« Ce livre part d’une double surprise : les simples citoyens, sans fonction élective et sans engagement politique explicite, maîtrisent et proposent des discours sur la justice qui vont bien au-delà de leur vie personnelle ; dans ces discours, l’espace joue un rôle majeur. »

Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas,

Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste

Éditions Odile Jacob, 2018, p. 11.

 

 

Présentation de l’éditeur

« ‘’ France périphérique’’, ‘’centres-villes en déshérence’’, ‘’déserts médicaux’’ … Ces expressions font florès, témoignant d’un fait nouveau : la géographie s’est invitée dans le débat public et renouvelle le questionnement, central en démocratie, sur la justice.

À partir d’enquêtes faites auprès de citoyens européens, ce livre explore les enjeux de justice tels qu’ils se posent spatialement : doit-on répartir les services publics (éducation, santé…) en fonction du nombre d’individus ou de kilomètres carrés ? Que signifie concrètement l’égalité des territoires ? Comment découper les villes et les régions pour qu’elles apportent davantage de justice ?

Ce livre ambitieux démonte bien des idées reçues sur le prétendu abandon des territoires périurbains et la redistribution de l’argent public ou sur le rôle des ‘’bobos’’ dans la mixité sociale. Il ouvre aussi un nouveau champ, celui de la géographie de la justice. En répondant à la question ‘’Qu’est-ce qu’un espace juste ?’’, il revisite les conceptions de la justice en débat dans le monde, d’Aristote à John Rawls et Amartya Sen. Enfin, il pose un principe fondamental : la définition du juste ne se décrète pas, c’est aux citoyens d’en délibérer. »

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    Comme une résonance au mouvement des Gilets Jaunes qui secoue la France depuis maintenant presque un an, trois membres du rhizome de recherche Chôros (le géographe Jacques LévyJacques Lévy est géographe spécialiste de géographie politique, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et à l’Université de Reims. Il a reçu le prix international Vautrin-Lud 2018, qui est la plus haute distinction en géographie. Son œuvre est importante et participe du renouvellement épistémologique de la géographie française. Outre sa participation avec Michel Lussault au fameux Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Belin, 2003 et 2013) il a notamment dirigé : L’Invention du monde. Une géographie de la mondialisation, Presses de Sciences Po, 2008 et un Atlas politique de la France : Les révolutions silencieuses de la société française, Autrement, 2017 mais il a également rédigé Réinventer la France : Trente cartes pour une nouvelle géographie, Fayard, 2013. et deux chercheurs-urbanistes Jean-Nicolas FauchilleJean-Nicolas Fauchille est urbaniste et docteur en aménagement de l’espace à l’EPFL ainsi que chercheur au laboratoire Chôros. Ses travaux ont pour objet de connaître et d’analyser la dimension spatiale des conceptions de la justice des « citoyens ordinaires ». Il coordonne le projet de recherche « Les Français et la justice spatiale », en partenariat avec le Commissariat général à l’égalité́ des territoires. Il est membre du comité́ permanent des rencontres Géopoint et du comité́ scientifique de la revue EspacesTemps.net. et Ana PóvoasAna Póvoas est chercheuse en sciences sociales de l’espace, associée au laboratoire Chôros. Architecte et urbaniste de la régénération urbaine, elle a effectué́ un doctorat à Chôros sur les liens entre espace et justice tels qu’ils sont conçus par des habitants de Porto (Lausanne, EPFL, 2016). Elle a aussi collaboré au projet « Les Français et la justice spatiale ». Le potentiel des enjeux spatiaux de justice la conduit à développer une recherche citoyenne, engagée dans le débat public.), synthétisent les résultats d’un travail de près de dix ans sur un nouveau champ de réflexion et de recherche en géographie : la géographie du juste ou le concept de « justice spatiale » qui doit permettre d’analyser spatialement les inégalités sociales et de répondre à la question, en apparence simple, « qu’est-ce qu’une société juste ? » ou plus exactement « qu’est-ce qu’un espace géographique juste ? ». Le titre de l’ouvrage Théorie de la justice spatiale se réfère sans ambiguïté aux travaux de John Rawls (Théorie de la justice, 1987) que les auteurs ont choisi comme point de départ à leurs questionnements et qu’ils citent régulièrement. Ils puisent également parmi les pionniers comme Amartya Sen, Henri Lefebvre, Edward Soja mais aussi de ceux de Bernard Bret, fondateur de la revue Justice Spatiale / Spatial Justice (JSSJ) en 2009, des auteurs qui se sont tous interrogés sur les relations entre espace et (in)justice(s).

