Sarah PERRET est chercheuse en sciences politiques et relations internationales au sein du département des War Studies à King’s College London. J. Peter BURGESS est philosophe et politologue. Professeur et directeur de la Chaire de Géopolitique du Risque à l’École normale supérieure de Paris. Cet ouvrage, dans cette collection maintenant bien connue, est le résultat de leurs échanges, de leur travail et de leurs réflexions dans ce cadre depuis 2016.
Nous sommes entrés dans une « société du risque« . Les catastrophes climatiques et industrielles qui se multiplient ou encore la récente pandémie Covid-19 démontrent combien la question du risque est désormais au cœur de nos préoccupations. Aujourd’hui la notion de risque se situe au carrefour de deux conceptions : réaliste et constructiviste. Dans la première approche, le risque est compris comme un objet stable et donc mesurable. Dans la seconde, le risque est un construit qui repose sur un contexte spécifique et des perceptions façonnées par des représentations. On distinguerait alors les risques objectifs qui relèveraient de la « nature » de ceux moins rationnels qui relèveraient de la culture. La pandémie Covid-19 illustre cette hybridation du danger dans nos sociétés globalisées et de plus en plus médiatisées. La complexité des enjeux ayant trait à la question du risque fait de l’approche géopolitique, un formidable outil d’analyse. Toutefois une géopolitique du risque invite à décentrer le regard en se fondant sur une approche pluri-disciplinaire pour questionner la place des acteurs, tout en prenant en compte les représentations de chacun d’eux.
DES RISQUES AU RISQUE : DE LA GLOBALISATION DES MENACES
Identifier un risque, souvent pour l’anticiper, revient à se projeter vers un futur potentiel non désirable, voire nuisible ou dangereux. L’intervention des technologies digitales ambitionne « de raccourcir cette temporalité et de rétrécir les incertitudes ». Mais la compréhension du risque, son analyse ou sa gestion, dépendent inévitablement du contexte. L’approche réflexive proposée par la géopolitique du risque permet de combiner ces 2 analyses. Ainsi on peut définir le risque comme l’ensemble des concepts, des catégories, des pratiques et des mesures, que nous déployons aujourd’hui dans le but de gérer les dangers qui se produisent en amont d’aujourd’hui, en vue des catastrophes de demain. Il peut être amplifié par la logique de l’inconnu inconnu qui le surestime d’autant plus que l’individu n’en a pas encore fait l’expérience. La prise en compte d’une menace ne relève alors plus seulement d’une estimation des dégâts concrètement mesurables, puisque le danger est à la fois réel et imaginaire, réel en vertu d’être imaginé. A l’ère du risque, « au combat contre les menaces s’ajoute désormais un combat entre des imaginaires », avec un réel effet sur le présent. On assiste alors à une technologisation de la sécurité (caméras de surveillance, scanners corporels,…), à une globalisation voire une dé-territorialisation des menaces (notamment sanitaires) et une industrialisation/commercialisation des mesures sécuritaires (dans le cadre d’une menace endogène de nos sociétés). « Il s’agit d’une économie de menaces qui sont perçues mais pas vues, de dangers qui sont omniprésents mais nulle part, de périls imminents et pourtant, constamment à venir. La géopolitique du risque est la science de la gestion politique de cette potentialité paradoxale, qui est en soi dangereuse. »
LES PROTAGONISTES DU RISQUE : ENTRE CAPITALISATION POLITIQUE ET COMMERCIALE
Dans le sens économique de la capitalisation, le risque est devenu un sujet lucratif qu’il est possible de convertir en capital. Pourtant dans le contrat social des Etats-nations traditionnels, la question sécuritaire incombe aux institutions étatiques et avec elle celle du danger qui en découle. Pourtant, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les Etats doivent lutter pour conserver cette légitimité et cette prédominance face à l’apparition de nombreux acteurs (assurances individuelles et collectives, agences dé sécurité, de notation du risque,…) sur le « marché du risque« . On assiste à l’apparition d’une ère du « capitalisme de surveillance« . L’incertitude devient un risque calculable (à partir de l’analyse de données personnelles), notamment financièrement.
LA GÉOPOLITISATION DU RISQUE : UNE GOUVERNANCE PAR L’INCERTITUDE
Depuis plusieurs années, de nombreuses technologies (datas, intelligences artificielles,…) sont venues compléter et accompagner les pratiques et les politiques du risque, afin de garantir un sentiment de contrôle et de limiter l’ « incertitude ». On parle de « solutionnisme technologique« . On le voit concrètement dans la gestion des frontières depuis les attentats du 11 septembre 2001. On assiste depuis à un mouvement de « smartering » des frontières, exemple d’une nouvelle forme de gouvernementalité de l’incertitude. Les évolutions récentes des législations en matière de terrorisme en France s’inscrivent ainsi dans une logique d’anticipation du « risque » terroriste et répond par conséquent à ce que l’on peut appeler une « politique de l’incertitude« . « Or, en multipliant les dispositifs sécuritaires et en réduisant la transparence autour de leur gestion, la nature démocratique d’un régime se retrouve inévitablement remise en question, ou du moins fragilisée. » Cette construction d’un enjeu de société en un sujet de sécurité s’apparente à un processus de « sécurisation » selon Ole WAEVER.
En conclusion, les auteurs insistent sur un nécessaire changement de paradigme face au risque, notamment des gouvernants étatiques qui abordent la question « en terme exclusivement de menace probable, de puissance et de territoire » alors qu' »il s’agit d’aborder cette question en termes d’espace, […] en tenant compte des différences de perception en fonction des contextes géographiques, mais aussi culturels et sociaux. L’opposition construite entre liberté et sécurité […] est à déconstruire. »
Ce petit ouvrage, court mais dense, permet d’une part de bien « caler » les notions relatives au risque et d’autre part de bien discerner la plus-value d’une approche pluri-disciplinaire, fondement de la géopolitique. On sort de sa lecture plein de questionnements sur l’évolution, vers plus d’individualisation mais aussi plus de peur(s), de nos sociétés et sur la place des différents acteurs dans un monde où la notion de territoire est en pleine transformation.