Compte-rendu par Philippe Retailleau (La Réunion) – Les Clionautes – juin 2014

Assistés de trois universitaires et chercheurs argentins, Nicolas Bernard, Yvanne Bouvet et René-Paul Desse, géographes de l’Université de Bretagne Occidentale sise à Brest, ont co-écrit un intéressant ouvrage consacré à une « géohistoire » du tourisme argentin depuis l’indépendance du pays (1816) jusqu’à nos jours. Ecrire sur le tourisme argentin se justifie d’autant plus que «depuis une quinzaine d’années, [ce secteur] contribue de manière significative à la mondialisation de l’économie argentine. » (p. 7) 

La première partie analyse la naissance des premiers espaces touristiques argentins, entre 1816 et les années 1930. Jusqu’aux années 1880, les signes d’une activité touristique en Argentine sont plutôt ténus et le fait d’une frange de l’aristocratie foncière ou de la bourgeoisie d’affaires qui tend à imiter ses homologues européens. Le tourisme argentin émerge véritablement dans les années 1880-1920 lorsqu’un réseau de chemin de fer, rayonnant depuis la capitale Buenos Aires, se constitue à l’échelle nationale, grâce aux investissements britanniques, et que s’affirment les voyages récréatifs et la villégiature. Des stations touristiques commencent alors à voir le jour au sud de la capitale, certaines vouées à l’échec, comme Mar del Sud, d’autres promises à un essor remarquable, comme Mar del Plata, fondée en 1874. D’autres lieux touristiques s’affirment, en liaison avec des préoccupations spécifiques, comme les sierras de Cordoba, recommandées pour les maladies pulmonaires, ou en raison de leur prééminence dans l’espace national : ainsi, Buenos Aires, qui grossit du fait d’un apport migratoire considérable en provenance d’Europe, voit aussi se multiplier les espaces de loisirs et de détente, comme le parc de Palermo façonné par l’architecte français Jules Charles Thays.
Les années 1920 et 1930, qui dessinent un « âge d’or » du tourisme élitiste, sont plus finement étudiées à partir de l’exemple de Mar del Plata : le chemin de fer y transporte depuis 1886 une clientèle restreinte, issue de l’oligarchie terrienne et de la bourgeoisie d’affaires, qui circule le long du front de mer centré sur la rambla Bristol et réside dans les villas caractéristiques édifiées depuis 1890 sur la corniche ou dans les hôtels situés à l’arrière du front de mer. Les classes moyennes supérieures commençant dans les années 1920 à fréquenter la station, les élites entament une migration vers les plages situées plus au sud. On ne peut toutefois pas encore parler de réelle démocratisation du secteur.

La deuxième partie analyse l’émergence du tourisme de masse dans les années 1930-1960, permise en grande partie par un nouveau contexte lié à l’arrivée au pouvoir de Peron à partir des années 1940. Des mesures significatives ont pour objectif de permettre aux catégories populaires de visiter le pays afin d’en avoir une meilleure connaissance et, ainsi, de renforcer « l’idée de Nation » (p. 73) : les deux semaines de congés payés sont généralisées ; les chemins de fer sont rapidement nationalisés et une politique tarifaire favorable aux jeunes et aux groupes est mise en place ; les colonies de vacances sont développées ; on incite à la création d’hôtels économiques et à leur diffusion sur un territoire plus vaste ; un véritable réseau routier asphalté émerge, la voiture s’affirmant progressivement comme le moyen de transport privilégié des touristes; en 1950, la naissance de la compagnie « Aerolineas Argentinas » complète l’offre de transport, pour une clientèle aisée qui fréquente des horizons lointains. Il convient toutefois de remarquer que la « démocratisation » du tourisme s’amorce un peu en amont de l’arrivée au pouvoir du péronisme et qu’en outre, en 1955, à la chute de Peron, la moitié des Argentins demeurent « exclus » des vacances.
L’espace touristique argentin s’élargit notablement dans les années 1940 et 1950. De nouveaux espaces sont mis en tourisme, comme les Andes de Patagonie ou la région d’Iguazu au nord-est, dans le cadre du développement de parcs nationaux. D’autres espaces se convertissent au tourisme de masse, telle la région de Cordoba. Le littoral atlantique de la pampa voit naître et se développer, loin de Mar del Plata, de nouvelles stations balnéaires, dévolues à un tourisme plus populaire, dont l’archétype est sans doute San Clemente del Tuyu. Comme l’indiquent les auteurs : « Les sierras de Cordoba et Mar del Plata sont les deux destinations phares de la période péroniste. Même si leurs capacités touristiques sont loin d’être équivalentes, les deux produits touristiques sont bien présents dans la propagande : la mer et la montagne sont enfin accessibles aux travailleurs. » (p. 101)
L’ère du tourisme de masse transforme Mar del Plata : sous l’effet, notamment, de la « Ley de Propiedad Horizontal » (1948), qui autorise les constructions en hauteur, les villas de front de mer disparaissent pour laisser la place à des hôtels. Plus on s’éloigne du centre, plus l’espace habité s’étend, avec la multiplication des chalets « style Mar del Plata » habités par la classe moyenne et, en périphérie, les quartiers le plus souvent auto-construits par les classes populaires constituées d’ouvriers et d’employés venus en quête d’un emploi. Pendant la période péroniste, le front de mer s’étend, mais les différentes catégories de touristes ne se mélangent pas.

