Parce que les mutations urbaines sont pour le moins difficiles à cerner et que de nombreux auteurs cherchent plutôt à les accompagner au travers d’analyses thématiques, le plus souvent sous la forme d’essais, la parution d’un manuel de géographie urbaine visant la « vue d’ensemble » du problème était attendu depuis plusieurs années.
En véritable plaidoyer pour cette branche de la géographie, longtemps négligée dans son histoire, et en revendiquant un équilibre entre plan classique Le livre se divise donc en cinq parties équilibrées (la ville dans ses échelles, la ville dans ses espaces et ses formes, la ville dans ses fonctions, la ville dans ses sociétés, la ville dans ses politiques). et approche critique dans les contenus, ce riche ouvrage de près de 300 pages devrait séduire un public allant bien au delà des étudiants auxquels il est principalement destiné.
Dès l’introduction, les choses sont clairement posées à commencer par le partage des tâches entre les auteurs : Guy Burgel, professeur à l’université Paris X a écrit les textes des chapitres et le lexique, Alexandre Grondeau, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille a réuni et présenté les documents. Dans un contexte où les coécritures ne révèlent pas toujours explicitement les responsabilités de chacun, cette précaution apparaît bienvenue non pour seulement dire les choses mais également les expliciter puisque la différence générationnelle entre les deux auteurs ainsi que leur collaboration déjà affirmée légitime cette distribution des rôles La cliothèque avait déjà eu l’occasion de lire un numéro de la revue Villes en parallèle sur le Grand Paris où cette collaboration était amorcée..
La méthodologie est examinée : la « rétropolation » (p 17) qui cherche à « reconstruire des séries statistiques passées sur une trame territoriale actualisée » permet de se saisir de la « rapide obsolescence des classifications » de l’urbain ; la mesure classique de la croissance naturelle (natalité – mortalité) doit être particulièrement nuancée en rapportant « cet état civil à la résidence de la mère ou du défunt » car «la quasi-totalité des accouchements se produit dans une maternité urbaine, et une grande partie des décès a lieu à l’hôpital de la ville. Les statistiques brutes du mouvement naturel s’en trouvent artificiellement gonflées dans les villes » (p 38) ; dans le cadre de la ville, la carte par points devrait avoir la priorité sur la carte par plages et encore plus sur la carte thématique déjà « biaisée par son auteur » (p 66).
Les exemples sont clairs et parlants : pour expliquer l’idée qu’à l’opposé des réseaux gravitaires, dans les réseaux de ville, les relations se font entre agglomérations de même importance, la comparaison sportive est convoquée en montrant que l’on serait passé « d’une compétition de coupe, où tous concourent dans une poule unique, à un championnat de ligue, où des niveaux sont distingués » (p 65) ; la parcelle, en tant « qu’unité élémentaire de la ville » est comparée au « pixel » du paysage (p 92) ; les chiffres sur les mobilités parisiennes sont éloquents (p 176) : « 89 minutes pour parcourir 11 kms dans Paris, 86 minutes pour les 14 km de la 1ère couronne, 85 minutes pour les 20 km de la 2nde couronne en voiture », de plus les distances acceptées fluctuent selon les catégories sociales : « 29 kms de déplacement quotidien pour un cadre supérieur, 23 kms pour un employé, 15 kms pour un ouvrier ».
Surtout, de vraies questions sont posées pour casser quelques préjugés ayant la vie dure : sur la question de la densité, les quartiers haussmanniens « parés de toutes les aménités » sont bien plus denses que les grands ensembles que l’on présente toujours comme « le comble de l’entassement » (p 89) ; pansements sur « l’architecture criminogène des formes », « ethnicité ajoutant une connotation idéologique à l’exclusion » et s’immisce le « danger de substitution des causes dans la perception des maux et des acteurs de la ville » (p 186-187) ; idée plus générale que le chercheur n’est pas neutre et que « le fait qu’en France, les promoteurs de la « géographie en action » aient été souvent des hommes de gauche engagés dans et par des Etats « bourgeois » ajoute au trouble » (p 219).
Ces quelques citations piochées parmi de nombreuses autres potentielles illustrent la richesse du propos mais aussi sa clarté. Les phrases de débuts de paragraphes, mises en exergue en couleur bleue, viennent en appui pour lancer l’idée développée ensuite.
Cette plume expérimentée de Guy Burgel trouve un écho rafraichissant dans la compilation des documents d’Alexandre Grondeau : photographies noir et blanc bien nettes et cartographies soignées prélevées dans les références les plus récentes nous emmènent de New-York à la mégalopolis Tokaïdo, de Barcelone au Caire, de Bangalore à Brasilia sans oublier Lyon, Marseille et bien entendu Paris.
Au rang des infimes remarques : un document sur les skylines aurait pu être inséré (p 87-88) pour appréhender visuellement les silhouettes urbaines citées dans le texte ; de plus, la définition de « l’échelle » dans le (très bon) lexique aurait pu prendre en compte l’idée de « niveau scalaire, d’échelon » en plus de l’habituel sens « du rapport entre une dimension représentée et sa réalité ». Cela est d’autant plus dommage que le terme est souvent convoqué et que la partie sur les « échelles emboîtées de la morphologie urbaine » (p 92-96) expose admirablement bien l’agencement de ce « puzzle composé de pièces accolées, de la moins étendue à la plus grande ».
Une grande réussite en somme et ce n’est certainement pas un représentant de la sphère primaire qui tarira d’éloges sur cet opus qui devrait, en toute logique, prendre place sur ce créneau éditorial du manuel que l’on attendait, d’autant que la référence aux «cartes mentales d’enfants pour représenter leur itinéraire urbain» est mobilisée dans l’arsenal des outils pour étudier la ville (p 96).
Xavier Leroux © Les Clionautes