Auteurs :
Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut français de géopolitique.
Spécialiste de l’Union soviétique, Françoise Thom est maître de conférences en histoire contemporaine à Paris-IV-Sorbonne.

Point n’est besoin de présenter la célèbre collection « Que sais-je ? » des non moins célèbres P.U.F. Comme à chaque fois qu’il nous arrive d’en chroniquer un volume, il nous semble de bon aloi de rappeler les innombrables fois où ces petits ouvrages de poche ont permis à tout un chacun de faire le tour d’un sujet en une heure ou deux. Cette « collection encyclopédique » a rendu de fiers services, et nous constatons avec plaisir qu’elle poursuit son œuvre de mise à disposition des savoirs sur les sujets les plus divers. On se rappellera avec émotion l’Histoire de l’Espagne de Pierre Vilar, l’Alexandre le Grand de Pierre Briant… Mais brisons là : on pourra avec profit consulter la liste des ouvrages disponibles. Il y a sûrement un « Que sais-je ? » qui vous intéresse !

Revenons à la Russie, un vaste sujet, sur lequel on aime s’étendre… mais pas vraiment s’entendre. Les récents échanges sur la liste de diffusion des Clionautes le démontrent à l’envi. Aussi la géopolitique de la Russie est-elle l’objet d’une attention d’autant plus pointilleuse que la puissance russe effectue manifestement un retour en force sur la scène internationale. La Géopolitique de la Russie de Mongrenier et Thom baigne donc dans l’actualité la plus brûlante.

Les auteurs sont d’authentiques spécialistes du monde russe. Françoise Thom, historienne et spécialiste de l’URSS, a récemment publié Beria : le Janus du Kremlin aux éditions du Cerf. Elle mâche rarement ses mots dans les médias, où elle publie régulièrement d’incendiaires tribunes que nous vous laisserons découvrir. Jean-Sylvestre Mongrenier collabore régulièrement à la revue Hérodote, à Diploweb.com ou intervient comme conférencier à l’IHEDN ou sur France Culture. Il publie également sur les liens entre géopolitique et hydrocarbures (en 2012 et 2014). Son ouvrage généraliste le plus récent est préfacé par Yves Lacoste : La Russie menace-t-elle l’Occident ? en 2009.

Autant dire que l’on attend une analyse géopolitique pointue appuyée sur l’histoire longue de la Russie. On ne sera pas déçus !

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Une introduction, trois parties comprenant chacune trois sous-parties, une conclusion, une petite annexe statistique, une rapide bibliographie (qu’on aurait peut-être aimée plus étoffée). Nous avons affaire à un classique au plan équilibré. Il n’est pas inutile de souligner cette caractéristique, trop souvent absente de manuels de géopolitique faits à la va-vite pour des manuels de concours.

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L’introduction rappelle à quel point le concept d’Eurasie est central dans les représentations géopolitiques russes actuelles. La récente Union eurasienne porte ainsi un projet de puissance (un concept dont sont bien peu familiers les Européens), qui vise à « reconstituer un système de pouvoir couvrant tout ou partie de l’ex-URSS ». Les auteurs rappellent, en bonne géographie, qu’une géopolitique qui relève du « premier ordre de grandeur (en dizaine de milliers de kilomètres) » comporte une dimension incontestablement mondiale.

Chapitre premier : La Russie, un Etat-monde.

