Le monde arabe, comme le dit Elisabeth Picard, est encore largement dominé par la vision orientaliste, donc externe que l’on a de lui, surtout en France. De ce fait, on l’envisagera davantage sous l’angle culturel, notamment dans sa composante religieuse, que d’un point de vue plus général.
Pourtant ce monde arabe est lui-même objet d’un questionnement endogène.
Quel est le devenir de l’État moderne territorialisé, l’État – Nation ?
Quelle est la nature du ou des pouvoirs qui s’y sont imposés ?
Comment s’y déroule la transition démocratique ?
Les exemples dans cet ouvrage sont résolument contemporains, et les chercheurs retracent les évolutions les plus récentes des différentes entités étatiques de cet ensemble géopolitique qui ne se confond pas, faut-il encore le rappeler, avec l’Islam, même s’il en est la composante centrale au niveau culturel. De la même façon, sans doute sous l’impact de l’affirmation de l’État – Nation en Europe au XIXe siècle, par le mouvement des nationalités également, ce monde arabe a affronté la modernité et a peut-être amorcé sa renaissance, du nom d’un parti encore au pouvoir en Syrie, le Baas, ou sa Nahda, c’est à dire le réveil politique et culturel qui a suivi la paix ottomane.
Ce monde arabe est formé de vingt États, et d’un territoire en attente de souveraineté. Il s’étend sur 13 millions de km² et regroupe 290 millions d’habitant, une minorité dans un monde musulman qui a franchi allègrement la barre du milliard d’individus.
Le monde arabe, construit par des représentations, dont l’Islam, a été et reste encore structuré par des contraintes. Le monde arabe a subi l’irruption de la modernité, la mise en place de sociétés coloniales, de régimes socialistes ou autoritaires, des tentatives théocratiques, rarement des modèles démocratiques. Les contraintes sont d’ordre intérieur également, avec le développement de mouvements émancipateurs intra étatiques ou exogènes. La montée de l’islam politique étant également un facteur déterminant tout comme l’irruption d’une opinion publique et d’une société civile en gestation.
Dans cette étude politique du monde arabe, on retrouve là aussi la géohistoire avec l’impact de l’Empire ottoman et de sa conception très originale du pouvoir. Il s‘agit là d’une domination non territorialisée qui la distingue fondamentalement des empires européens. C’est peut-être là que les spécificités de la politique dans le monde arabe plantent leurs racines. Les États modernes s’accommodent de relations de pouvoir tribales, d’allégeances personnelles, de dominations claniques, comme en Irak avec les Tatrikis ou de spécificités religieuses de type sectaire comme les Alawites de Syrie.
De ce fait, on retrouve malgré la diffusion des instruments de la modernité la permanence des relations clientélistes, le népotisme, l’appropriation des structures des États.
Mais les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets, et les formes de colonisation ont également pesé dans ces évolutions. La parenthèse coloniale n’a pas été, comme en Asie, un petit épisode dans une histoire multi millénaire. Le monde arabe se définit par la confrontation avec l’autre dès la conquête du VIIe siècle, les croisades du XIe, l’expansion ottomane du XIIe, la colonisation du XIXe siècle et le choc de la naissance de la naissance de l’État d’Israël.
Est-ce cette longue série de confrontations qui explique le retard démocratique de ce monde arabe. Aucun pays en effet ne peut prétendre à la qualification d’État de droit.
Ce qui est sûr en tout cas, c’est que ces pays arabes sont souvent des démocraties musclées avec un pouvoir autoritaire, parfois un État policier comme la Syrie de Bachir Al Assad ou la Tunisie de Ben Ali. Les problèmes actuels de la presse marocaine montrent d’ailleurs quelles sont les limites à ne pas franchir en matière de liberté d’expression. A cet égard, seul le Liban, malgré une forte pression syrienne ferait exception, malgré sa division confessionnelle héritée du mandat français. Il est vrai que les tentatives démocratiques ont favorisé l’émergence d’un islamisme politique comme en Algérie, avec un processus électoral interrompu ou la victoire triomphale du Hamas, après les élections les plus honnêtes que le monde arabe ait connues.