La dernière partie de l’ouvrage étudie l’internationalisation du tourisme argentin depuis 1970 et l’émergence d’une nouvelle géographie. Les années 1980 marquent le début d’une période de forte croissance du tourisme international en Argentine. Une histoire récente difficile (dictature militaire jusqu’en 1983, politiques néo-libérales de l’ère Menem et parité peso-dollar dans les années 1990, crises économiques, financières et sociales et dévaluation du peso dans les années 2000) pèse indéniablement sur l’évolution des flux et des recettes d’un secteur touristique réputé sensible à la conjoncture.
On doit signaler un fait caractéristique de la période : depuis une trentaine d’années, les instances publiques, à l’échelle fédérale ou provinciale, interviennent de manière plus affirmée dans le secteur touristique.
Ainsi, en 1991 est créé un secrétariat du Tourisme de la Nation, transformé en 2010 en ministère du Tourisme ; en 1999, le tourisme est promu au rang d’« activité socio-économique d’intérêt national » ; depuis 2005, un organisme d’Etat, l’INPROTUR, est chargé de la promotion internationale du tourisme argentin.
En matière des transports, des actions décisives ont été menées : une politique de concessions routières a permis d’améliorer les routes nationales desservant les grands sites touristiques ; les infrastructures aéroportuaires ont été modernisées et la compagnie « Aerolineas Argentinas » a été renationalisée, après sa privatisation dans les années 1990.
On s’est orienté vers une diversification des produits touristiques et on a mis l’accent sur « le respect de l’environnement, la culture et l’identité des régions argentines » (p. 152), le tout bénéficiant largement, en dehors de Buenos Aires, espace touristique majeur en Argentine et porte d’entrée du tourisme international, aux régions périphériques : depuis Puerto Madryn et la péninsule de Valdes (littoral atlantique patagonien) jusqu’aux chutes de l’Iguazu, dont le parc national est le plus visité du pays, en passant par les régions andines du nord-ouest, parmi lesquelles la fameuse Quebrada de Humahuaca, érigée en « paysage culturel » par l’UNESCO en 2003.
En outre, l’hébergement touristique a connu un essor considérable. Si la tendance actuelle est à la décentralisation de l’offre hôtelière vers des régions moins exploitées, on remarque toutefois que la ville et la province de Buenos Aires concentrent l’essentiel de cette offre, haut de gamme en particulier.
Qu’en est-il donc, pour autant, de la fréquentation touristique argentine ? Même si la destination argentine a été doublée par celle du Brésil, qui occupe désormais le premier rang du tourisme réceptif en Amérique du Sud, le tourisme est bien une activité économique dynamique puisqu’il « constitue désormais le quatrième poste d’exportation du pays, après le soja, le pétrole et les produits agro-alimentaires. Il dépasse aujourd’hui nettement le chiffre d’affaires à l’exportation du seul secteur bovin, qui a longtemps été le symbole de la puissance exportatrice de l’Argentine. » (pp. 177-178) Entre 1990 et 2008, les recettes issues du tourisme réceptif ont été multipliées par trois !

Si l’on replace le tourisme argentin dans l’histoire et la géographie du tourisme à l’échelle mondiale, deux spécificités peuvent être notées : l’une, évidente, d’un décalage d’environ deux ou trois décennies par rapport aux évolutions du tourisme dans la sphère « occidentale » ; l’autre, plus surprenante si l’on s’en tient à la vision commune d’une Argentine « pastorale », est un certain « tropisme urbain » (p. 204), les flux touristiques s’orientant de façon privilégiée dans l’aire « portègne » (l’aire métropolitaine de Buenos Aires) et les stations balnéaires échelonnées sur quelque 300 km de littoral, au sud, et témoignant sans doute d’un « goût des Argentins pour la fréquentation des espaces récréatifs peuplés et urbanisés » (id.).

L’ouvrage fourmille de documents intéressants (reproductions de photographies, tableaux statistiques, graphiques, cartes synthétiques) qui pourront aider éventuellement à élaborer un dossier ou une étude de cas. Il fournit une excellente information, puisée aux meilleures sources.
Bien sûr, les amateurs de réflexions théoriques et méthodologiques pourront éventuellement trouver l’approche géohistorique un peu convenue et cette géographie du tourisme somme toute assez classique. Si les auteurs estiment que la géohistoire est la voie la plus pertinente pour « étudier sur la longue durée la construction des espaces touristiques et la mise en place des réseaux et des flux inhérents à l’activité » (p. 7), ils n’en explorent cependant pas toutes les voies prometteuses : ici pas de modélisation spatiale, pas de réflexion conceptuelle sur les découpages spatio-temporels. Par ailleurs, les auteurs ne déploient pas une intense panoplie d’outils conceptuels pour définir le tourisme, puisqu’ils se contentent de la définition de l’OMT, « un phénomène social, culturel et économique qui implique le déplacement de personnes vers des pays ou des endroits situés en dehors de leur environnement habituel, à des fins personnelles ou pour affaires. » (p. 9) De même, les composantes du système touristique, tels que les lieux, les territoires, les réseaux, les marchés ou les pratiques ne sont pas toujours appréhendées dans toute la complexité de leurs relations. Et le passage en revue des différentes formes de tourisme peut parfois prendre l’aspect d’un catalogue de pratiques ou de lieux.

Ces quelques remarques n’enlèvent cependant rien à l’intérêt et à la qualité d’un livre qui a toute sa place dans une bibliographie de langue française étoffée et accessible à tout lecteur désireux de connaître et saisir l’Argentine dans toutes les nuances de son histoire et de sa géographie.