et « espagnolisée » qui ne peut pas nier sa dénomination première : la franc-maçonnerie espagnole à Tanger d’abord, et dans tout le Maroc ensuite, sera une franc-maçonnerie hispano-marocaine.

En conclusion, la franc-maçonnerie espagnole évolua, en parallèle, de l’œuvre colonisatrice de l’Espagne au Maroc. Il agit sous une forme plus délibérée et autonome que les instances du gouvernement et les missions jusqu’au point de devancer l’officialisation du Protectorat, en 1912. En d’autres termes, la franc-maçonnerie espagnole à Tanger a promu un projet colonisateur, civilisateur et syncrétique différent de celui de la diplomatie espagnole mais, d’un autre côté, elle a promu aussi des intérêts nationaux et donné le moyen d’interférer et d’améliorer les réseaux des relations initiés depuis les débuts de l’occupation de l’Empire espagnol. C’était en fait le moyen de servir ses propres intérêts – soit depuis les loges appartenant aux obédiences nationales, soit depuis le GOM – et avant tout le moyen de construire la régénération du Maroc et de l’Espagne par le maintien indispensable du statu quo de Tanger et de consolider une base forgée à partir de sa propre situation pluriculturelle au plan religieux et socio-économique.

* L’antimaçonnisme militant d’une partie de la presse Malgache (1905-1945) (Jean-Luc Le Bras) : p. 51-75

Le troisième article est écrit par Jean-Luc Le Bras. À Madagascar, entre 1905 et 1945, l’antimaçonnisme de presse est d’une grande force, lié aux convictions et au militantisme politiques de ses diffuseurs : c’est le cas avec « Le Madécasse » du royaliste Brugaët ; celui de « L’Aurore malgache » de militants nationalistes, apparentés aux communistes bien qu’ils s’en dédisent, où perce chez Jules Ranaivo la volonté de délégitimer Jean Ralaimongo qui ne serait pas un « franc-maçon modèle » ; de « La Gazette du Nord » passée dans le rang de la droite ligueuse, en 1934, et du « Journal de Madagascar » maréchaliste, en 1942.

Une certaine conjoncture – l’opposition systématique au gouverneur de Madagascar, le républicain-socialiste Augagneur (1905-1910), des événements locaux comme des affaires de mpakafo, ou métropolitains, telle l’affaire Stavisky – conduit à des poussées éditoriales qui entretiennent un discours stéréotypé qui s’insinue d’autant plus volontiers dans les esprits que les mises au point par les francs-maçons sont exceptionnelles ; seul « L’Écho du Sud », tardivement, s’y risquera.

1°) Henri de Busschère (1874-1937) et « Le Signal de Madagascar » de Tananarive : un antisémitisme politique s’étiolant avec le temps :

Henri de Busschère, né à Paris en 1874, se lance dans le journalisme, à la Réunion et s’installe à Madagascar, en 1907, à 33 ans, où il lance deux journaux « Le Signal de Madagascar et dépendances » et « La Tribune de Madagascar et dépendances », la même année. La première période est caractérisée par une opposition systématique au gouverneur de Madagascar, le républicain-socialiste Augagneur, teintée d’un antimaçonnisme, en utilisant comme tribune « Le Signal de Madagascar et dépendances », de 1908 à 1909. Puis, vient la seconde période (celle de l’entre-deux-guerres) où de Busschère utilise un discours plus nuancé sur les francs-maçons dans ses deux journaux dont il est le propriétaire (« Le Signal de Madagascar et dépendances » et le « Madagascar industriel, commercial, agricole »).

