Il est des livres qui auraient mérité des titres plus accrocheurs ! Le dernier numéro de la Revue germanique internationale en fait partie. Alors que ce recueil d’articles porte sur les échanges d’idées dans les contextes de guerre, dans les périodes de paix ou de rivalités coloniales, le terme de circulation n’apparaît ni dans le titre et le sous-titre. C’est pourtant bien la problématique stimulante faisant le lien entre les dix articles constituant ce dossier.

Car la lecture de ce numéro est passionnante pour qui s’intéresse à l’épistémologie de la géographie. Alors que la France et l’Allemagne entretiennent des relations « compliquées » pendant cette période, les échanges intellectuels ont été nombreux et les rencontres entre les géographes des deux pays importants par le biais des congrès de géographie et d’autres structures scientifiques comme la Bibliographie Géographique Internationale ou des recensions d’ouvrages allemands dans les revues françaises. Ainsi, Marie-Claire Robic, papesse de l’épistémologie de la géographie, revient sur la réception des écrits de Friedrich Ratzel en France au temps de l’institutionnalisation de la géographie alors que Gaëlle Hallair examine comment les travaux de Siegfried Passarge, géomorphologue réputé et grand spécialiste du paysage, ont marqué la géographie de cette période par les débats d’idées l’opposant à Emmanuel de Martonne ou à l’américain W. M. Davis, l’adhésion volontaire de Passarge au NSDAP étant aujourd’hui responsable en Allemagne de sa mise à l’écart de l’historiographie.

Denis Wolff analyse le parcours d’Albert Demangeon, spécialiste du monde britannique, s’étant lui aussi intéressé à ce qui se tramait en Allemagne au fil des fluctuations politiques de la période. Ainsi, se dessine une « cordialité distante » entre 1902 et 1914 avec les écrits de ses collègues allemands (N’oublions pas qu’à l’époque Allemands comme Français se lisent mutuellement en version originale !), même s’il se méfie déjà de l’État allemand, trop puissant à son goût. Après avoir servi son pays pendant la première guerre mondiale en travaillant au service géographique des armées comme De Martonne, Sion, Gallois…, Albert Demangeon, durant les années 1930, initie la mise en garde contre la Geopolitik qu’il traite de « machine de guerre » (p. 74), alors que l’École française de géographie a mis de côté la géographie politique au profit de la géographie humaine. Les concurrences entre Allemands et Français se traduisent aussi sur le terrain scientifique par le biais des travaux d’Ernest Chaput de l’Université de Dijon et de l’allemand Herbert Louis en Turquie, tous deux travaillant sur le même espace sans jamais se rencontrer ou reconnaître avoir usé des travaux de l’autre pour faire avancer sa réflexion…

Car ce qui est marquant, c’est l’intense circulation des idées et des savoirs à cette époque révolue. Ainsi, La théorie des lieux centraux, 1933, de Walter Christaller, père de l’analyse spatiale, reçoit un meilleur accueil aux Etats-Unis qu’en France ou même en Allemagne, à l’exception de son utilisation par le pouvoir nazi dans le cadre de la planification (voir l’excellent schéma de diffusion de la théorie réalisé par Géraldine Djament-Tran). Les géographes français ont bien du mal à assimiler cette manière de faire de la géographie basée sur un raisonnement hypothético-déductif et il faut attendre la fin des années 1960 et la Nouvelle géographie pour que les travaux de Walter Christaller soient véritablement diffusés.

La dernière partie de l’ouvrage est celle qui met le moins en évidence les circulations d’idées et de savants en raison d’un compartimentage en cinq articles de la géographie coloniale. Pascal Clerc étudie le parcours de Marcel Dubois et Maurice Zimmermann, tous deux titulaires de chaires de géographie coloniale en France alors que Nicolas Ginsburger et Ségolène Débarre examinent les liens entre géographie universitaire coloniale et fait colonial en Allemagne. Dans les deux cas, on peut bel et bien parler de « géographie appliquée » sans que le terme ne soit anachronique, l’expression apparaissant sous la plume de Marcel Dubois en 1896. L’ensemble s’achève sur la traduction de la conférence de Fritz Jaeger à l’Université de Berlin en 1911, premier titulaire d’une chaire coloniale en Allemagne : il était temps puisque quelques années plus tard, l’Allemagne ayant été dépouillée de son empire, les géographes coloniaux allemands se sont retrouvés bredouilles !

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes