Cet ouvrage pluridisciplinaire est coordonné par deux géographes : Bertrand Sajaloli 1, et Etienne Gresillon2

Il s’inscrit dans la lignée des travaux sur le thème de la nature d’Elisée Reclus, Pierre Desfontaines ou Paul Claval qui signe un des chapitres de ce livre qui cherche à éclairer le paradoxe de notre monde entre destruction et sacralisation de la nature.

Si l’approche théologique et religieuse est très présente, la lecture des réflexions sur la nature, le sacré, apporte une dimension nouvelle aux interrogations sur la crise actuelle et comment elle est appréhendée dans les différentes cultures.

Sacrée nature, nature du sacré

Cette première partie vise à comprendre la place de la nature dans les religions et les rites de l’Antiquité à nos jours. Dans l’introduction Jean-Bernard Racine s’interroge sur l’efficience de la sacralisation de la nature pour inventer une politique commune à l’heure du « Développement Durable ». Il présente les grandes lignes des différentes contributions.

La nature, un objet religieux 

Vincent Moriniaux 3et Bertrand Sajaloli s’interrogent sur le rapport entre Nature et christianisme. En s’appuyant sur les écrits de deux historiens, Philippe Joutard et André Vauchez, deux penseurs, Jean Bastaire et François Euré et un géographe, Paul Claval, ils proposent une synthèse des débats sue ce thème et sur le rapport entre religion et connaissance scientifique où il est question de Galien St François d’Assise, Teilhard de Chardin, de création et de fin du monde.

Jean Bastaire4 propose une réflexion sur sacralité et sainteté. Il oppose nature, approche païenne et création, approche biblique. Quand le sacré est présent dans toutes les religions, la sainteté est biblique. Il explique comment « la révélation judéo-chrétienne désacralise le monde pour le sanctifier » (p. 43).

Philippe Joutard analyse à propos de la haute montagne5, comment les hommes ont « désenchanter » la nature pour reprendre un terme du titre de sa contribution, pour s’émanciper et conquérir les sommets, inaccessibles et maléfiques, leur ôter leur rôle de demeure des dieux, pour en faire une montagne rêvée à partir du XVIe siècle. Il appuie son raisonnement sur la peinture dont il propose des représentations iconographiques de qualité.

Le Sacré, un construit social

Franck Collin6 présente la manière dont on a sacralisé la nature dans l’Antiquité, quelle est la place de l’homme et comment le paysage sacré gagne l’espace profane sur les fresques des villas. Il montre la proximité entre la conception stoïcienne de la nature et la doctrine chrétienne de la création divine. Il analyse la place du monachisme et de l’érémitisme dans le rapport à la nature et au cosmos avant de montrer les tentatives laïques de redonner à la nature un caractère sacré comme dans l’expérience de Thoreau.

Le géographe Etienne Gresillon s’intéresse aux jardins chrétiens 7 où le sacré s’inscrit dans les logiques spatiales en partant de la place du divin dans la vie des religieux. Le jardin des monastères incarne à la fois le lieu du travail et celui de la prière. Le jardin est défini comme espace symbolique entre l’ici et l’au-delà. L’auteur analyse leur géométrie mais aussi leur composition botanique, les calvaires qui rappellent la mort et la résurrection, le buis la vie éternelle

Hervé Brédif8 propose une relecture de Teilhard de Chardin et Michel Serres sur la place de la nature sacrée dans un monde marchand et utilitariste, réflexion qui donne des perspectives pour appréhender la crise écologique actuelle.

Yves-François Le Lay9 présente Elisée Reclus, précurseur d’une géohistoire spirituelle de la nature, d’une approche sensible de la relation entre l’Homme et son environnement, qu’il qualifie de premier chantre du développement durable. Il montre comment ses travaux (L’Homme et la terre, Histoire d’un ruisseau et Histoire d’une montagne) sont à la fois une description des phénomènes naturels et une étude de ce qu’en disent les mythes et les religions, comment l’eau est un élément fondamental des paysages sacrés, la montagne un refuge des dieux. La  citation de Reclus en conclusion résonne aujourd’hui : « [des] sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir » (Reclus, « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes », La Revue des deux mondes, n°63 , 1866p. 379-380)10.

Francois Euvé11 conclut cette première partie en évoquant le renouveau de la pensée théologique sur la nature.

Le Sacré, fabrique du paysage

La seconde partie est introduite par un texte de Paul Claval qui précise les approches géographiques du religieux de Pierre Desfontaines à Jean-Bernard racine, de Lynn White à Maria de Graça Santos.

