Quand Mathilde vit Amine Belhaj pour la première fois, elle sut qu’une passion la pousserait vers lui. Engagé dans le régiment des spahis et portant le burnous et le sarouel, le soldat marocain était stationné avec son régiment au sud de Mulhouse. Il avait du attendre des semaines l’ordre d’avancer vers l’est. Des filles qui tournaient autour des troupes, Mathilde était le plus grande, la plus blonde aussi et elle lui servit de guide. Amine était l’étranger dans cette Alsace libérée de 1944 mais meurtrie par les années d’occupation allemande. La jeune femme de 20 ans ne demandait qu’à croquer la vie à pleine dent et découvrir le monde, elle qui a vécu une adolescence vide dans une famille ordinaire avec un père alcoolique criblé de dettes, une sœur Irène toujours en concurrence avec elle. Mathilde étouffait. Les bras d’Amine lui semblèrent si délicieux, un plaisir irrésistible qui la conduisit au mariage et à l’acceptation de partir dans un pays qu’elle ne connaissait pas, qui n’était pas le sien, le pays des autres.

Aîné de sa famille, Amine Belhaj a hérité d’une terre marocaine à 25 km au sud de Meknès, que son père rêvait de mettre en valeur. Grâce à son rôle de traducteur dans l’armée coloniale, il acquit cette ferme pour se hisser au rang des colons français mais sa mort stoppa le projet. Il avait raconté à son fils la prospérité qu’il en tirerait et cet espoir a nourri Amine pendant toute la guerre. Le jeune homme revint dans son pays, victorieux, riche d’une terre et marié à une étrangère. La première tâche du couple a été de former des ouvriers, de semer, de voir large et loin, à l’image des propos des colonisateurs comme le maréchal Lyautey.

Quand Mathilde mit le pied sur le sol marocain, elle comprit que rien ne serait comme elle l’avait imaginé. Trop souvent, elle entendit cette phrase : « Ici, c’est comme ça ». Elle comprit alors que cette fois ce serait elle l’étrangère. Pourtant, même si sa sensibilité la pousse à pleurer, tellement perdue dans un monde si différent, l’amour unit le couple. Mathilde s’avéra une battante. D’abord accueillie par sa belle famille dans la médina de Meknès, elle apprit l’arabe, partagea les rites du ramadan, s’habitua aux repas marocains. Même quand ils s’installèrent à la ferme sur l’exploitation où Amine aménagea une maison à l’Européenne, Mathilde pressentit que ce pays n’était pas pour elle. Bien sûr, elle n’en dit rien à sa famille restée en France. Bien au contraire ; réfugiée dans ses lectures de grands voyageurs comme Pierre Loti, elle brossa un tableau idyllique de son installation dans ce Maroc colonisé aux couleurs des tableaux orientalistes. Elle ne dit rien des premières années, où les déconvenues s’accumulèrent et comment l’argent de l’héritage fondit sous la chaleur du soleil marocain. Le père d’Amine se serait-il fait avoir ? Les colons français ne travaillaient-ils pas les meilleures terres, laissant les « Indigènes » s’échiner sur les sols pentus couverts du doum, alors que les Belhaj ne pouvaient s’offrir les engins mécaniques nouvellement sortis. La main-d’œuvre marocaine employée ne respectait pas toujours ce maître de maison qui s’était allié avec une française…

Arrivée au Maroc enceinte, Mathilde se réfugia dans son rôle de mère. Ses deux enfants, Aïcha et Selim, furent élevés à la campagne, loin de la ville et des contacts avec d’autres enfants. D’abord sans voiture, la famille se figea dans l’isolement, Amine tout à la tenue de sa ferme et Mathilde à celle de sa maison. Ils étaient pourtant la risée des gens en ville. Comment peut-on être si mal assortis, en ce début des années 1950 où la fièvre nationaliste s’étant emparée du Maroc. Le père, un arabe, petit et râblais, s’allier avec une Française, du camp des colonisateurs qui refuse d’accorder des droits aux musulmans ; la mère, une belle femme aux yeux verts qui dépasse d’une tête son mari et qui s’abaisse à vivre dans une ferme, dans le dénuement de certains Marocains. Les enfants, fruits de cette mésalliance, affichaient un métissage rejeté.

Pour Aïcha, le Maroc était son pays de naissance mais elle s’y sentait tellement mal et décalée. Ses parents l’avaient inscrite dans une école de sœurs réservée aux Européens, une victoire de sa mère. Mais la petite campagnarde aux cheveux crépus comme une steppe, ne trouva pas d’amies. Elle était raillée par ses congénères de la ville, si riches et bien habillées. Aïcha haïssait le pays qui était le sien.

Le troisième roman de Leïla Slimani compile le destin de deux femmes dont le rapport au pays s’inverse. De petites compromissions jusqu’à la totale acceptation, Mathilde, pourtant française dans l’âme, devient marocaine à l’indépendance. Sa fille Aïcha, pétrie de remords et de vexation, espère être marocaine dans son pays enfin libre qui lui offrirait une autre vie. L’auteur d’Une chanson douce, prix Goncourt 2016, un incroyable récit d’une nourrice idéale mais envahissante, montre un talent de conteuse hors pair. Les descriptions stimulent l’imagination du lecteur. Le récit poursuit une trame ni linéaire et ni chronologique, ponctuée de petites touches sur les personnages ainsi dévoilés. Mais surtout, Leïla Slimani décrit plusieurs destins de femmes, subissant ou se révoltant à une époque où les hommes dominent. Ce sont des femmes puissantes parce qu’elle ont su, à un moment donné, dire non. L’été dernier, l’auteur a répondu à une interview de la journaliste Léa Salamé (voir podcast sur France Inter ou le livre qui vient de sortir ) pour qu’elle s’exprime sur la puissance des femmes aujourd’hui. Oui par ses romans, Leïla Slimani peut dire qu’elle fait partie des femmes puissantes par son écriture et son talent romanesque, encré ici dans la grande Histoire. Pour sûr, certaines pages de son roman pourraient être utilisées en Histoire et en Français afin d’étudier la société coloniale marocaine et ses tensions conduisant peu à peu à l’indépendance.

                                                                                                                 Christine Valdois pour les Clionautes

Présentation par l’éditeur :

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Le-pays-des-autres