Russie – la renaissance d’un phénix géopolitique

L’épreuve d’histoire contemporaine du concours de l’ENS 2022 sur le thème « La Russie et l’URSS du milieu du XIXe siècle à 1991 ».

Si l’intérêt des éditeurs pour l’histoire de l’Union soviétique et de la Russie s’explique par la nouvelle question au concours de normale Sup, avec le 30e anniversaire en décembre 2021 de l’implosion de l’Union soviétique, il ne faut pas oublier non plus que la Russie d’aujourd’hui suscite de nombreuses interrogations.

Son évolution actuelle tire incontestablement ses racines dans son histoire. Celle de la constitution de la Russie elle-même, et à cet égard David Teurtrie fait œuvre utile lorsqu’il parle du pays comme d’un phénix géopolitique. Effectivement la Russie qui a failli disparaître pendant le temps des troubles entre 1598 et février 1613, qui a subi les incursions polono-lituaniennes entre 1605 et 1618, sans parler de la pression suédoise, a pu se reconstruire avec Michel Ier Romanov, un des fondateurs de la dynastie régnante jusqu’en 1917. Dans son histoire la Russie n’aura connu que deux dynasties, celle des Varegues, à partir de 862, avec le prince Riourik, et celle des Romanov. L’histoire de la Russie a également été marquée par cette ambivalence entre l’Orient et l’Occident, entre les occidentalistes et les slavophiles. Et cette opposition se décline encore aujourd’hui, et Vladimir Poutine peut souffler le chaud et le froid en alternant entre les deux logiques.

Au-delà de l’intérêt pour l’histoire russe et soviétique directement lié au programme du concours, il y a aussi un certain nombre d’interrogations qui traversent la pensée militaire aujourd’hui. Pendant la période de la guerre froide les états-majors occidentaux ont échafaudé de nombreux scénarii sur les possibilités d’expansion soviétique, sur l’offensive contre l’Europe occidentale qui pouvait se produire, surtout si l’inefficacité du socialisme réellement existant conduisait le bureau politique envisager l’aventure militaire.
La renaissance de l’armée russe, dont j’ai pu voir à titre personnel la décomposition se produire jusqu’en 2007, est aujourd’hui prise très au sérieux. Lorsque l’on s’intéresse de près à ces questions, on peut voir que du côté de cet adversaire potentiel, l’on assiste à un renouvellement tout à fait significatif de la pensée militaire. Pas plus tard qu’aujourd’hui, en réponse à certaines déclarations des États-Unis à propos des concentrations de troupes russes sur les frontières de l’Ukraine, Vladimir Poutine abordait la possibilité de réponses « techniques et militaires » en cas d’initiative de l’OTAN. On peut imaginer que les réponses techniques seraient très largement dans le domaine cyber.

Russie – Puissance énergétique et agricole

L’auteur est un géographe, associé au centre de recherche Europe/Eurasie, et ses travaux portent sur la géopolitique la géo économie de la puissance russe et de ses voisins proches. On retrouve la démarche très classique du géographe dans la première partie sur la renaissance de la Russie, telle le Phénix de ses cendres, à partir des sources de la puissance. L’abondance des ressources, le Grand Nord comme espace stratégique, mais également la Russie d’Asie comme réservoir de puissance, qualifié d’hinterland, sont ainsi analysées. La diversité multi-ethnique peut être considérée comme une source de puissance malgré sa complexité, même si avec la perte des périphéries lors de la chute de l’URSS, les Russes ethniques représentent près de 80 % de la population totale. La structure administrative est héritée de l’URSS mais après la période de désorganisation qui a suivi 1991, on retrouve la logique du centre/périphérie, y compris dans la nomination des gouverneurs des républiques autonomes. Au passage l’annexion de la Crimée en 2014 rajoutait de régions à la fédération de Russie, la république de Crimée et la ville fédérale de Sébastopol. Comme les préfets en France, le pouvoir central impose une rotation de gouverneur sans attache avec les territoires qu’ils doivent administrer.
Dans le deuxième chapitre la Russie est envisagée sous l’angle de ses ambitions en envisageant la crise démographique, héritage de la période soviétique qui avait vu, jusqu’à une période récente, l’espérance de vie diminuer, avec un creusement de l’inégalité homme femme dans ce domaine. Un certain volontarisme démographique avec une relance de la politique nataliste qui n’a pas encore produit d’effet significatif s’inscrit bien dans cette volonté de puissance.

Russie – « Puissance pauvre ? »

Cela permet de parler d’une puissance pauvre, un concept que les milieux slavophiles avaient repris à leur compte, d’autant plus que l’abandon de l’empire soviétique était apparu comme un échec socio-économique majeur. La relative prospérité des années 2000, avec la rente énergétique, semble avoir trouvé ses limites, et la décennie 2010 est considérée comme une décennie perdue, notamment lorsque l’économie russe entre en crise à la fin de l’année 2014, à cause des sanctions occidentales consécutives à l’annexion de la Crimée. La hausse des prix de l’énergie depuis 2021 pourrait sans doute inverser la tendance, surtout si celle-ci devait se poursuivre et permettre d’exercer une pression sur les pays clients qui seraient ainsi incités à alléger les sanctions. À propos de l’énergie un chapitre entier lui est consacré et ce sont de véritables combinats Gazprom et Rosneft qui semblent avoir pris la main sur l’ensemble du secteur.
Moins bien connu le secteur céréalier que l’on avait connu comme le symbole de l’échec du système collectiviste dans le domaine agricole, avec les premières importations de blé en 1964, est devenu exportateur net au début des années 2000. Le mouvement s’est amplifié à partir de 2010, et la Russie qui représente 20 % du commerce mondial de blé a retrouvé la place qui était celle de l’empire russe en 1913.