Empreintes paysagères du sacré de l’occident judéo-chrétien

Françoise Michaud-Fréjaville12 aborde la place des éléments religieux dans le paysage depuis le Moyen Age, ce qui annonce la ville au voyageur. Elle évoque dans son étude la périphérie d’Orléans, les Montjoies qui, donnent à voir depuis une hauteur le but du voyage, les divers oratoires qui jalonnent le chemin et les met en relation avec la référence à Jérusalem.

Claire Garault13 présente sept petits récits hagiographiques du diocèse de Tréguier qui évoquent la traversée de la Manche, l’idéal érémitique et le processus de sacralisation d’un lieu.

Emeline Eudes analyse l’élaboration des identités culturelles de Scandinavie, elle interroge les traces de l’influence du luthéranisme sur les sciences naturelles (Linné, Laestadius), les liens entre perception du paysage et structuration du mouvement politique et sentiment religieux notamment à travers la peinture.

Dominique Chevalier14 consacre sa contribution au monument Yad Vashem, elle analyse sa localisation sur la colline du Souvenir face au mont Herzl, et montre les dimensions à la fois mémorielle, sacrée et scientifique du monument, elle en analyse les choix architecturaux et leur symbolique.

Vannina Lari15 montre le caractère insulaire de la conception de l’espace en Corse : « c’est dans ce va-et-vient permanent entre espace psychique et espace géographique que se définit la conception corse de la vie »(p. 195). Partant des récits mythiques de la fondation de l’île, inscrits dans les toponymes elle montre la construction d’une géographie sacrée pré-chrétienne, les signes de pierre et leur symbolique.

Empreintes paysagères d’Afrique, d’Orient et d’autres croyances

Catherine Chadefaud16 propose deux lectures des paysages de l’Egypte antique. Les représentations du paysage sont un construit qui exprime les forces divines et est organisé sous l’autorité du pharaon selon un cadre à la fois administratif et religieux. Le pharaon incarne l’équilibre entre le monde habité et le chaos initial. L’auteure montre à travers l’analyse de plusieurs tombes cette perception du paysage entre la vallée du Nil, espace de vie et les zones extérieures (réserves de chasse, pêche, cueillettes) dangereuses. Elle étudie la place de l’eau dans le calendrier rural.

Mathieu René-Huber analyse les cultes, sanctuaires et paysages dans la basse-vallée du Strymon, région sur laquelle porte sa thèse sous la direction d’Arnaud Suspène : un fleuve sacralisé de même que les hauteurs qui dominent la vallée (cultes sylvestres). L’analyse porte sur la religion thrace.

Nadine Deshours17 montre comment, dans les cités grecques, la conception de la présence des dieux dans la nature a pu influencer la manière dont les Grecs ont aménagé leur milieu. Elle présente le paysage habité par les dieux, de Gaia aux nymphes, les lieux de rencontres possibles des hommes et des dieux (montagne, grottes, confins sauvages…) mais aussi comment la cité inscrit son contrôle sur le territoire.

Jean-Louis Yengué18 emmène le lecteur au Nord-Cameroun et propose une lecture des paysages traversés par le métissage religieux sur un fond animiste où l’arbre joue un grand rôle. L’arbre, extérieur au village, à la cité a été l’objet de pratiques différentes depuis le XIXe siècle en fonction de la relation religion (islam, christianisme), politique, économie et déforestation. Il montre notamment l’intérêt et les croyances en fonction des variétés botaniques et l’actuelle faveur qui concerne l’acacia albida.

La conclusion de cette seconde partie est plus philosophique sous la plume de Wolf Dietrich Sahr où il revient sur le rapport entre paysage et mythologies de l’antiquité à nos jours.

Le sacré, enjeu politique

Bertand Lemartinel introduit la troisième partie : le sacré recomposé, le sacré instrumentalisé ; Si toutes les religions intègre une conception de la nature, la question de la vision religieuse de l’environnement, concept scientifique n’est pas résolue. Aujourd’hui le géosystème terrestre est l’objet d’une pensée mystico-religieuse, l’auteur parle d’une écologie théosophique qui trouve un écho chez certains politiques favorables à une sacralisation de certains espaces mais il montre aussi une instrumentalisation religieuse extrémiste du changement climatique et une réaffirmation des théories créationnistes.