2°) « Le Madécasse » de Tananarive et compulsif du terme de mpakafo (franc-maçon en malgache) par le royaliste Gaëtan Brunet (soit Brugaët de son nom de plume) : un antisémitisme hystérique :

Gaëtan Brunet (1891-1970), réunionnais de naissance, publiciste, a dirigé le journal « Le Madécasse » de Tananarive, de 1919 à 1932. Il cesse le journalisme pendant trois ans (1932-1935) pour devenir officier (capitaine de camp) au SMOTIG (Service de la main-d’œuvre des travaux d’intérêt général). Puis, il revient au journalisme et fait paraître, à partir d’octobre 1935 jusqu’en décembre 1936, un nouveau journal intitulé « La Sous-France », très virulent dans son antimaçonnisme, n’hésitant pas à pratiquer des attaques ad hominem. Royaliste, (même si le terme de franc-maçon n’est jamais écrit au profit de celui de mpakafo, l’antimaçonnisme de Gaëtan Brunet véhicule tous les poncifs de l’entre-deux-guerres et est très large. Considérant que toutes les institutions républicaines sont noyautées par les francs-maçons, il s’attaque à la Troisième République, les fonctionnaires, l’administration coloniale, etc… En 1940, Gaëtan Brunet adhère à la Révolution nationale du Maréchal Pétain, tout en étant un ardent militant, en terre malgache.

3°) L’année 1934 : un antimaçonnisme de sensibilité ligueuse dans la ville de Diégo-Suarez :

« La Gazette du Nord » avait été fondé, en juin 1924, par Edmond Matte, franc-maçon membre de la loge « L’Action Républicaine » de Diégo-Suarez (ville portuaire la plus peuplée du Nord de Madagascar). Il décède en février 1931 et « La Gazette du Nord », conservant le même titre, fut racheté par la société Laudié et Fils – Directeurs-Propriétaires (le premier numéro qui affiche ce changement de propriété est celui du 19 mars 1932). Alors que la première ligne éditoriale ne parlait jamais des francs-maçons, la nouvelle équipe se déchaîne contre eux en 1934, au moment des ligues. D’autres journaux de Diégo-Suarez versent dans l’antimaçonnisme comme « L’Aurore malgache » ou « L’éclaireur ».

4°) « L’Écho du Sud » de Fianarantsoa : le seul journal parlant de façon positive de franc-maçonnerie :

Le journal a pris la relève, en 1929, d’un autre journal de Fianarantsoa, « La Voix du Sud » du franc-maçon Jules Thibier. Il a été fondé par Louis Cambrezy, un autre franc-maçon qui en est aussi le propriétaire. Les affaires de mpakafo stigmatisant les francs-maçons se sont développées lors de trois grandes crises : en 1891-1892 contre la création de la première loge maçonnique, instrumentalisée par les catholiques ; en 1907-1908, contre la politique laïque du gouverneur de Madagascar, Victor Augagneur, suggérée par les protestants ; en 1932 enfin, où certains nationalistes malgaches et les communistes s’en emparent contre l’administration coloniale (curieusement à une époque où les francs-maçons ne sont plus aux commandes du Gouvernement général depuis dix ans). Le journal dénonce sans cesse le mythe du mpakafo puis prend position, à partir de 1936, en faveur des républicains et francs-maçons espagnols victimes des franquistes et de l’église catholique espagnole.

5°) Henri Vidalie et « Le Journal de Madagascar » de Tananarive : un antisémitisme maréchaliste assumé (1941-1942) :

Henri Vidalie, imprimeur-éditeur à Paris (1909-1929) puis à Tananarive, à partir de 1930. Il est aussi l’imprimeur de plusieurs journaux à Tananarive et se fait journaliste. Il dirige l’imprimerie des Arts Graphiques qui publie « Le Trait d’Union » (à partir de 1931), « La Dépêche de Madagascar » (à partir de 1934), ainsi que trois journaux dont il sera le gérant et où il publiera des articles, se faisant progressivement journaliste. En 1931, il édite d’abord le journal hebdomadaire « Le XXe Siècle » qui devient, à partir de février 1937, un journal quotidien. Ce dernier change de nom pour devenir « Le Journal de Madagascar » de Tananarive, à partir d’avril 1937. Ce dernier prend des positions réactionnaires favorables au régime de Vichy, ainsi qu’anglophobe et antimaçonnique, jusqu’à l’arrivée des Britanniques, à Madagascar, en septembre 1942.