A propos de l’islamisme, François Burgat évoque dans le chapitre 4 le référent islamique du processus de mobilisation politique, tout comme Vincent Geisser, Karam Karam et Frédéric Vairel, traitent des mobilisations et protestations en mettant en exergue le rôle particulier des mobilisations étudiantes. Ce sont ces mouvements qui ont été, en Tunisie comme en Egypte, les chevaux de Troie de l’islamisme, encouragé au départ par les États, après avoir été largement influencés par le marxisme dans les années soixante.
Pour Jean-Claude Santucci, la question posée est celle du parti État, acceptant difficilement le partage du pouvoir sans parler de l’alternance. Parti État, mais aussi État rentier capable d’acheter la paix sociale grâce aux revenus du pétrole, ce que fait Kadhafi qui bénéficie aujourd’hui de l’envolée des cours et dont les hauts revenus actuels lui valent la sollicitude des pays européens, après la levée de l’embargo étasunien.
Pour Stéphanie Gente Abdallah, qui traite de « genre et politique », et donc de la place des femmes dans cet univers où tant reste à faire du point de vue de l’émancipation, les femmes jouent un rôle central dans l’affirmation identitaire de l’arabité et de l’islamité. La généralisation de l’emploi salarié et féminin a remis en cause le système patriarcal qui s’est défendu en imposant aux femmes en tant que telles une tenue vestimentaire et des comportements spécifiques. On s’interroger pourtant avec Stéphanie Gente Abdallah sur ce paradoxe. Ce sont les mouvements islamistes qui valorisent le plus la militante, y compris la déclinaison féminine du Kamikaze ! On peut relier cette évolution du genre aux remarques d’Eric Gobe qui traite de la fin du syndicalisme et de la dépolitisation des masses. Il est vrai que certains pays, l’Egypte, la Tunisie, et même l’Algérie avaient des syndicats qui pesaient dans le champ politique avant même l’indépendance, tout comme l’UGTT, au temps de Habib Bourghiba. Ce syndicalisme a laissé place à des solidarités plus vastes, largement influencées par les mouvances fondamentalistes.
Pour ce qui touche aux relations internationales, le sujet traité par Eberhard Kienle présente la période de la guerre froide comme la plus propice à l’autonomie des acteurs. Avec l’effondrement de l’URSS, les pays arabes subissent et s’adaptent mal à l’unipolarité. Il est loin le temps où Anouar Al Sadate recevait des armes de l’URSS tout en persécutant le parti communiste égyptien et en expulsant les conseillers soviétiques tout en préparant la guerre du Kippour avec les armes de son protecteur avant de négocier à camp David, la paix avec Israël et une aide économique américaine…
Aujourd’hui, les États arabes ont perdu la possibilité qui existait de constituer un bloc, comme aux beaux jours de la ligue arabe. Soumis à la pression démocratique ou islamiste en interne, ils subissent la pax américana tout en constatant avec inquiétude l’évolution de l’Irak où les Etats-Unis s’enlisent. Dans un certain nombre de cas, on pense à Dubaï, ils essaient de se présenter et de se promouvoir comme des ailes marchantes de la mondialisation libérale tout en s’exposant aux revendications y compris politiques sur le thème de l’égalitarisme islamiste des laissés pour compte de ces évolutions modernes.
Cet ouvrage est particulièrement dense et il est tout à fait possible de l’aborder avec beaucoup de profit dès lors que l’on connaît les grandes lignes de l’histoire du monde arabe. Un historien familier de ces questions pourra alors en tirer profit en s’insistant grâce à ces recherches de pointe aux mécanismes particuliers de la science politique sur un espace où ce champ disciplinaire est encore largement à défricher.
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