Laurent Touchart, professeur de géographie à l’université d’Orléans et éminent spécialiste du lac Baïkal, signe là le dernier volet d’une trilogie consacrée à la géographique physique et environnementale de la Russie. Après un premier opus dédié à la biogéographie de l’immense espace russe, puis un deuxième dévolu au climat, Laurent Touchart nous entraîne dans une découverte passionnante bien que partielle, tant le sujet est vaste, des « territoires de l’eau », à différentes échelles.
Le parcours défini par l’auteur s’organise en quatre chapitres. Les trois premiers chapitres, qui occupent une bonne moitié de l’ouvrage, posent des questions qui relèvent dans l’ensemble de la géographie physique (« La Russie manque-t-elle d’eau ? », « Un pays inondé à chaque printemps » et « Les lacs et les zones humides de Russie »). Le dernier chapitre, qui occupe un peu moins de l’autre moitié du livre, aborde la question des eaux intérieures dans la perspective du développement durable.

La Russie présente, du point de vue hydrologique, un certain nombre de particularités : par exemple, elle dispose du lac le plus profond du monde (le Baïkal), concentrant à lui seul un cinquième des réserves mondiales d’eau douce disponible ; l’Iénisseï, fleuve sibérien, est le deuxième au monde pour ses débits printaniers, et c’est encore en Russie que se trouvent les deux plus vastes lacs d’Europe (le Ladoga et l’Onéga) ainsi que le plus gros fleuve européen (la Volga). C’est, par ailleurs, en s’appuyant sur le réseau hydrographique que la Russie a conquis son espace asiatique, à tel point qu’aujourd’hui la Russie d’Asie est structurée géographiquement par les fleuves : « Toutes les plus grandes villes sibériennes sont au croisement de la voie ferrée transsibérienne et d’un fleuve majeur ou de son plus grand affluent. » (p. 12) Ajoutons que la plupart des fleuves russes, en raison d’une direction dominante longitudinale, déplacent de grandes quantités d’eau depuis la zone tempérée vers les régions les moins densément peuplées et aux climats les plus contraignants, qu’ils soient arides ou polaires. Enfin, on peut dire que, globalement, la Russie fait partie des pays où la pression sur la ressource est l’une des plus faibles.

L’abondance des cours d’eau ne doit pas faire oublier que la Russie est en fait un pays peu arrosé. Si les apports en eau sont faibles, les pertes le sont également. Laurent Touchart note ainsi que la Russie « écoule une tranche d’eau à peu près 30% inférieure à la moyenne terrestre et à celle de la France et de l’Europe de l’Ouest. […] Ce n’est que grâce à la grande faiblesse des pertes par évaporation que ce pays froid arrive à garder une part substantielle de ses précipitations, qui sont elles-mêmes faibles en absolu. » (pp. 26-28) Pour se faire une idée plus précise et plus prudente des bilans hydriques, il convient bien entendu de raisonner à l’échelle de régions hydrologiques et de bassins d’alimentation aux profils contrastés. Quoi qu’il en soit, on constate, à l’échelle du pays, une distorsion géographique considérable entre l’offre naturelle en eau (la moitié nord de la Russie d’Europe et de la Sibérie occidentale ainsi que l’Extrême-Orient) et la consommation par les hommes et leurs activités (les régions plus méridionales et occidentales du pays). On peut à cet égard retenir quelques données éloquentes : 70% des écoulements fluviaux de l’ensemble du territoire russe aboutissent dans les mers arctiques et près de 20% se jettent dans le Pacifique, alors que près des trois-quarts de la population russe se rencontrent sur un territoire où s’écoulent à peine plus de 10 % des eaux du pays… La Russie entend diminuer les pertes en eau : les prélèvements agricoles ont chuté de près de 60% depuis la fin de l’URSS, de nouveaux systèmes de recyclage de l’eau sont mis en place dans le secteur industriel tandis que dans le secteur domestique on essaie de s’atteler à la réfection des réseaux municipaux de distribution et d’équiper les maisons de compteurs d’eau. Les nappes souterraines sont ménagées : sur les quelque 3900 gisements d’eau potable recensés par le gouvernement russe pouvant être utilisés durablement par la société, on considère qu’à peine la moitié sont aujourd’hui exploités. Cela contraste avec la surexploitation des nappes dans l’Union européenne.