PORTRAIT :

* Un maçon en politique : Camille Chautemps (1885-1963) (Jacques Bernot) : p. 76-83

Cet article est la publication du texte de la conférence prononcée par Jacques Bernot, sur Camille Chautemps (important homme politique radical de la Troisième République et franc-maçon) devant l’IDERM, le 1er avril 2021. Par ailleurs, Jacques Bernot a publié une biographie de Camille Chautemps intitulée Camille Chautemps, le pouvoir et la défaite (Éditions Clément Juglar 2019, 296 p.).

Camille Chautemps, né en 1885, est issu d’une de ces grandes familles radicales de la Troisième République. Ses débuts professionnels – il devient avocat à Tours -, comme politiques sont favorisés par sa famille. Son appartenance à la franc-maçonnerie aussi. Il est initié à la loge Les Démophiles à Tours et va progresser semble-t-il rapidement dans les grades. Il se marie tôt et a trois enfants de cette première union. Lors de la Première Guerre mondiale, Camille Chautemps perd deux de ses trois frères. Quant à Camille Chautemps, au départ réformé, est conduit à s’engager, malgré tout, dès 1914, et part vers le front, laissant femme et enfants, où il y contracte un début de tuberculose qui lui vaut d’être définitivement réformé, en 1916. Rendu à la vie civile et à son métier d’avocat, il entre au conseil municipal de Tours où la mort du maire radical Pic-Paris entraîne sa désignation comme maire, en 1919. Or, Tours se trouve être, depuis 1917, le quartier général d’une partie du corps expéditionnaire envoyé par les États-Unis pour soutenir leurs alliés français. Camille Chautemps se révèle un excellent maire, actif, entreprenant et un habile interlocuteur pour les Américains. Son œuvre sociale dans cette ville est vite reconnue.

Ce succès conduit aussi, dès 1919, à son élection comme député d’Indre-et-Loire, à un siège que son oncle Alphonse Chautemps – qui de député devient sénateur, en 1920 – lui a opportunément abandonné. Les débuts en politique sont modestes et Camille Chautemps s’attache à ne traiter que des sujets qui intéressent directement son électorat : la viticulture, les chemins de fer, la lutte contre la prostitution, les pensions des blessés de guerre, les libertés des collectivités locales. Ce positionnement pragmatique lui vaut d’être rapidement remarqué au sein de la classe politique et Édouard Herriot, ténor du parti radical, le prend comme poulain. Il figure parmi ceux que la presse appelle « les enfants d’Édouard ». Cette haute protection vaut à Camille Chautemps, en 1924, sa réélection comme député puis une brillante nomination comme ministre de l’Intérieur. C’est l’époque du Cartel des Gauches. Le voici place Beauvau, et il s’y montre d’emblée habile, notamment pour conduire efficacement une politique de confrontation à la mouvance catholique et à ses diverses institutions. Camille Chautemps participe ainsi à diverses équipes ministérielles, à des postes qui peuvent varier comme, brièvement, la justice ou l’instruction publique mais, le plus souvent, au ministère de l’Intérieur. Il devient ainsi un spécialiste de la carte électorale et des compositions ministérielles, mais aussi de la police des cultes, le combat pour la laïcité demeurant une importante préoccupation. Les élections de 1928 ne lui sont pourtant pas favorables et il est battu dans l’Indre-et-Loire. Après avoir repris brièvement sa carrière d’avocat, il parvient à se faire élire, peu après, comme député dans le Loir-et-Cher. Il quitte alors Les Démophiles de Tours pour la loge Les Enfants de Rabelais à Chinon. Son parcours politique s’accélère. Chautemps est nommé, une première fois, président du Conseil, en 1930, mais il ne parvient pas à s’imposer auprès de sa majorité parlementaire et est balayé au bout d’un mois. L’année 1931 est peut-être aussi celle d’un bouleversement sur le plan de l’affiliation maçonnique. Chautemps quitte le Grand-Orient de France (GODF) pour s’affilier à la loge La République relevant de la Grande loge de France. Réélu député en 1932, le revoici ministre de l’Intérieur où il lui faut contrôler les agissements des ligues d’extrême droite qui s’en prennent au régime républicain, jugé trop faible. Les circonstances vont conduire à sa désignation, une seconde fois, comme chef du Gouvernement, en novembre 1933. Mais son action va, presque aussitôt, être entravée par l’explosion d’un scandale sans précédent : l’affaire « Stavisky ». Chautemps démissionne et, paradoxalement, redevient aussitôt ministre. Attisé par les ligues et la presse, l’écœurement de l’opinion est total et se transforme en colère. Une manifestation monstre a lieu, le 6 février 1934, dans le centre de Paris, avec de nombreux blessés. La haine se déchaîne contre Chautemps. Celui-ci quitte le gouvernement mais n’en reste pas moins un des chefs du parti radical, et il parvient même à se faire élire sénateur du Loir-et-Cher, en 1935. L’inusable Chautemps finit d’ailleurs par revenir au gouvernement, en janvier 1936, dans l’équipe d’Albert Sarraut. Mais, dès le mois de mars 1936, c’est ce gouvernement qui cède, sous la pression britannique, dans l’affaire de la remilitarisation de la Rhénanie par l’Allemagne nazie.

