C’est dans le cadre du Centenaire de la Grande Guerre que s’est tenu à Marseille, en décembre 2014, un colloque international sur le Front d’Orient. L’ouvrage présenté ici en reprend le contenu. Mais contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, il ne s’agit pas d’un récit des opérations militaires de ce front. Certes, tout au long de l’ouvrage l’importance de ce théâtre d’opération est rappelée ; mais l’étude est bien plus vaste. A travers les communications des divers spécialistes, c’est toute la problématique de l’engagement des alliés dans les Balkans qui est abordée, des Dardanelles à l’armée de Salonique en passant par les relations entretenues par les puissances avec les pays balkaniques. Plus inédit, l’ouvrage s’intéresse aussi aux raisons de l’engagement de ces mêmes pays dans la guerre et donne ainsi à voir les logiques auxquelles ils obéissent.

Les opérations et intérêts des grandes puissances dans les Balkans.
L’engagement des pays de l’Entente dans les Balkans se résume en général dans la mémoire collective à la désastreuse expédition des Dardanelles. La communication de John Horne permet de mesurer le poids de l’engagement français dans celle-ci et de s’interroger sur sa faible place dans notre mémoire. Car si l’on regarde l’ampleur de la présence française, des pertes subies, on est surpris de constater que cela dépasse l’implication, pourtant connue, de l’ANZAC (australiens et néozélandais). Un oubli mémoriel qui pourrait venir de la manière dont les pays de l’Entente ont abordé cette opération, comme une opération coloniale : sous-estimation de la force de l’adversaire, appel à des troupes issues en majorité des colonies et non de la métropole.
Alors que dans la mémoire collective turque, cet épisode est l’équivalent de Verdun pour les Français ou de la Somme pour les Britanniques. Alexandre Toumarkine montre comment celle-ci est utilisée par la propagande ottomane pour cacher les difficultés rencontrées sur les autres fronts. La récupération s’accentue après guerre avec le kémalisme qui voit là l’occasion de mettre en avant son chef. Même actuellement, celle-ci est l’objet de débats entre l’AKP et les militaires turcs sur le sens à donner aux motivations des combattants.
Les opérations de l’armée de Salonique sont replacées dans le contexte de la guerre et des relations entre les pays de l’Entente et les pays balkaniques lors des diverses interventions. Celle de Thérèse Krempp s’intéresse à un aspect plus original, la façon, dont, sur ce front, comme lors de l’expédition d’Égypte de Bonaparte, les militaires ont mené opérations et études scientifiques. Des études ethnologiques comme des programmes de fouilles sont réalisés sur les terrains d’action. Mais l’exploitation des données collectées restera fragmentaire.
La stratégie balkanique des puissances centrales est étudiée par Bernhard Bachinger. On comprend mieux pourquoi Austro-hongrois et Allemands n’ont pas su remporter une victoire décisive faute de direction commune des opérations. Les Allemands s’engageant aux côtés des Bulgares tandis que les Austro-hongrois privilégiaient le front albano-serbe.

Des États balkaniques au cœur des enjeux.
La lecture des différentes interventions permet de mieux comprendre les motivations qui ont poussé ces Etats dans la guerre. Certains pensaient y trouver des compensations territoriales, d’autres y ont été engagés malgré de profondes divisions internes.
Elli Lemonidou montre l’impact qu’à eu la présence de l’armée d’Orient sur le territoire et la vie politique grecque. De par sa présence, celle-ci a provoqué une crise politique, entre un monarque partisan de la neutralité et un premier ministre, Vénizélos, partisan de l’intervention. Une présence alliée parfois mal acceptée par les populations locales qui y voient une ingérence dans les affaires internes de la Grèce. En effet, celle-ci finit par être entraînée dans le conflit et son souverain contraint à l’abdication
Gueorgui Peev présente la manière dont les Bulgares se sont engagés dans le confit. Le pays espère prendre sa revanche sur la Serbie et n’est pas préparée à l’idée d’une guerre de cette dimension. Le fait de se retrouver dans le camp opposé à l’allié traditionnel russe perturbe l’opinion publique. Les opérations militaires contre l’Entente à l’automne 1915 permettent l’occupation de la Macédoine. Mais elles ne se traduisent pas par un engagement massif pour réduire les forces de Salonique ; en effet, les Bulgares ont atteints leurs objectifs de guerre et ne souhaitent pas s’engager plus. La coexistence sur ce front est l’occasion pour les Bulgares de se confronter à la guerre moderne et industrielle. Une guerre à laquelle ils ne sont pas préparés comme le montre l’effondrement de leur front en 1918. Une situation qui est assez proche de celle de l’engagement de la Roumanie. Traian Sandu montre que le pays hésite longtemps, divisés en partisans d’une intervention pour récupérer la Bessarabie et ceux désireux de récupérer la Transylvanie. Lorsqu’en 1916 les Roumains s’engagent, le recul russe les prend au dépourvu et c’est la catastrophe. S’ensuit un repli sur Iasi. Un an plus tard c’est l’armistice et la paix signée en mai 1918 avec les Centraux. Ce qui n’empêche pas le pays de s’engager à nouveau dans la guerre le 10 novembre 1918, il espère ainsi profiter de la situation pour récupérer la Transylvanie. Et malgré l’armistice, l’armée roumaine pénètre en Bucovine en décembre 1918, avant d’occuper Budapest en juillet 1919 comme moyen de pression. Enfin Jean-Noël Grandhomme s’intéresse à ce conflit méconnu qu’est la guerre roumano-bolchevique de 1917-1919. Où comment les puissances occidentales tentèrent de concilier la volonté roumaine de s’emparer de la Bessarabie et leurs propres intérêts dans la lutte contre le bolchevisme. Le gain de la Bessarabie par la Roumanie se révèle cependant lourd de conséquences pour les relations roumano-soviétiques.
La question Yougoslave permet de confronter le point de vue italien avec l’intervention de Frédéric le Moal et celui des Serbes avec celle de Stanislav Sretenovic. L’occasion de voir comment les slaves du sud finirent par surmonter leurs divisions pour s’accorder sur la naissance d’un État.Une réussite davantage permise par les hésitations des puissances de l’Entente sur la façon de traiter la question des nationalités dans cette zone que par les succès serbes sur le terrain. Mais cela se heurte de plein fouet aux intérêts italiens. L’Italie espérait beaucoup du traité de Londres, mais sa faiblesse au sein de l’Entente, sa fragilité militaire, ne lui permettent pas d’obtenir satisfaction face aux revendications nationales.
Par rapport à tous ces États, la toute récente Albanie n’a pas son destin en main. Elle tâche de survivre au gré des occupations étrangères : Austro-hongrois, Italiens, Grecs, Serbes, Monténégrins, Français… Chacun encourageant tour à tour ses partisans comme le montre Stefan Popescu. Finalement Italiens et Français rétablissent le pays ; les Français y fondent même ce qui sera pendant longtemps le seul lycée d’Albanie.

Pour conclure
Un ouvrage extrêmement riche et intéressant. La qualité et la diversité des interventions en font une lecture attrayante autant pour celui qui s’intéresse à la Première Guerre mondiale que pour celui qui voudrait se plonger dans l’histoire de cette partie de l’Europe.

Compte-rendu de François Trébosc, professeur d’histoire géographie au lycée Jean Vigo, Millau