Hervé Théry, en introduction, remarque fort à propos que cet ouvrage « illustre les avancées récentes de la géographie à l’interface avec les disciplines voisines « . C’est en effet par ses méthodes d’investigations que la démarche de l’auteur devient clairement sociologique.
La problématique centrale est celle de la consolidation d’une troisième région d’agriculture familiale au Brésil après celles du Sud et du Nordeste.
Dans sa très riche introduction, se référant à la célèbre définition de Turner (1894) sur la Frontière, Xavier Arnauld de Sartre, se propose de donner une définition de ce que les gens pensent sur les fronts pionniers : « Le Front Pionnier est, dans l’imaginaire collectif, la terre des possibles, où une nouvelle redistribution sociale peut être réalisée, où les oubliés du développement et les perdants de la ‘grande loterie’ qui attribue à la naissance une position sociale peuvent avoir une nouvelle chance. ». L’auteur se pose ainsi les questions suivantes :
– Comment se construisent ces régions ?
– Quelles en sont les dynamiques et les modes de gestion de l’espace?
La problématique environnementale liée à celle du développement durable est elle aussi au cœur de son travail.
D’autre part, le modèle social ne semble pas figé. Les migrations paysannes, au cœur de ces enquêtes, sont une des manières dont les populations locales s’adaptent à leur environnement économique, politique ou culturel. Enfin, ces agriculteurs deviennent une force politique considérable. Paradoxalement, les jeunes de la région Transamazonienne sont porteurs de valeurs nouvelles et sont prêt à faciliter une modernisation qui s’avère de plus en plus nécessaire tout en se débarrassant des valeurs patriarcales traditionnelles. L’ensemble de ces données nouvelles émaillent les cinq chapitres qui composent l’ouvrage.
Ces changements et cette extension des fronts pionniers ont pour origine la volonté de la junte militaire d’intégrer l’Amazonie au territoire brésilien devant les velléités des puissances voisines de s’approprier ce territoire. Ce fait historique est aussi mis en avant par les écrits de Bernard Bret et de Hervé Théry pourtant oubliés dans la bibliographie finale.
Cet essor se traduit par la construction de routes et la colonisation agricole avec un plan en arêtes de poisson pour occuper l’espace.
Le premier chapitre, « Les politiques de colonisation agricole au Brésil », se penche sur les formes d’occupation de l’espace dans ces front pionniers. Après la première phase de colonisation initiée par la junte niant les besoins des populations rurales, la seconde, à la fin des années 1970, est marquée par l’ouverture capitalistique. De grandes propriétés peuvent ainsi se constituer. L’auteur remarque que l’agriculture familiale est la grande absente des politiques publiques. Aujourd’hui, le développement durable mais aussi une conception plus moderne de l’aménagement avec des grandes infrastructures de transports, produit une relance de la colonisation de l’Amazonie. Les agriculteurs familiaux se sont vus remettre de grandes portions de terre. Il n’empêche, la concentration des terres est toujours d’actualité. Les plus pauvres migrent vers d’autres fronts pionniers et vendent leurs terres aux grands propriétaires. Mais, force est de constater que la stabilisation du front pionnier est indispensable pour le développement durable. « La durabilité pour les agriculteurs familiaux passe par la stabilisation dans une zone de colonisation ancienne pour qu’ils n’aillent pas participer à l’ouverture de nouveaux fronts pionniers ». Pourtant, les logiques de ces agriculteurs sont qualifiées ‘d’échappement territoriaux’. En effet, leur méthode culturale défrichement-brûlis ne laissent pas le temps au sol de restaurer sa fertilité. Ils transforment alors leur parcelle en pâturage prête à être vendue. Ceci s’apparente alors à une méthode prédatrice par habitude. Peut on ainsi parler de crise ? Il ne semble pas : revendre une terre peut être un moyen de réaliser une rente financière suffisante pour tenter d’avoir un avenir meilleur ailleurs.
Xavier Arnauld de Sartre, en recourant à des enquêtes sociologiques sur les raisons des migrations, y trouve trois raisons : une reproduction intergénérationnelle et familiale mais aussi la spéculation foncière et enfin la qualité des sols. « C’est pour se reproduire en tant que familles paysannes fondées sur certaines valeurs que des familles d’agriculteurs décident de migrer » (p.36). Aujourd’hui la crise de la reproduction de l’agriculture familiale est patente. Les politiques s’en emparent pour en faire un outil du changement social pour implanter le développement durable. En effet, il s’agit ici d’un conflit de génération lié à la rupture avec le mode de fonctionnement traditionnel de l’agriculture paysanne. On assisterait donc à la naissance d’une agriculture plus professionnelle loin de la culture sur brûlis traditionnelle.
