Historien des idées et professeur de science politique à l’université de Rennes 1, Bernard Bruneteau a orienté ses recherches sur les totalitarismes et les génocides, un thème sur lequel il a publié plusieurs ouvrages depuis 2004. Dans son dernier livre sorti en mai 2019, Génocides- usages et mésusages d’un concept, l’auteur a choisi d’orienter son analyse, comme le titre l’indique, sur l’ “usage inflationniste et politique de la notion de génocide”(p.13) qui caractérise notre époque, autrement dit sur l’instrumentalisation politique qui est faite de ce concept né des désastres de la seconde guerre mondiale, par “différents groupes en quête d’identité” (p.13) ou de reconnaissance par la communauté internationale ou bien encore par certains États.

Le livre est divisé en 3 parties équilibrées de 4 chapitres chacune. Dans la première partie, “ génocide et ordre humanitaire international”, l’auteur rappelle le rôle pionnier joué par l’inventeur du concept juridique de génocide, le juriste polonais juif Raphael Lemkin, auquel le livre est dédié. C’est en effet la réflexion et les travaux de Lemkin qui sont à l’origine de la définition du génocide qui entre dans le droit international avec la signature de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948. Cette convention demeure de nos jours la pierre angulaire pour définir, prévenir, agir et punir les crimes de génocides. Partant d’une bonne intention, B. Bruneteau rappelle que pendant la guerre froide et du fait de la guerre froide, le crime de génocide demeure “aux abonnés absents”.(p.19) et qu’il faut attendre l’émergence d’une “société civile internationale” sensible au respect des droits de l’homme et surtout le changement radical de l’ordre mondial dans les années 90 pour que soit créée enfin une Cour Pénale Internationale en 1998, soit 50 ans après la signature de la convention du 9 décembre 1948…

Dans le chapitre 2, l’auteur analyse comment l’activisme de centaines d’ONG humanitaires à partir des années 80 a contribué au “tournant humanitaire” de l’ONU, faisant ainsi de la protection des populations menacées une des priorités de l’action internationale. Ces organisations, dont la plupart sont occidentales, se définissent elles mêmes comme des “lanceurs d’alerte” et “des sentinelles en matière génocidaire” face “aux errements de la trop passive communauté internationale” (p.32), ce qui leur permet d’asseoir du même coup leur légitimité dans l’opinion publique et auprès des grandes instances internationales.

A partir du chapitre3, les 10 chapitres correspondent en autant d’études de cas, soit sur des génocides “consacrés”, c’est à dire qui font à la fois l’objet d’un consensus parmi les historiens et d’une reconnaissance par la justice internationale comme celui du Rwanda ( chap.7) ou celui du Cambodge (chap.4); soit de génocides qui font l’objet de débats, de revendications ou de contestations ( le Darfour, la famine ukrainienne de 1932-33, le Tibet, la Vendée etc…).

Ce découpage offre au lecteur la possibilité d’une double lecture : on peut lire le livre en intégralité ou bien choisir de lire tel ou tel chapitre au gré de ses intérêts et de ses lacunes. Pour chaque cas, l’auteur s’attache à montrer par quel processus les revendications mémorielles de génocide apparaissent dans l’espace public, ce qui implique un rappel synthétique des principaux faits historiques et des éléments qui font débat. Il analyse particulièrement le rôle des différents acteurs qui portent les revendications ou le cas échéant les contestent en les replaçant dans leur contexte politique et culturel.

Mais l’objectif principal de l’auteur est bien sûr de décrypter les usages politiques ou, si l’on préfère, l’instrumentalisation qui est faite du génocide, afin d’éviter que cette notion juridique ne soit banalisée et vidée de son sens. Ainsi, dans la deuxième partie, “génocides et stratégies géopolitiques”, il analyse comment, dans la panoplie des moyens utilisés par les États pour défendre leurs intérêts, la notion de génocide peut être instrumentalisée pour “ délégitimer une puissance rivale en l’accablant du souvenir honteux de ses crimes passés”(p.69) : les massacres de Nankin par la Chine rivale du japon (chap.5); La famine ukrainienne de 1932-33 par Kiev contre Moscou ( chap.8). La mémoire d’un génocide peut être aussi utilisée par un régime politique pour renforcer son statut sur la scène internationale. A cet égard, le chapitre 7 sur le génocide rwandais mérite d’être lu avec grande attention pour comprendre comment un génocide “consacré” et reconnu peut faire l’objet d’une politique mémorielle visant à renforcer un régime en place.

La 3ème partie, “génocide et concurrence victimaire”, analyse comment des massacres de masse du passé sont utilisés de nos jours par des groupes (politiques, nationaux, etc…) et des minorités pour se forger aux yeux du monde ou de la société dans laquelle ils vivent un statut de “victimes historiques” (p.129), à des fins politiques de diverses natures. Les cas étudiés (le “génocide” vendéen; les massacres d’Halabja du régime de Saddam Hussein contre les kurdes en mars 1988; le colonialisme européen assimilé à un génocide; la question du Tibet) permettent à l’auteur de rappeler deux critères essentielles qui définissent le génocide aux yeux des historiens et des juristes : l’intentionnalité de l’extermination et son caractère programmé et systématique par les perpétrateurs ; la définition du groupe des victimes en “ennemi collectif objectif” ( qu’il soit racial, ethnique, religieux) qui suppose un processus complexe de “fabrique de l’ennemi”, permettant de légitimer l’extermination de masse du groupe ciblé.

Pour conclure, le livre de Bernard Bruneteau est instructif et intéressant à de multiples points de vue; il requiert une attention soutenue et on déconseillera aux âmes sensibles d’en faire leur livre de chevet pour tenter de trouver le sommeil… Car ces 12 chapitres, même si ce n’était pas l’intention de l’auteur, sont un peu comme une traversée virtuelle et en accéléré d’un siècle tragique et meurtrier.

La notion de génocide est née des réflexions de Raphael Lemkin pour qualifier le fait historique unique et inédit que représente la Shoah. Selon l’auteur, “il règne aujourd’hui une sensibilité extrême à la question du génocide”, à tel point qu’ “on a pu dire que cette émotion politico-humanitaire constituait la nouvelle religion civile occidentale” (p.29). On peut sans doute se réjouir de cette sensibilité nouvelle au sort de nos frères humains. Cependant, le livre de B. Bruneteau nous invite à ne pas se laisser submerger par l’émotion et à conserver le recul intellectuel et le sens critique nécessaires à l’établissement des faits historiques, à leur analyse et à leur transmission. Un livre que je conseille donc vivement à ceux qui ont la charge d’enseigner l’histoire…