En février 2004, s’est tenu le colloque « Frontières, frontière… », organisé par le laboratoire Dymset-Ades de l’Université de Bordeaux III. (Aménagement, Développement, Santé et Sociétés, et Dynamique des Milieux et des Sociétés des Espaces Tropicaux).
Les Editions L’Harmattan en font paraître un compte-rendu, dirigé par Christian Bouquet et Hélène Velasco-Graciet, géographes à Bordeaux III.
Après « Tropisme des frontières », paru en 2006, ce volume réunit des articles qui traitent du même objet d’étude, avec le parti pris d’un regard pluridisciplinaire. « Née de l’esprit des hommes et de leur volonté de catégoriser le monde pour mieux le comprendre et le contrôler, la frontière inspire toutes les représentations liées à la contrainte, à la protection, au rêve ou à la transgression. Ces contributions montrent en quoi les frontières peuvent être mouvantes, étudient ces frontières impossibles à dessiner, soit parce qu’elles n’existent que dans les esprits soit par ce qu’elles n’existent pas dans les esprits ».

Une courte préface est confiée à Michel Foucher, figure universitaire importante pour la question, et qui s’exprime alors en praticien et plus seulement en géographe (puisque Ambassadeur de France en Lettonie jusqu’en 2005).

D’emblée, l’introduction témoigne de la complexité du chantier. Le caractère éclaté, voire disparate des interventions, comme dans tout colloque, rend la tâche difficile à ceux qui ont en charge de coordonner dans une seule parution les contributions retenues. Les auteurs reconnaissent que les quatre questions très précisément formulées en amont du colloque, et destinées à unifier la réflexion commune, n’ont pas permis d’éviter « une impression d’infinie complexité ».
Cette diversité des approches est très sensible dans les 14 contributions rassemblées, regroupées en trois chapitres : « la frontière mouvante », « frontières impossibles », et « frontières imaginées ».
Chacune de ces trois parties est introduite par un « chapeau » justifiant ce découpage, et jetant des ponts entre les différentes contributions.

Jean-Luc PIERMAY justifie l’expression de « frontière mouvante » qui réunit les cinq textes initiaux : paradoxe de cet adjectif « mouvant » pour décrire des limites traditionnellement tenues pour immuables et enracinées (bornes, grillages, repères fixes marquant le territoire des Etats et sa fin). Les études de cas proposées sont très diverses. Un premier cas classique et majeur, sur les liens entre histoire et géographie, évoque la question des frontières palestiniennes par Abaher El SAKKA. L’imbrication extrême des territoires, la puissance des représentations identitaires font là, on le sait, de la carte et du tracé des frontières d’un futur Etat palestinien une source de conflit majeur. Les deux réflexions suivantes portent sur les spécificités de la frontière maritime. Patrick PICOUET, à propos des Bouches de Bonifacio, montre comment les contraintes de la circulation maritime, les formes nouvelles de coopération transfrontalière et les exigences de protection du milieu naturel peuvent contribuer à réveiller un territoire. Nathalie FAU décrit, autour du détroit de Malacca la stratégie complexe de trois Etats très différenciés, en interférence avec des réglementations internationales fortes et déterminantes pour un espace au cœur des grands flux de la mondialisation.
Sébastien COLIN analyse les effets de l’ouverture de la frontière entre la Chine et la Russie, et l’émergence de nouvelles tensions qui en résulte. Olivier CLOCHARD propose une réflexion plus générale sur le droit d’asile en Europe et les processus de mise à l’écart des « réfugiés ».

Patrick GONIN introduit la seconde partie, Frontières impossibles : l’impossibilité d’embrasser les multiples acceptions possibles d’une notion aussi floue, ambivalente et polysémique que celle de frontière. L’acte fondateur, celui de nommer, tracer et créer une frontière est évoqué par plusieurs communications.

Celle de Lynda DEMATTEO, « La Padanie ou la nation sans territoire », traite du projet politique de remise en cause de l’Etat unitaire italien, par la tentation de rejet du Mezzogiorno (« tropisme de la Mitteleuropa »).La création du Nunavut des Inuit et « l’appropriation d’un concept occidental » par un peuple de l’Arctique est présentée par Johanna BERGE. Dans l’exemple étudié par Stéphanie LIMA, « la frontière devient interface ». Le cas des frontières communales au Mali est en effet rare, puisque l’Etat malien s’est écarté de la logique imposée du marquage d’une frontière, passage obligé de l’appropriation d’un territoire par une population, et n’a pas souhaité tracer de limites internes fixes des nouvelles communes. De ce « non-choix » découle l’émergence d’une multitude de débats sur les espaces tampons séparant les différents terroirs villageois. Dans ce cas, la « fabrique » de territoires politiques prend acte de l’interpénétration des espaces villageois et résiste à la fatalité du cloisonnement. Les questions soulevées depuis des décennies par le découpage étatique post-colonial de l’Afrique trouvent ici de nombreux échos, à une autre échelle : l’identité précède-t-elle la frontière, ou en résulte-t-elle ? La limite floue est-elle une alternative possible du découpage qu’exige toute régulation territoriale interne ? Permet-elle de faire du territoire un espace de négociation sociale, une interface active, plutôt qu’une surface à découper ?