    Ce livre est ainsi basé sur les résultats obtenus par quatre études de terrain et d’enquêtes (en France, Suisse et au Portugal) développées par le pôle Justice spatiale du laboratoire Chôros, notamment par les auteurs de cet ouvrage, entre 2010 et 2017. La démarche de recherche des quatre projets « part du principe que les individus ont une double intentionnalité. En tant qu’acteurs de leur vie, ils poursuivent des fins qui leur sont personnelles, et ils sont aussi acteurs de la société qu’ils souhaitent et de la place qu’ils veulent y occuper » (p. 323). Combinant un couple qui pour les auteurs n’allait pas de soi « justice »Justice : « Dimension du politique portant sur les relations souhaitables, légitimes et mutuellement compatibles entre les différentes composantes d’une société (individus, collectifs, organisations). » (p. 316) et « espace »Espace : « Les espaces sont des environnements, c’est-à-dire des agencements spatiaux – lieux, territoires, réseaux, à différentes échelles – qui conditionnent l’action humaine. » (p. 312)., ces derniers explorent la notion de « justice spatiale »Justice spatiale : « Dimension spatiale de la justice, composante de la géographicité dont l’enjeu est le juste. » p. 316. qui, bien que ne faisant pas encore consensus au sein des sciences sociales« L’expression de ‘’justice spatiale’’ n’a pas encore de définition faisant consensus. Elle désigne généralement l’étude des conséquences de la production de l’espace en termes d’injustices sociales en même temps que les conséquences des injustices sociales sur l’organisation de l’espace. Cette approche place donc l’espace au cœur de la réflexion sur les sociétés contemporaines… » Alain Bihr, Roland Pfefferkorn (dir.), Dictionnaire des inégalités, Éditions Armand Colin, 2014, entrée « justice spatiale », pp. 219-220., se « révèle être un questionnement central dans nos sociétés » (p. 12). Utilisant le mot « théorie » dans son sens fort, les auteurs cherchent à « décrire et expliquer ce qu’est en pratique la justice ici ou ailleurs, maintenant ou autrefois » (p. 9), à proposer en somme « une vue synthétique des problèmes spatiaux de justice en montrant qu’ils occupent une place fondamentale dans le débat général sur la justice » (p. 13). Pour ce faire, ce livre de près de 350 pages est découpé en trois parties : « Espace, justice : quelles rencontres ? », « Les figures de la justice spatiale » et « Géographies du juste : en deçà, au-delà », chacune explorant les différents contours de la justice spatiale avec de nombreux encadrés et renvois bibliographiques pour éclaircir et approfondir un propos parfois complexe. L’originalité du livre tient à la place accordée aux témoignages de citoyens et citoyennes « ordinaires » (plus de cent cinquante entretiens menés par les auteurs). Un glossaire, dont certaines définitions sont reprises de Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2013 (nouvelle édition) ou de Jacques Lévy, Réinventer la France, Paris, Fayard, 2013 (pp. 305-321), permet également de clarifier les multiples notions et concepts utilisés dans l’ouvrage.  Enfin, pas de géographie sans spatialité et donc les auteurs étayent leur propos de nombreuses cartes et figures puisque ce livre est avant tout une enquête sur la dimension spatiale de la justice.

   Le livre s’ouvre sur une première partie qui s’intéresse aux mutations de l’espace et des spatialités en Europe et en Amérique du Nord avec comme point d’appui des cartes issues de l’Atlas politique de la France (Lévy, Maitre, Póvoas & Fauchille, 2017). Ces mutations transforment les demandes de justice dont les habitants se sont en premier lieu emparés et appropriés. Les cartes électorales ont profondément changé depuis vingt-cinq ans en France et en Europe et permettent de saisir les évolutions de la dimension spatiale du politique. Ainsi on assiste à une relation de plus en plus forte entre choix politique et choix de l’habitat, traduite par de nouvelles pratiques politiques et électorales qui peuvent se lire à travers des gradients d’urbanité qui influencerait, selon les trois auteurs, la vie sociale. L’essor des mobilités et la contraction de l’espace-temps et des distances offrent aux individus davantage de possibilités dans leurs capacités spatiales. La liberté de choix spatiaux permet d’exprimer le rapport que l’on souhaite entretenir avec l’altérité (p. 45). Ainsi, la mobilité offrirait aux individus-citoyens-habitants de nouvelles libertés, notamment dans leurs choix résidentiels. Néanmoins, le capital spatial et le capital mobile dépendent de chacun et chacune et peuvent traduire de profondes inégalités spatiales et sociales. Les auteurs concluent cette partie en décrivant, à l’aide de discours de divers acteurs sur l’espace et la justice, comment cette dernière compte pour la géographie contemporaine. Ainsi « les problèmes politiques qui se posent aux espaces des sociétés contemporaines demandent une pensée qui mette en dialogue le monde de la justice et celui de l’espace. » (p. 66).