La continentalité la plus forte du monde a des conséquences évidentes sur le régime des fleuves russes : le froid intense est à l’origine de leur gel et des conséquences catastrophiques que traduisent l’embâcle (prise en glace progressive jusqu’au printemps) et la débâcle (dégel progressif à partir du printemps). Les descriptions de l’embâcle et de la débâcle sont remarquables et l’auteur manie avec brio les subtilités de la langue russe pour traduire les différents stades de gel et de dégel des cours d’eau, depuis la surface jusqu’au fond, depuis les rives jusqu’au milieu. Au printemps, les eaux montent brutalement car la neige fond sur un sol encore gelé, donc imperméable. Dans le port de fond d’estuaire de l’Iénisseï, l’eau monte jusqu’à 6 mètres en l’espace de quelques semaines. Dans la Russie peuplée des plaines, les fleuves peuvent s’étendre sur des dizaines de kilomètres de largeur : la Russie doit donc faire face à des surcoûts considérables en matière de construction de ponts. Quant aux lacs de retenue, ils doivent pouvoir emmagasiner des volumes considérables : ainsi, pour donner une idée de la taille de certaines retenues, le lac artificiel de Bratsk, sur l’Angara, peut contenir jusqu’à plus de 140 fois le volume du lac de Serre-Ponçon, le plus important lac de barrage français… Les transports russes sont fortement contraints par ce régime des eaux : les ponts, dont la densité est somme toute assez faible, doivent pouvoir « résister aux énormes forces de charriage des glaces, débris et troncs des débâcles » (p. 103) ; on va jusqu’à mobiliser l’aviation, des unités étant spécialisées dans le bombardement ciblé des bouchons de glace ; et la conduite a souvent lieu sur la « route d’hiver », avec son lot de dangers potentiels pour les conducteurs de camions ou pour les automobilistes, qui peuvent être victimes des polynies, ces inégalités et creux de la surface glacielle.

La Russie compte deux millions de lacs (étendues supérieures à 1 ha). Là encore, comme pour les cours d’eau, leur niveau est lié à la brutalité du climat continental. Là encore, ils forment un chemin d’hiver coutumier pour les cyclistes, automobilistes et camionneurs, la formation d’une banquise d’une cinquantaine de centimètres pouvant supporter des poids de 15 tonnes environ. La Russie est aussi, par excellence, le pays des zones humides, marais, marécages et autres sols tourbeux, ces zones allant jusqu’à couvrir plus de trois fois la superficie totale de la France. Depuis longtemps, les marais sont exploités en Russie et aujourd’hui, plusieurs centrales thermiques fonctionnent à la tourbe. N’oublions pas non plus qu’au « XVIIIè siècle, toute la construction de Saint-Pétersbourg se résuma à une lutte contre les marais du delta de la Néva. » (p. 157) Après de longues décennies marquées par l’assèchement des marais, la tendance est aujourd’hui au contraire à protéger ces zones humides.