Le cas présenté par Alain BONNASSIEUX (« Dynamiques migratoires et transgressions des frontières urbain-rural ») prolonge la réflexion sur l’Afrique, avec l’analyse, au Niger, des dynamiques de mobilité et de chevauchement (frontière intra étatique, entre villes et campagnes, ou migrations internationales avec le Nigeria).
Autre situation, autre configuration : les frontières en territoire Pewenche (indiens du Chili), selon Aurélie VOLLE sont à la fois lignes de séparation entre deux Etats (Chili et Argentine), et espace de vie du peuple mapuche. Ce « territoire de l’araucaria » est présenté comme traversé par de multiples lignes de partage imbriquées. Ici, la frontière génère échanges et circulation dans de hautes vallées andines, mais aussi des tensions, par l’intervention des multinationales, à la recherche des ressources locales.

La troisième partie, Frontières imaginées, introduite par Marie-Christine FOURNY-KOBER part d’une citation littéraire, qui établit le regard adopté. Ambrose Bierce (The Devil’s dictionary, 1911), définit la frontière comme «la ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginés des uns des droits imaginés des autres». Derrière l’ironie, l’affirmation rejoint le constat de la géopolitique de notre temps, qui accorde aux représentations mentales un rôle central. Les textes rassemblés de cette troisième partie se rejoignent donc dans l’étude de l’imaginaire, de son fonctionnement comme organisateur d’identités, générateur de séparations, et donc de frontières.
Joëlle DUCOS analyse la classification en « zones » climatiques dans des œuvres littéraires ou religieuses anciennes (« Frontière météorologique et climatique au Moyen Age »). Elle en dégage la variabilité des imaginaires, dans l’espace et dans le temps, et leur rôle dans l’invention des frontières climatiques, et l’impossible matérialisation des limites d’un élément, l’air.
Florence BOYER témoigne d’une autre relation à l’espace, celle des touaregs. Dans une société en perpétuelle mobilité, la construction du territoire se fait selon un mode particulier. La linéarité historique de la succession des générations, la continuité culturelle, l’articulation de la succession des lieux dans le rythme du déplacement : l’imaginaire est à la source de « La frontière dans le monde nomade : du pastoralisme aux migrations temporaires ». A la dispersion répond la frontière temporelle.
Yopane THIAO (De l’identité à la notion de frontière dans les concepts d’antillanité et de créolité) s’éloigne encore un peu de l’analyse de la forme matérielle de la frontière, et pose la question de la limite abstraite de l’identité culturelle, au sein de la mosaïque des identités antillaises, en démêlant les liens entre les apports littéraires et conceptuels des principales figures de l’espace intellectuel antillais et la notion de frontière.
Lydie PEARL pose une question très directe : « L’artiste peut-il encore représenter une nation ? ». Le rôle de l’art à l’heure de la mondialisation est mis en relation avec l’identité culturelle nationale. Dans les grandes manifestations artistiques contemporaines, y a-t-il un art français ? L’artiste est-il porte-drapeau d’un Etat, d’une nation, d’une identité, d’ « une seule terre, d’un seul pays » ? Ou au contraire, « le citoyen d’une inter-nation », quelque part « entre les territoires », dans un no man’s land aux frontières indécises ?

Les difficultés reconnues par les coordonnateurs de ce recueil se retrouvent dans le caractère éclaté de ces différentes contributions. En faisant varier les éclairages, les différents auteurs montrent d’abord en quoi les frontières peuvent être mouvantes, ou impossibles à dessiner. Soit parce qu’elles n’existent que dans les esprits, soit au contraire parce qu’elles n’existent pas dans les esprits.

Cette apparente contradiction sert de transition pour sortir de la géographie classique et entrer dans une géographie prenant en compte l’imaginaire. Les apports d’autres regards que ceux des seuls spécialistes de géopolitique ne sont pas sans intérêt, même s’ils apparaissent parfois artificiellement intégrés dans les problématiques du colloque. De la diversité des approches pourrait naître une vision. C’est partiellement vrai ici. Par ailleurs, les études de cas présentées permettent à chacun une mise à jour utile sur des situations précises et diversifiées, autour d’une notion majeure, avec quelques pistes conceptuelles intéressantes.

© Clionautes