La géopolitique de la Russie est de fait une géopolitique de l’immensité. La géohistoire de la puissance russe le démontre aisément. Les auteurs décrivent la formation territoriale de la Russie. On n’a pas assez dit – en tout cas pas assez pour votre serviteur, pourtant connaisseur passable de la question – l’importance de la domination mongole dans la fragmentation du monde slave : le monde slave oriental se disloque et la Russie de l’époque – la Principauté de Moscou – se construit à l’écart de l’Occident. L’Eglise russe se « nationalise » et la chute de Byzance en 1453, après celle de Rome, fait de Moscou « la troisième Rome ». La Russie dès Ivan III, notamment après la prise de Novgorod en 1470 et l’écrasement des principautés marchandes, s’isole du reste de l’Europe. Dès cette époque, les tsars sont véritablement les propriétaires de leur pays. Cette conception patrimoniale se marque jusqu’à Nicolas II, qui indiquait dans la rubrique « profession », lors du premier recensement en Russie, « propriétaire de la terre russe » ! L’autocratie russe se construit ainsi comme un mélange d’influence byzantine et de conception mongole du pouvoir. En même temps, la Russie prend un retard considérable par rapport au reste de l’Europe : l’écrasement des sociétés civiles des principautés russes se paie cher ! Mais les tsars seront de formidables « rassembleurs de terres ». Un chiffre ahurissant : pendant les 300 ans de dynastie Romanov, l’Empire russe s’agrandit à la vitesse de 140 km² par jour ! Au total, l’Empire russe « fut la création de la partie la plus arriérée et la plus militarisée du monde slave oriental » : une phrase qui ouvre de vastes perspectives diachroniques, n’est-ce pas ? Dans la construction de l’Empire, l’Etat « a grandi avant la société et est parvenu à s’y substituer » ! La période soviétique le confirmera avec éclat. Aujourd’hui, le dilemme historique reste entier : « se condamner à la stagnation économique au nom d’un projet impérial anachronique ou donner la priorité à la prospérité tout en abandonnant les ambitions d’hégémonie et le modèle politique autocratique ».

Les auteurs évoquent ensuite les représentations géopolitiques russes, bouleversées par l’effondrement de l’URSS. A l’identité slave orthodoxe, résurgente depuis 1991, se surimpose une théorie de l’eurasisme renforcée d’un brin de « géopolitisme » : la notion classique de Heartland vient sanctionner, comme l’écrivent plaisamment les auteurs, « en lieu et place du matérialisme historique, un matérialisme géographique ». Aussi, le souvenir de la grandeur soviétique (la fin de l’URSS est « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », selon Vladimir Poutine) débouche-t-il sur un « nationalisme néosoviétique », qui s’exerce surtout sur l’étranger proche, en attente d’une conjoncture plus propice à une nouvelle affirmation de puissance, dans laquelle le « paramètre américain », rival de toujours, tient une place toujours vivace. La nouvelle Russie – pour écrire comme Jean Radvanyi – se pense en « leader idéologique d’une coalition anti-occidentale hostile à la globalisation ».

Ce projet suppose évidemment une intention politique consciente et un système institutionnel capable de mobiliser les ressources nécessaires à son accomplissement. La construction, par Vladimir Poutine, d’une nouvelle « verticale du pouvoir », en opposition avec des années Eltsine présentées comme un contre-modèle, car inféodé à l’Occident globalisé, débouche sur un « autoritarisme patrimonial », le « contrôle des rentes économiques » et un système clientéliste. Toutefois, « la dépendance à l’énergie, l’effet de rente induit et l’incapacité à franchir de nouveaux seuils menacent l’économie russe et entravent l’émergence d’un nouveau modèle de puissance » (malgré, ajouterai-je, les efforts réels ou affichés de Dimitri Medvedev, dont l’image est plus modernisatrice). Poutine a cependant en partie reconstitué la puissance militaire russe (et surtout, ajouterai-je de nouveau, n’hésite pas à s’en servir), même si le budget militaire russe, 3e au monde, est assez loin derrière la Chine et surtout les États-Unis. En matière nucléaire, la parité stratégique avec les Américains reste bien réelle. Et, si les interventions russes concernent avant tout leur espace régional, les dimensions de celui-ci donnent à la puissance russe une dimension mondiale.

Chapitre II : Le projet eurasiatique du pouvoir russe.