Dans le dernier chapitre, l’auteur entend notamment montrer combien la Russie se préoccupe d’améliorer la situation écologique de ses eaux courantes et stagnantes. Il passe en revue les secteurs de la navigation, de l’énergie et de la pêche sous l’angle de leurs impacts environnementaux.
Le secteur du transport fluvial de marchandises a connu la crise la plus aiguë après la chute de l’URSS. Le trafic fluvial intérieur russe s’est effondré dans les années 1990 et la flotte vieillissante n’a pas été renouvelée pendant une quinzaine d’années. Le trafic routier a alors augmenté : « Ce sont des cohortes de camions qui longent les voies fluviales équipées, mais désormais inutilisées, dans la partie européenne. Cependant, la situation commence à changer, en particulier du fait de la réactivation voulue du corridor allant de la Baltique aux mers du sud. » (p. 174)
La Russie possède la plus grande flotte mondiale de navires rapides de passagers sur les eaux intérieures. Ce moyen de transport est pratique et, d’une certaine manière, écologique : par exemple, un hydroptère, le « Voskhod » (Soleil levant) est « utilisé pour effectuer toute la longueur du Baïkal, sur environ 600 km, afin de joindre Irkoutsk et Listvianka à la ville de Sévérobaïkalsk. […] Comme il n’existe aucune route longeant la côte occidentale du lac Baïkal, le gain de temps est considérable […]. Le gain écologique l’est aussi, puisque la distance est fortement raccourcie. Il faut ajouter que cela permet de n’envisager aucune construction de route sur tout le littoral ouest du Baïkal, préservant ainsi les multiples parcs naturels nationaux et réserves naturelles d’Etat qui y protègent le territoire.  » (pp. 182-183)
En Russie, peu de barrages ont été construits pour produire de l’électricité : l’hydroélectricité ne forme ainsi qu’un cinquième environ de la production totale d’électricité du pays. Ce n’est plus sur les grands barrages mais sur la petite hydraulique que le pays « fonde désormais son développement à venir des énergies renouvelables. » (p. 198) Par ailleurs, des mesures de protection du patrimoine et de l’environnement (préservation des frayères et des littoraux) ont été prises depuis un certain temps à l’échelle des grands réservoirs, même si les résultats sont mitigés. Toutefois, on constate que les lacs de barrage russes, surtout méridionaux, fournissent plus de poissons que les grands lacs naturels. Notons d’ailleurs, au sujet des pêches, que la Russie renforce sa filière aquacole et s’oriente, par une série de mesures (interdictions, limitations, formation), vers une pêche durable.
La grande question, sans doute, est celle de la qualité des eaux russes. La pollution organique, assez diffuse, est largement due aux rejets domestiques, ensuite aux hydrocarbures (automobiles et extraction), enfin aux fabriques de pâte à papier et cellulose. La pollution chimique (au cuivre, à l’arsenic et aux cyanures) est plus localisée : certaines sections de la Volga, de l’Angara ou du Don. La pollution radioactive semble, elle, se concentrer en certains points de l’Ob et de l’Iénisseï. Quant aux stations d’épuration, les plus anciennes sont rénovées et de nouvelles sont construites.

L’ouvrage est donc d’une grande richesse, qui s’appuie sur une copieuse bibliographie, notamment en langue russe. L’auteur nous livre une quantité impressionnante de données (tableaux statistiques, photographies commentées, cartes, croquis, fort pertinents). La lecture du livre nécessite sans doute quelques prérequis tant l’auteur s’affranchit assez largement des canons du manuel universitaire. Certains termes et notions classiques de l’hydrologie, tels qu’ils sont saisis par les géographes français, sont supposés connus, l’auteur s’attelant plutôt à nous faire découvrir l’univers terminologique russe, plein de raffinements et subtilités. Laurent Touchart a la volonté constante de lutter contre un certain nombre d’idées reçues sur la Russie, de donner à lire des faits méconnus et à découvrir la littérature hydrologique russe. Parfois, l’ « essai » se transforme en une petite collection de fiches techniques (en particulier lorsqu’il s’agit de décrire la flotte de transport fluvial et lacustre de passagers) ou de notices touristiques (quand l’auteur nous emmène dans un tour de Russie des stations thermales et des eaux minérales) qui peuvent parfois lasser. Par ailleurs, comme l’information est souvent dispersée, quelques courtes synthèses sur les principaux lacs et cours d’eau auraient été les bienvenues. Mais ne boudons pas notre plaisir : cette riche synthèse nous a transporté et convaincu de l’intérêt de parcourir les multiples « territoires de l’eau en Russie ».