Le sacré recomposé

Sophie Laligant19 s’interroge sur la sacralisation de la nature dans le Morbihan entre tradition, ethnoscience et gestion raisonnée de l’environnement.

Eric Glon20 s’intéresse aux Autochtones d’Amérique du Nord, à leurs revendications et à leur attachement à leurs croyances ancestrales. Il revient sur le concept de « wilderness », une nature contre-culturelle qui  a conduit, pendant longtemps, à voir l’Amérindien comme un sauvage (instauration des réserves indiennes) et parallèlement la « wilderness » est aussi perçue par les Occidentaux comme un éden, la nature promise par Dieu aux colons. Le mythe du « bon sauvage » plutôt européen gagne l’Amérique au XIXe siècle quand au XXe siècle naît la contestation d’un certain mode de vie (mouvement hippie, création de Greenpeace en 1971), l’Indien apparaît alors comme le contre-modèle de la société de consommation. L’auteur analyse les différentes positions des communautés autochtones dans ce contexte : revendications post-coloniales, reconnaissance de la notion de Nation, dénonciation de l’ethnocide (pensionnats canadiens), revendications socio-économiques. Il présente l’exemple des Lill’watt en Colombie britannique.

Jean-Paul Amat s’intéresse à la sacralisation des champs de bataille de 1914-1918 et notamment Verdun : question du reboisement, terre sacrée des soldats morts. L’auteur évoque les perceptions face à la reprise de la végétation spontanée, notamment les coquelicots sur les anciennes terres agricoles (étonnement, refus qui conduit au monument de la tranchée des baïonnettes). Il montre l’évolution vers l’idée d’une forêt comme un immense sanctuaire, sacralité encore perceptible comme le montre cette remarque d’un élève en 2018 : « Ce qui est frappant à Verdun c’est le silence, comme si la vie était figée […] Ce qui m’a frappé, c’est à quel point la guerre y est présente cent ans après. »21.

Le sacré instrumentalisé

Marie Daugey22 analyse les pratiques des Kabtyés qui, à certaines occasions, transforme le paysage des bois sacrés dans des paysages fortement anthropisés. Elle cherche à faire comprendre le sens de ces rituels : coupe du bois et mise à feu, purification de cet espace mais aussi symboliquement de tout leur territoire.

Véronique Antomarchi23 analyse les paysages arctiques canadiens entre sacralisation et exploitation touristique. Elle montre les représentations occidentales de l’arctique, désert blanc mais c’est un espace habité et exploité par les Inuits. L’auteure explique le rôle traditionnel et l’attrait touristique des Inuksuk (empilements de pierres à figure humaine) et montre les ambiguïtés du parc national des Pingualuit-Kangiqsujuaq, lac dont le caractère spirituel est contesté par certains Inuits.

Martine Tabeaud24 et Xavier Browaeys25 reviennent sur Al Gore et son film sorti en 2006 Une vérité qui dérange. Ils s’interrogent sur les conceptions de la nature de l’ancien vice-président des États-Unis en proposant une analyse fine du film. Ils concluent sur une instrumentalisation des images « au service d’une interprétation à forte connotation religieuse »26.

Denis Chartier conclue cette troisième partie en mettant en garde contre les amalgames entre les différentes interprétations de la référence à Pacha Mama, la terre-mère mise en avant lors de la conférence onusienne Rio + 20.

Conclusion

Etienne Gresillon et Bertrand Sajaloli réaffirment que l’étude du sacré permet de montrer la complexité du sujet et d’intégrer la charge affective de tout un chacun dans son rapport à nature, indispensable pour surmonter la crise écologique.

L’ouvrage a été présenté  sous la plume de Michèle Vignaux, novembre 2019 :

On pourra aussi se reporter au dossier de Géoconfluences : Dossier : Fait religieux et construction de l’espace,Fait religieux et nature : état de l’art et problématiques

___________________________

1Maître de conférences en géographie à l’Université d’Orléans, ses recherches explorent l’ensemble des relations homme-nature par le prisme des zones humides et des territoires de l’eau. Plus récemment, il s’interroge sur l’intégration des dimensions culturelles dans la mise en place d’un développement durable en Afrique de l’Ouest. il est l’auteur d’une cinquantaine d’articles et d’ouvrages portant sur les zones humides, sur la géohistoire des milieux naturels et sur les liens entre écologie, cultures, et aménagement des territoires.

2Maître de conférences à l’université Paris-Diderot. Ses travaux portent sur la place du catholicisme dans les paysages et dans les débats autour des changements environnementaux.

