« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission ; la remplir ou la trahir ». Frantz Fanon, Les damnés de la terre, édité par François Maspero et préfacé par Jean-Paul Sartre.
L’initiative de ce roman graphique doit être saluée. Frantz Fanon, si connu au niveau international, est peu présent dans « les médiums récréatifs » en France. Il faut dire que le personnage est complexe et inclassable. L’ouvrage utilise la rencontre mystérieuse à Rome de Frantz Fanon en août 1961, avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Claude Lanzmann. Il fait ainsi participer le lecteur à une joute oratoire entre le maître de l’existentialisme et l’activiste révolutionnaire. Le roman se divise en trois temps, trois jours où Fanon explique son combat de médecin psychiatre, ses idées anticolonialistes et son rôle dans la guerre d’Algérie.
L’expérience métropolitaine
Frantz Fanon a grandi dans une famille martiniquaise aisée, descendante de libres de couleur. De culture créole, les parents envoient leurs enfants dans un lycée français où enseigne Aimée Césaire. Frantz s’identifie aux valeurs de la métropole, ce qui le fait quitter la Martinique administrée par Vichy et partir sur le front en 1944. Au rang des bataillons de l’empire colonial, le soldat vit la désillusion à l’égard des idéaux affichés par la République, confronté quotidiennement au racisme. Frantz Fanon remet en cause le concept de négritude (p.21), Il n’y a pas d’authenticité noire mais des noirs dans la douleur de leur condition qui se contrefichent en silence de « leur négritude ». Après des études de médecine à Lyon, il se tourne vers la psychiatrie progressiste prônée par Jacques Lacan. Après la publication de sa thèse et son premier livre Peau noire, masques blancs, en 1952, le médecin expérimente la psychiatrie institutionnelle et occupationnelle (participation des malades à une vie collective) à l’hôpital de Saint-Alban auprès de François Tosquelle, un activiste républicain espagnol (p.92).
L’expérience algérienne
En juin 1953, Frantz Fanon est nommé médecin chef à Blida-Joinville située à 50 km d’Alger. En menant une activité intense au niveau professionnel, il a dû lutter contre les clichés raciaux et coloniaux à l’encontre des colonisés, par exemple la liste des tares de l’arabe à l’opposé du génie du médecin blanc (p.118). Frantz Fanon constate les conséquences psychiques de l’ostracisme de la colonisation et cherche à comprendre les milieux culturels dans lesquels évoluent ses patients. 1955 est l’année où le médecin entre en contact avec les militants nationalistes algériens. Il contribue à soigner les soldats du front et à les approvisionner en médicaments, quand les attentats et les tortures sont le quotidien de l’Algérie. Pourtant, Frantz Fanon participe en 1956 à Paris au premier congrès des écrivains et des artistes noirs à la Sorbonne où il rencontre des écrivains de renom : Amadou Hampâté Bâ, Léopold Sédar Senghor, James Baldwin et Edouard Glissant, Aimé Césaire. Il affirme ses convictions dans son intervention sur « Racisme et culture », une occasion unique pour dresser son bilan de la colonisation. Les menaces de morts se multipliant, Frantz Fanon donne sa démission au ministre résidant à Alger par une lettre dénonçant la situation algérienne. Son expulsion le conduit à Paris. Il opte pour l’activisme du FLN qui l’aide à partir à Tunis en 1957, plutôt que les messaliens (les partisans de Messali Hadj) trop proches des Français selon lui. Il crée en Tunisie la première clinique psychiatrique d’Afrique tout en devenant le porte-parole du FLN jusqu’à l’automne 1958 tandis que « la bataille d’Alger » et les méthodes du général Massu sévissent en Algérie. Le psychiatre collabore activement au journal propagandiste du FLN, El moudjahid. Il saisit cette tribune pour critiquer la division de la gauche française sur la question de l’indépendance du pays. Après la fondation du GPRA, en septembre 1958, Frantz Fanon devient un représentant actif dans les conférences panafricaines. En publiant l’an V de la révolution algérienne, qui connait un succès auprès d’un public tiers-mondiste, il est posté à Accra dans l’espoir d’organiser une légion africaine au sud de l’Algérie. Revenu à Tunis épuisé, une leucémie lui est diagnostiquée.
Les damnés de la terre
Au printemps 1961, le GPRA envoie Frantz Fanon à Moscou pour être soigné. Une rémission lui permet d’écrire son dernier ouvrage préfacé par Jean-Paul Sartre. Il mentionne la violence inhérente au monde colonial à laquelle les colonisés ne peuvent répondre que par l’exercice d’une violence libératrice. Il se démarque de certains marxistes en misant sur la paysannerie comme force motrice de la révolution ; (Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité. p.213). La violence lui semble indispensable et il dénonce les bourgeoisies nationales des pays africains qui ne pensent qu’à jouir des mêmes biens que les occidentaux et qui aspirent à remplacer les colonisateurs. Parti aux États-Unis pour un ultime traitement, Frantz Fanon décède le 6 décembre 1961 alors que son ouvrage est saisi en France. Son corps est rapatrié en Algérie en 1965 où il est enterré selon ses dernières volontés au cimetière des martyrs de la guerre.
De belle qualité, ce roman graphique expose la vie complexe de Frantz Fanon et ses thèses progressistes. L’idée d’un dialogue établi avec Sartre et Beauvoir s’avère utile pour ponctuer un récit somme toute compliqué, destiné à un public averti. Cet ouvrage est un bel essai à lire et à relire.
Présentation des auteurs chez l’éditeur : ICI
et Là
Bonjour,
Frantz Fanon descend d’une famille libre de couleur, puisque ce statut change à partir de 1833 et la charte coloniale.
La modification est faite.
Cordialement,
C V
J’ai tenté de joindre la personne qui publié cette recension, par une adresse clionautes et par le formulaire. En vain. Il est écrit que « Frantz Fanon a grandi dans une famille martiniquaise aisée libre de couleur » (sic). C’est une erreur plutôt importante. Je ne sais si elle est imputable à l’ouvrage ou à la chronique mais ce n’est pas possible après 1848. Fanon naît 77 ans après l’esclavage. Il peut descendre d’une lignée de libre de couleur mais ne peut pas grandir dans une telle famille. Après 1848, il y a des citoyens : les anciens libres de couleur, à l’origine de la classe mulâtre très structurée en Martinique (portant souvent des noms à base de prénoms), et les nouveaux libres à l’origine de la classe nègre (portant souvent des patronymes de 1848 issus de la bible, d’anagrammes, etc.).