En 2020 les exportations agroalimentaires russes ont atteint le niveau record de 30 milliards de dollars, un chiffre supérieur aux revenus tirés des exportations de gaz naturel. La Russie exporte même de la viande en direction de la Chine, de la Turquie, et de l’étranger proche. Pour la première fois de son histoire récente la Russie est devenue exportatrice nette de produits agricoles en 2020.
On se souvient de cette période du début des années 2000 où l’on ne trouvait dans les commerces alimentaires de Saint-Pétersbourg que des produits importés, y compris des olives d’Espagne, une adaptation à la Russie de la tradition des tapas !
Dans le domaine économique, comme on a pu le voir par ailleurs dans le domaine numérique, y compris avec le système de paiement comme Visa et MasterCard, la Russie manifeste une tentation pour l’autarcie.

Russie, la tentation de l’autarcie

La Russie de Vladimir Poutine a repris à son compte l’héritage soviétique en retrouvant même une capacité de projection, cette fois-ci indirecte, avec la société militaire privée Wagner qui s’implante aujourd’hui en Afrique. La volonté consiste à reconstruire les bases de la puissance pour retrouver une certaine autonomie qui permette de conjuguer le hard power et le soft power. Dans ce domaine le modèle de la Russie de Poutine apparaît comme assez peu séduisant, même si l’on trouve dans les milieux nationalistes européens, proches de l’extrême droite, une certaine fascination pour ce régime autoritaire.
Incontestablement la Russie est de retour, même si cela est à relativiser. Si un dérapage, y compris sur le terrain militaire n’est pas à exclure, la Russie a davantage intérêt à user de sa capacité de nuisance qu’à s’engager dans une politique aventuriste. Poutine a montré une incontestable capacité d’adaptation, en jouant la fois sur le levier énergétique, sur la pression militaire, sur un retour du nationalisme grand russe, avec la possibilité de constituer une sorte d’OTAN eurasiatique, ce qui serait un aboutissement majeur.

Russie, la capacité de nuisance

Pour autant, il faut toujours nuancer cela. Il ne faut pas oublier que le produit intérieur brut de la Russie aujourd’hui est l’équivalent de celui de l’Espagne. Certes c’est une puissance nucléaire, avec une armée de 900 000 hommes qui s’est largement modernisée, mais qui reste tout de même dépendante dans certains domaines, d’autant qu’une partie du complexe militaro-industriel de l’Union soviétique se trouvait en Ukraine. Pour autant la Russie mène une politique active d’exportation d’armes, retrouvant parfois certains clients comme l’Inde qui joue dans ce domaine un jeu plutôt subtil. Mais une partie des savoir-faire, notamment en matière maritime semble avoir été perdu. On se souvient de l’achat des bâtiments de projection et de commandement de type mistral, fabrication française, dont la vente a été finalement annulée à cause de l’annexion de la Crimée. Aurait-on imaginé l’Union soviétique procédait à des achats de ce type ?

Cela n’empêche pas l’ours russe de montrer ses griffes, par des manœuvres militaires spectaculaires, par le déploiement de dispositifs d’interdiction aérienne qui montre que dans ce domaine l’armée russe se montrerait capable d’engager un conflit de haute intensité à l’ouest. C’est en tout cas l’hypothèse à laquelle se préparent les états-majors occidentaux, y compris la France.
Incontestablement le titre de cet ouvrage qui aborde la Russie sous l’angle du retour de la puissance semble particulièrement approprié. Mais il s’agit toujours d’une puissance pauvre, certes nucléaire, donc à prendre au sérieux, mais dont les faiblesses structurelles héritées de l’Union soviétique et de la thérapie de choc libérale qui a suivi son implosion il y a 30 ans sont toujours présentes.

Vladimir Poutine tient toujours le pays d’une main de fer, espère que le projet chinois de route de la soie permettra d’irriguer le pays, et de renforcer son potentiel économique, afin que la Russie puisse retrouver son rang de grande puissance majeure. Le nationalisme grand russe est un puissant ressort, surtout lorsque la religion orthodoxe a remplacé les oripeaux du marxisme-léninisme, mais comme disait Lénine, « les faits sont têtus ». Malgré sa richesse énergétique et minérale, malgré sa capacité agricole retrouvée, malgré la modernisation de son outil militaire, le PIB de l’Espagne, un budget militaire très largement inférieur à celui de la Chine, sans parler des États-Unis, et même des pays de l’OTAN rassemblés, ne permettent pas pour l’instant à la Russie de jouer dans la cour des grands. Il reste tout de même une capacité de nuisance qui a pu se manifester dans le dispositif de guerre hybride mis en place à l’Est de l’Europe.

Mais nous savons déjà qu’un projet géopolitique s’inscrit dans la durée, et même si l’on n’envisage pas encore de changement politique au sommet avant 2036, rien dans ce domaine n’est jamais à exclure.