Les quatre chapitres suivants approfondissent ces pistes très riches évoquées dans le premier.
Le second chapitre, « Diversité des logiques sociales de gestion du milieu et évolution des fronts pionniers amazoniens » permet à l’auteur d’identifier plusieurs types de migrants. Tout d’abord les agriculteurs occasionnels, très mobiles, qui peuvent changer de condition selon les circonstances. Ils oscillent entre ville et campagne. Autre cas : les enfants refusent de rester et partent à la ville. Cette situation est souvent liée à la poursuite des études qui leur font acquérir une identité non agricole. Enfin, la migration peut être la conséquence d’un rapprochement communautaire avec un travail en commun et une forte contingence paternaliste.
L’auteur s’engage ensuite à comprendre les enjeux contemporains qui traversent la jeunesse. Il constate qu’une majorité de jeunes acquièrent leur indépendance tardivement. Dans ce cas, « souvent, la migration est le seul moyen pour les jeunes d’obtenir de la terre tout en perpétuant les liens paysans » (p.93). Néanmoins, on ne peut aussi pas parler de crise générale de l’agriculture familiale car la moitié des jeunes réalisent ce que souhaitent leurs parents. Xavier Arnauld de Sartre convient alors qu’il est impossible de modéliser le comportement des jeunes agriculteurs.
Le paternalisme de l’agriculture familial semble être la pierre d’achoppement entre les différentes générations qui vivent ensemble et est à la base de la crise que traverse aujourd’hui la jeunesse. Il consiste en un contrôle du travail des enfants même après leur mariage. Les cas où les enfants restent auprès de leurs parents se réduisent. La dénonciation de ce modèle est forte avec un véritable refus de se soumettre à l’autorité paternelle et au caractère inégalitaire du travail et des échanges (par ailleurs souvent perçus par les enfants comme de simples dons). Ainsi, accéder à la terre est le moyen de s’émanciper de formes de travail pesantes. Il peut y avoir aussi, par la contestation, des évolutions internes à cette agriculture familiale.
Le quatrième chapitre, « Les bouleversements de la formule paysanne », poursuit cette quête des origines de la « crise » de l’agriculture familiale souvent déniée par l’auteur. Le refus du paternalisme doit-il s’interpréter comme une simple volonté d’indépendance ou comme une rupture totale par rapport à l’agriculture paysanne ? L’émergence de la place de la femme au sein de la famille et aussi du ménage (l’amour en mariage rentre en effet de plus en plus en compte dans les rapports homme/femme) est une nouvelle donne dont il faut tenir compte même si « la place préassignée à une jeune fille est peu enviable » (p.132).. De même le départ des jeunes peut être lié à une volonté initiatique comme lors du service militaire pour les garçons.
Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage, « Les jeunes agriculteurs, des sujets en émergence », reprend, en les approfondissant, les importantes, profondes et nombreuses transformations analysées précédemment. Devant le nombre de changements réels et potentiels, qu’elle est la logique de gestion de l’espace de ces jeunes agriculteurs ? Ils n’écartent pas la gestion traditionnelle mais la recherche d’une nouvelle rationalité est constante par l’utilisation d’instruments plus modernes et le développement de la pluriactivité. La logique de rentabilité est dorénavant antérieure à toute prise de décision. Leur volonté commune ? S’individualiser !
L’auteur en conclut à la ruralisation et à la stabilisation des fronts pionniers (p.204). Trois conséquences immédiates émergent de ces transformations majeures. Tout d’abord, la baisse de la pression foncière ne rend pas nécessaire la migration. Ensuite, force est de constater une augmentation du niveau général d’éducation. Enfin, l’acceptation du travail salarié et de la pluriactivité est une donnée nouvelle.
D’une lecture exigeante, nécessitant vigilance et assiduité, cet ouvrage est une aubaine pour dénoncer tous les stéréotypes communs sur l’Amazonie et les fronts pionniers. Ce travail de recherche offre des cartes intéressantes (tout particulièrement à la page 18 « Histoire de l’occupation du Brésil et itinéraires migratoires paysans ») et de nombreux tableaux, mines de renseignements sur les réalités paysannes, mais aussi, par moments, rébarbatifs par leur récurrence. La thématique du développement durable est omniprésente et peut contenter tous ceux qui s’y intéressent. Les enseignants y trouveront sans aucun problème de quoi réaliser des études de cas. Xavier Arnauld de Sartre s’adresse ainsi à un public érudit et passionné par l’ensemble de ces thématiques.
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