Les élections de 1936 sont suivies de la formation de la majorité de Front populaire, qui regroupe socialistes et radicaux, mais aussi les communistes. Les premiers forment le gouvernement, sous la conduite de Léon Blum, avec Camille Chautemps comme vice-président du conseil et le soutien sans participation des communistes. En dépit de l’importante œuvre sociale de ce gouvernement (congés payés, législation sur le travail, premières conventions collectives), les difficultés économiques apparaissent vite : inflation, déficit budgétaire. Par ailleurs, la guerre civile qui sévit en Espagne empoisonne nos relations diplomatiques et pèse sur la sécurité dans les départements pyrénéens. Tout cela conduit à la confirmation d’un troisième gouvernement « Chautemps », en juin 1937, mais toute la difficulté est de faire accepter une politique de modération de la dépense publique par une majorité de gauche. Paradoxalement, ce gouvernement très faible va être le plus long assumé par Chautemps. C’est aussi l’époque où il créée la SNCF. Reconduit dans ses fonctions de chef du gouvernement, au début de 1938, dans un quatrième cabinet « Chautemps », il se heurte à l’impossibilité de faire triompher une véritable majorité, les communistes faisant défaut. Cela le conduit à démissionner, en mars 1938. Par coïncidence, l’Allemagne hitlérienne profite de ces mêmes journées pour se lancer dans une annexion (Anschluss) de l’Autriche. Empêtrée dans l’alternance gouvernementale, privée du soutien britannique, une nouvelle fois, la France est contrainte d’accepter ce nouvel état de fait. Désormais, Chautemps va constamment faire partie du gouvernement jusqu’en juillet 1940, mais jamais en situation de décideur. Au sein de la franc-maçonnerie, il est alors violemment contesté pour son lâchage de l’Espagne républicaine et il doit solliciter l’arbitrage du grand-maître du GODF, Arthur Groussier.

La guerre est déclarée en juillet 1939. Ses deux fils sont mobilisés. Chautemps est chargé de superviser l’accueil des réfugiés qui s’avère quasi-impossible à partir de mai 1940, avec l’exode des populations Belges et du nord de la France devant l’avance allemande qui semble surprendre, par sa rapidité, les autorités françaises. Sur le plan privé, cette période est marquée par la naissance de sa petite fille, fin mai 1940, de son remariage avec une pianiste de concert. Le gouvernement doit quitter Paris pour Tours, mais la progression ennemie se poursuit, inexorable, et il faut quitter Tours pour Bordeaux. Chautemps fait partie de ceux qui estiment qu’il faut mettre fin aux souffrances du peuple français et de l’armée. Avant de quitter la Touraine, il rencontre brièvement le maréchal Pétain. À Bordeaux, la situation est terrible : les Britanniques sont rentrés dans leurs îles. Les Etats-Unis veulent bien livrer du matériel mais refusent d’envoyer le moindre soldat en renfort. La France est seule, tragiquement. Les chefs militaires – Weygand et Pétain – repoussent toute idée de capitulation de l’armée. Au conseil des ministres, Chautemps suggère alors qu’un contact soit pris par des intermédiaires (les Etats-Unis ou le Saint-Siège) pour rechercher à quelles conditions les Allemands accepteraient de conclure un armistice, ce qui a pour effet de diviser en deux le gouvernement. Face à cette division, le chef du gouvernement Paul Reynaud remet sa démission au président de la République, Albert Lebrun. Dans la nuit du 16 juin, le président Lebrun nomme le maréchal Pétain, président du Conseil. S’illusionnant sur ses capacités de persuasion, Chautemps accepte, pour sa part, de faire partie du gouvernement. L’armistice est demandé. Puis, le gouvernement quitte Bordeaux pour Vichy où il s’installe. Le rôle de Chautemps est nul et la nouvelle équipe, très antiparlementariste, le lui fait sentir. Le maréchal Pétain l’avertit que son appartenance maçonnique le dessert et il lui confie une mission diplomatique informelle, en Amérique-du-sud. Après quoi les pleins pouvoirs sont votés en faveur du maréchal, pour modifier la constitution. L’État français s’installe, hostile aux politiciens du précédent régime, surtout lorsqu’ils sont francs-maçons. Chautemps ne s’oppose pas à l’annonce des premières mesures anti-maçonniques. Chautemps quitte la France, avec femme et enfant, et après nombre de péripéties, il se retire aux États-Unis où l’ancien ministre parvient, en novembre 1940.

Chautemps va se maintenir à Washington, sous couvert de sa mission officieuse, jusqu’en septembre 1941, où il cesse de recevoir toute rémunération de l’État français. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il accepte de rédiger des notes de synthèse pour le compte des services de renseignements américains. Il tente de se rallier à la France libre mais est repoussé par le général de Gaulle. Le bombardement de Pearl-Harbour par l’aviation japonaise et l’entrée en guerre des États-Unis modifient, à partir de la fin de 1942, la donne, car Chautemps, ancien président du conseil, constitue une carte dans le jeu américain vis-à-vis de la France, jusqu’à l’été 1944. La libération de la France, à partir d’août 1944, et le rétablissement de la souveraineté française sont rapidement suivis de la poursuite de tous ceux suspectés d’avoir contribué à la défaite en 1940 et au soutien du régime de Vichy (dont Chautemps). Mis en accusation devant la Haute Cour de Justice de la République, en avril 1947, il refuse de revenir en France et demeure sous protection américaine avec sa famille. La juridiction française le condamne à cinq ans de prison, à l’indignité nationale et à la confiscation de ses biens. Il demeure, dès lors, aux États-Unis, vivant pauvrement, aidé par sa famille et par quelques amis. En 1953, une loi d’amnistie est votée et le président de la République, René Coty, amnistie Chautemps, en 1954. Ce dernier refuse pourtant de regagner la France et se maintiendra jusqu’au bout aux États-Unis, où il meurt en 1963, à l’âge de 78 ans. Devant l’Histoire, la responsabilité de Chautemps fut probablement d’avoir milité, pendant quinze ans, pour une stratégie strictement défensive que proféraient les Français.

© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour la Cliothèque)