    Dans la seconde partie, les auteurs s’intéressent aux « ingrédients » (ou « figures ») de la justice spatiale, avec lesquels « les acteurs, grands ou petits, peuvent composer un contrat de justice spatiale » (p. 107) et notamment les limites des dispositifs politiques actuels quand ils suivent une logique « distributive »La justice distributive se définit « par la recherche de la répartition la plus juste à partir d’une masse définie, budgétaire mais pas seulement » (p. 114) (chapitre 4) ou d’« équité » ou d’« égalité pour la liberté »Cette « expression se réfère aux demandes d’égale opportunité qui ont comme objectif de justice la liberté de tout un chacun d’inventer son parcours de vie. Pour que tous puissent disposer effectivement de cette liberté, certaines inégalités doivent être corrigées, empêchant les discriminations et effaçant la grande pauvreté. » (p. 139) (chapitre 5) avec l’idée notamment de l’importance de la « distribution inconditionnelle, par le biais de politiques publiques puissantes, de biens et de services, qui assure à chaque habitant un socle de possibilités jugées indispensables à une vie digne et, au bout du compte, profitables à la société dans son ensemble. » (p. 171). Cette figure de la justice comme équité n’est pas suffisante car elle ne tient notamment pas compte des effets sur la ville de l’usage massif de l’automobile. Pour traiter l’interdépendance des pratiques spatiales et de l’espace habité dans son ensemble, les auteurs mobilisent la dernière figure de la justice spatiale « la justice comme développement » qui intègre des connaissances plus larges et plus exigeantes (chapitre 6). Ainsi, les auteurs analysent les limites de la répartition des biens privés et estiment qu’une réflexion sur la justice a tout intérêt à intégrer la notion de « bien(s) public(s) » (notamment spatiaux comme l’urbanité et la mobilité) afin de contribuer à un « développement spatial » coproduit.

    Dans la troisième et dernière partie « Géographies du juste : en deçà, au-delà », les auteurs abordent la question de la justice par ses frontières, ses bords et ses contours. L’espace permet ainsi de saisir la question des limites de la justice et des relations entre moral et éthique (abordées dans les chapitres 7 & 8). Dans « l’espace comme ailleurs, la justice n’est pas le seul enjeu du débat public sur la société désirable […et] la justice est partie prenante de mouvements historiques qui la dépassent : société des individus, mondialisation, réflexivité, conscience écologique, tournant éthique ». (p. 201). En définitive, peut-on se passer de l’espace pour instaurer une réelle justice sociale ? Le livre a pour-lui d’avoir ouvert des champs de réflexion contemporains et de réinterroger l’idée même de justice grâce à – et par- l’espace : « Passer par l’espace pour explorer la justice, c’est aussi passer par la justice pour comprendre ce qui se joue dans le contemporain » (p.285).

    Théorie de la justice spatiale est un ouvrage plutôt réservé à un public d’initiés. Théorique, innovant dans le champ géographique et par les questions qu’il explore, sa lecture en est fort stimulante. Si l’on ne peut que conseiller sa lecture aux candidats et candidates des Capes, Cafep et Agrégation d’Histoire, celles et ceux qui aspirent à l’Agrégation de Géographie devront (si cela n’a pas encore été fait) s’y plonger tant il témoigne de la vivacité et des renouvellements de la discipline (sans omettre les controverses qu’il pourrait susciter). Les thèmes développés reviennent en effet régulièrement aux écrits et aux oraux de ce concours, en témoigne le sujet posé cette année en option A d’épreuve sur dossier intitulé : « La ségrégation ». Les enseignants en exercice y trouveront matière à réflexion pour alimenter leurs cours puisque les programmes scolaires du secondaire font la part belle aux thématiques des inégalités et à la nécessité d’une « justice spatiale » comme en classe de 5e, notamment dans le chapitre 2 du thème 1 de géographie « Répartition de la richesse et de la pauvreté dans le monde », mais également dans les nouveaux programmes de lycée en classe de seconde (Thème 2 : Territoires, populations et développement : quels défis ? Questions : « Développement et inégalités » et « La France : dynamiques démographiques, inégalités socioéconomiques) et de première… À l’heure où la géographie revient dans le débat public et dans un monde où les inégalités et les fractures s’accentuent, les sociétés ont plus que jamais besoin de justice sociale !

 

Pour aller plus loin :


©Rémi Burlot, pour Les Clionautes