C’est avec beaucoup de modestie que l’on aborde le compte rendu de cet ouvrage et l’exercice n’est pas évident.
Cette géopolitique de la méditerranée de Yves Lacoste qui a nourri la réflexion, parfois suscité la vocation de beaucoup de géographes et d’historiens est un ouvrage majeur. Et parce que je considère que parler de cette somme est un privilège et un honneur, je l’aborderai à la première personne.
Avec 30 ans de décalage, de la parution en 1976 du premier numéro de la revue Hérodote que je dévorais avec d’autres lors de ma première année de fac, à cette somme monumentale sur ce qui est mon espace d’origine, je retrouve le même souffle, la même lumière aussi sur le monde qui m’entoure.
Pourquoi ne pas le dire ? Cette géopolitique de la Méditerranée tient désormais sa place dans ma bibliothèque idéale, celle que l’on emporterait avec soi sur une île déserte ou dans une retraite, à côté de la thèse de Fernand Braudel, un autre de ces géants qui a compté dans ma formation intellectuelle.

L’ouvrage est divisé en trois livres. La méditerranée occidentale, orientale et le proche orient. Les ensembles sont ensuite divisés en livres et chapitres, ces derniers étant consacrés aux différents États qui composent cet espace méditerranéen.


Géopolitique et géohistoire

Lorsque l’on a été nourri par la revue Hérodote, on retrouve rapidement ses repères dans cet ouvrage foisonnant, pétri de références à des exemples parfois peu connus mais tellement précieux pour comprendre un territoire, pour le lire surtout avec les outils du géographe et de l’historien. Comment comprendre autrement les épisodes de la colonisation de l’Afrique du Nord et les liens particuliers entre la France et ses anciennes possessions de la Méditerranée sud occidentale ? L’opposition au Maroc entre le Bled Maghzen, pays dominé par le monarque et le bled Siba, les terres insoumises, le décalage avec l’Algérie où ne préexistent pas de structures étatiques avant la conquête de 1830, la Tunisie qui résume à elle seule bien des contradictions, entre l’ouverture intellectuelle et les régimes autoritaires qui s’y sont succédés de Bourghiba à Ben Ali. Tout cela éclaire, illumine même, la réflexion.

Pour l’Espagne, c’est la géopolitique des langues qui retient l’attention et ces questions concernent aussi la France, avec le catalanisme, l’occitanisme, les questions basques et corses, qui sont souvent oubliées, et dont les braises peuvent pourtant couver. Sans doute que la dimension mafieuse de cette fameuse question corse la différencie des autres.

Les mafias originaires d’Italie sont également évoquées pour la péninsule et traitées en tant que phénomènes géopolitiques par excellence, car étant au départ des problèmes de territoires et de pouvoirs.

Des îles, des détroits, des déserts

On retrouve la même démarche pour la Turquie dont Yves Lacoste décortique l’héritage ottoman mais aussi, et cela est novateur, les structures de l’empire byzantin, cette construction politique originale qui a duré près de dix siècles mais dont les racines se sont profondément installées dans d’autres ensembles y compris la Russie, pays méditerranéen en souffrance. En souffrance d’abord parce que les bouleversements géopolitiques qui ont suivi la chute de l’Union soviétique ont privé la Russie de la plupart de ces façades sur la mer noire, mais surtout parce que la question des détroits a été un sujet récurrent dans le grand jeu balkanique de la fin du XIXe siècle et même du XXe siècle. De ce fait, cette mer noire méditerranéenne relie les problèmes complexes du Caucase, un autre espace cloisonné, à ceux des États qui bordent la grande bleue.
La Turquie est aujourd’hui l’une de ces pays clés de la Méditerranée, avec le choix commencé il y a vingt ans d’un développement volontariste de l’Est, de ce territoire où les kurdes se considèrent toujours comme opprimés. Le projet hydraulique de Grande Anatolie, ce château d’eau du proche orient est sans doute plus important, du point de vue des Turcs et des habitants des pays voisins, comme la Syrie et l’Irak, que les atermoiements entendus ici ou là à propos de du processus d’adhésion à l’horizon 2025 à l’union Européenne.
Pour ce pays plus que pour d’autres encore la réflexion sur la géohistoire s’impose. Pôle de puissance régionale avec sa capacité, démontrée lors de l’opération Attila d’occupation de la partie Nord de Chypre, de projection de puissance, laboratoire de l’implantation d’un islamisme modéré dans le champ politique proche oriental et point de confluence de plusieurs ensembles, le Moyen Orient, l’Europe centrale et orientale et les péninsules et archipels de Méditerranée.

Plus au Sud, entre le Tchad et la Libye, Yves Lacoste évoque le vieux litige colonial entre les italiens qui venaient de conquérir péniblement la Cyrénaïque et la France dont les militaires avaient planté leur drapeau sur ce territoire mixte, de désert au Nord et de savanes au Sud, organisé autour du lac Tchad. Cela explique ce conflit récurrent, théoriquement achevé grâce à l’omniprésence de la France, en 1987, de la bande d’Aouzou.

Des savoirs simples pour un Orient compliqué…

C’est dans la troisième partie de l’ouvrage, consacrée au Proche Orient que le maître se révèle vraiment. Dans l’acception confucéenne du terme, le maître est celui qui amène les disciples au-delà d’eux-mêmes. Les explications sur la genèse du conflit israélo-arabe, la singularité du sionisme en tant que projet géopolitique, l’association surprenante dans cette géopolitique de la Méditerranée, de l’Iran, de l’Irak, et même de l’Afghanistan apparaît tellement évidente. L’irruption du fondamentalisme islamique comme projet géopolitique transnational, la conception même du groupe Al Qaeda, sont ici clairement expliqués.

Au détour des rappels historiques sur les États méditerranéens, on retrouve alors les clés d’explication de ces tensions et de ces alliances d’intérêts parfois surprenantes. Le vieil antagonisme avec l’ensemble Perse, l’affirmation du Chiisme comme porteur d’un projet politique en Irak comme au Liban, le vieil antagonisme entre les Husaynides de Jordanie et les multiples descendants du vieil Abdelaziz Ibn Saoud, que de pages parfois épiques parcourues fiévreusement !

… en déficit d’Europe

Au-delà des côtes dès lors que le regard se tourne vers la mer si proche, ce sont ces formes lointaines qui se devinent à l’horizon. La VIe flotte de Méditerranée, la permanence de l’armada étasunienne rappelle ainsi que tous les espaces de cette mer sont autant de points que l’hyperpuissance entend contrôler. C’est pourtant sur ces terres que la fureur des hommes s’oppose à cette domination. Sans doute l’Europe aurait alors une carte à jouer dans cet espace. Mais les intentions du sommet euro-méditerranéen de Barcelone en 1995, n’ont accouché que de projets de coopération encore balbutiants et surtout relativisés par l’élargissement de l’Union européenne à l’Est.

Comment ne pas reprendre alors ce livre, dès lors que les convulsions de l’actualité nous ramènent à cet espace ? Soyons clairs pour terminer… La géopolitique de la Méditerranée est un livre qui ne se prête pas, il se possède avant d’en être soi même possédé ! Mais ces quelques lignes ne sont peut-être qu’hyperboles de méditerranéen !

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