3Maître de conférences en géographie à l’Université Paris Sorbonne, il a notamment dirigé La nature, objet géographique, Editions Atlande, Clef-concours, Géographie thématique, décembre 2017,

4Jean Bastaire est un intellectuel chrétien. il a écrit dans la revue Esprit et consacre des travaux critiques à la poésie chrétienne de l’âge baroque et à l’œuvre de Charles Péguy. Il est l’auteur d’une longue réflexion sur les fondements théologiques d’une « écologie chrétienne ».

5Sur ce me thème : Stéphane Gal, Histoires verticales les usages politiques et culturels de la montagne (XIVe-XVIIIe siècle), Champ Vallon col. Époques, 2018, 450p.

6Il a contribué à l’ouvrage : Marielle De Béchillon, Patrick Voisin (dir.), L’espace dans l’Antiquité, L’Harmattan, Coll. Kubaba, 2015, 378 p.

7sa thèse est intitulée « Une géographie de l’au-delà ? Les jardins de religieux catholiques, des interfaces entre profane et sacré ». Elle a été présentée en décembre 2010 lors d’un café géographique à Paris : Les jardins religieux catholiques : un objet géographique riche de sens

8Ingénieur agronome (AgroParisTech), diplômé de Sciences Po Paris, Hervé Brédif est maître de conférences à l’UFR de Géographie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au Ladyss (UMR 7533 CNRS)

9 Maître de conférences en géographie à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon. ses recherches porte sur « Environnement Ville Société ».

10Cité p. 115

11Jésuite, docteur en théologie, il enseigne la théologie au Centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris.

12 Professeure émérite d’Histoire médiévale à l’Université d’Orléans, spécialiste de l’histoire de Occident des XIIIe-XVIe siècles, notamment des apprentissages et des voyages, croyances et pèlerinages

13Auteure d’une thèse : Ecriture, histoire et idfentité : la production écrite monastique et épiscopale à Saint-Sauveur de Redon, Saint-magloire de Léhon, Dol et Alet/Saint-Malo (milieu du IXe siècle – milieu du XIIe siècle

14Maîtresse de conférences en géographie à l’Université Claude Bernard – Lyon 1 et à ESPE, elle travaille sur le thème des valorisations et dévalorisations des territoires urbains, et s’intéresse aussi aux questions de spatialisation des mémoires douloureuses et aux effets de cette mise en espace. Elle a publiée en 2017 Géographie du souvenir. Ancrages spatiaux des mémoires de la Shoah, Paris, L’Harmattan, Collection Géographie et Cultures, 2017, 244 p.

15Elle travaille sur la toponymie, les mythes et récits, les religiosités populaires, langue, traduction, savoir- faire, patrimonialisation, transmission, patrimoine immatériel de la Corse

16Agrégée d’Histoire, professeure honoraire a enseigné en successivement en CPGE économique (prépa HEC) et en CPGE littéraires (Lettres supérieures et première supérieure). Elle est titulaire  d’un  doctorat d’Etat (Climat, végétation  et géographie de l’Egypte ancienne)-Paris-IV-Sorbonne).  Elle a publié Comprendre l’Egypte ancienne, lexique d’Histoire et de civilisation, Paris, éd. Ellipses 2012 ; Ramsès II, éd. Ellipses, mai 2016.

17maîtresse de conférences en histoire, archéologie et art des mondes anciens et médiévaux à l’Université de Lille. Elle a publié L’Été indien de la religion civique, une étude sur les cultes civiques dans le monde égéen à l’époque hellénistique, Ausonius, 2011

18Géographe, il dirige le laboratoire Ruralités de l’université de Poitiers.

19Enseignante chercheuse au laboratoire de sociologie de l’Université de Tours

20Professeur de géographie à l’Université de Lille

21Cité p. 324

22Elle a consacrée sa thèse d’ethnologie de l’EPHE aux Kabyè du Togo, Voir Dossier : Fait religieux et construction de l’espace : Bois sacrés et pratiques rituelles en pays kabyè (Togo)

23Docteure en histoire, elle est enseignante à l’IUT Paris Descartes, spécialiste du tourisme polaire, et de la culture inuit. France Culture dans l’émission Culture monde : L’avenir du tourisme est-il aux pôles ?

24Géographe, spécialiste de climatologie, Martine Tabeaud est actuellement professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

25Maître de conférences de géographie à l’université Paris Panthéon Sorbonne

26Page 357