Reste que les moyens de la Russie ne sont pas encore à la hauteur de ses ambitions. Le domaine d’intervention privilégié reste l’étranger proche, c’est-à-dire l’Eurasie post-soviétique. L’objectif est de reconstituer une force d’opposition à l’Occident. Pour y parvenir, Poutine instrumentalise les conflits gelés de l’ex-URSS : Transnistrie, Gagaouzie, Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabakh… Différents projets d’intégration visent à institutionnaliser une sphère d’influence russe : l’ancienne CEI, l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) de 1992, la récente Union économique eurasienne de 2015. L’annexion de la Crimée et la « guerre hybride » menée en Ukraine, dans le Donbass (longuement décrits par les auteurs), s’inscrivent dans cette logique révisionniste russe, en opposition à l’Union européenne et à l’OTAN. Ainsi, la vision européenne de la Russie comme « nouvel Occident » s’avère invalide, comme le montre la « paix froide » depuis l’annexion de la Crimée, avec son jeu de sanctions européennes et de contre-sanctions russes. D’où également le renforcement des capacités militaires de l’OTAN dans les pays d’Europe de l’Est, surtout en Roumanie, en Pologne, dans les pays baltes, avec notamment le déploiement de programmes américains de défense anti-missile : une présence américaine en Europe qui contrarie le projet géopolitique russe, malgré le « pivot » d’Obama affiché vers l’Asie.

Chapitre III : Un tournant de la Russie vers l’Orient ?

Un « pivot » qui est également affirmé par Vladimir Poutine, à travers le partenariat géopolitique sino-russe de 2011, et notamment l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai). Une « diplomatie triangulaire », théorisée par Evgueny Primakov, dans laquelle Moscou s’appuie sur Pékin pour accroître son pouvoir de négociation à l’égard de l’Occident. En 15 ans, les échanges bilatéraux sino-russes ont plus que décuplé, contrariant l’idée souvent reçue (et notamment développée dans la littérature de politique-fiction, par exemple par Tom Clancy) d’un inévitable grand conflit entre Chine et Russie à propos de l’Extrême-Orient russe et de la Sibérie. La convergence géopolitique sino-russe se vérifie d’ailleurs régulièrement, dans leur politique « dos-à-dos » contre les États-Unis, ainsi que dans la réorientation des flux énergétiques russes vers l’Asie. L’OCS y participe également, avec l’entrée récente (mi-2015) de l’Inde et du Pakistan qui en fait une sorte « d’incubateur géopolitique où s’élaborent de nouveaux équilibres de puissance ».

Dans le reste de l’Asie, l’influence russe est plus limitée, mais pas anecdotique : croissance des achats de gaz russe par le Japon post-Fukushima, alliance avec une Corée du Nord dont le projet nucléaire fait figure de défi à la puissance américaine dans la région, reprise des relations énergétiques et militaro-industrielles avec le Vietnam, poursuite du « partenariat stratégique » avec l’Inde.

La Russie est aussi de retour au Proche-Orient, avec le renforcement des relations avec l’Iran et la Syrie. L’intervention dans la guerre en Syrie, au profit des forces de Bachar al-Assad, marque le retour des forces russes en Méditerranée (base navale de Tartous).

En conclusion, les auteurs soulignent que Moscou « continue d’assimiler la puissance à la maîtrise d’un espace immense et à la possibilité d’une expansion territoriale classique – fût-ce au détriment du développement économique ». A cause de ces « conceptions anachroniques », la Russie apparait comme une « puissance solitaire », marquée par un certain « complexe obsidional ». Cette psychologie, les représentations géopolitiques dominantes et la « grande stratégie » qui porte le projet du Kremlin ont donc « réactivé la fracture Est-Ouest ». La Russie n’a ainsi jamais été aussi éloignée de l’Europe.

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Ce petit ouvrage bien construit bénéficie de données très actuelles mais n’évacue pas les dimensions historiques profondes. Au chapitre des déceptions, on pourra évoquer l’absence quasi-totale de cartes (peut-on faire de la géopolitique sans cartes ?), mais les dimensions de la collection en rendaient sans doute le sacrifice nécessaire. On regrettera également l’absence d’analyses plus détaillées sur les courants de pensée au sein de l’appareil russe, avec l’opposition, réelle, fantasmée ou organisée, entre le Président Poutine et son Premier Ministre Medvedev, et donc sur la possibilité – aujourd’hui bien ténue, il est vrai – de faire à nouveau pivoter la Russie vers l’Europe : peut-être y a-t-il un peu de Pierre le Grand en Vladimir Poutine ? Mais les Européens ont fait tout ce qu’il fallait pour l’en détourner et on ne peut aujourd’hui que suivre les auteurs : la Russie n’a jamais été plus loin de l’Europe.

Christophe CLAVEL
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