Le premier article de Pierre BLANC (Géopolitique des dynamiques agraires) est particulièrement stimulant. En s’appuyant sur l’exemple du Proche-Orient, l’auteur distingue plusieurs fonctions géopolitiques de l’agriculture : horogénétique, nourricière, spatiale, politique, identitaire et hydropolitique. Il montre que la recherche de la sécurisation alimentaire et hydrique est très prégnante dans les revendications territoriales au Proche-Orient. L’agriculture permet l’indépendance alimentaire et donc l’indépendance politique. Elle peut être un instrument de conquête spatiale (exemple des colonies juives en Palestine). La terre est en effet source de pouvoir pour celui qui la possède. Par ailleurs, 80% des terres de la région sont irriguées, ce qui est à l’origine de « violences hydrauliques ». Le contrôle des barrages sur l’Euphrate est par exemple un objectif affiché de l’Etat Islamique en Syrie.
Les trois articles suivants de Jean-Luc RACINE (Géopolitique de l’agriculture indienne), d’Hervé THERY (Les paradoxes des « sans-terre » et de l’esclavage rural au Brésil) et de Jean-Marc CHAUMET (Nourrir la Chine : géopolitique d’un défi alimentaire) détaillent les conséquences de l’affirmation des pays émergents sur l’échiquier agricole mondial. Dans ces trois pays, l’agriculture revêt des enjeux géopolitiques à la fois interne et externe. En Inde, le modèle de la Révolution Verte touche à sa fin et doit se renouveler. Malgré l’augmentation des productions agricoles (2ème producteur mondial de riz et de blé), l’Inde reste un pôle de pauvreté rurale et d’enfants en état de sous-nutrition. L’augmentation des suicides de paysans sont le symbole de la crise du système agricole indien. Les luttes paysannes se multiplient pour la terre et l’eau (comme par exemple le mouvement naxaliste). La construction de barrages est aussi à l’origine de tensions avec ses voisins bangladais et pakistanais. Le Brésil connaît les mêmes paradoxes. Il est devenu un des grands pays agricoles du monde. Mais l’agriculture paysanne, essentielle pour la sécurité alimentaire du pays, et l’agriculture commerciale sont en concurrence pour l’espace. Le Brésil a toutefois l’avantage de disposer d’immenses étendues de terres encore disponibles, notamment en Amazonie. Mais les meilleures terres sont souvent accaparées par de grands propriétaires négligents ou absentéistes. Les affrontements avec les paysans « sans-terre » qui s’y installent sont fréquents. On constate par ailleurs le maintien d’un esclavage rural, notamment dans l’exploitation du bois. Hervé THERY montre ici toute la pertinence de l’utilisation des méthodes géographiques et cartographiques (par le biais de l’indice de risque d’esclavage) pour mieux situer et dénoncer ce phénomène. Enfin, la Chine est confrontée à une dépendance de plus en plus accrue vis-à-vis de l’étranger pour ses matières premières, notamment agricoles. Son déficit alimentaire est de 50 milliards de dollars en 2013. L’évolution économique et agricole de la Chine a en effet des répercussions sur la consommation alimentaire des chinois. On est passé d’un régime traditionnel basé sur les féculents à une augmentation de la consommation de viande. La production ne suit plus la demande alimentaire. De plus, la Chine possède seulement 8% des terres cultivables de la planète pour 19% de la population mondiale. L’urbanisation et la désertification grignotent des terres chaque année (8 millions d’hectares depuis 1997).
Les articles de Christian BOUQUET (Bientôt on comptera des dizaines de millions de paysans sans terre en Afrique subsaharienne), de Thierry POUCH (Le commerce international de produits agricoles et ses rivalités permanentes) et de Sébastien ABIS (Le blé au cœur des enjeux géostratégiques mondiaux) complètent les trois articles précédents en changeant l’échelle. On assiste actuellement à une restructuration des flux commerciaux et à un bouleversement de la hiérarchie des nations. L’agriculture et les industries agro-alimentaires sont devenues des attributs de puissance. Il est nécessaire de sécuriser ses approvisionnements. Les investissements dans le foncier agricole (land grabbing) à l’étranger se multiplient. Par exemple, le marché du foncier rural africain attire de gros investisseurs étrangers. 134 millions d’hectares auraient été mis en vente entre 2000 et 2010 (soit 5 à 10% des terres arables du continent). Devenus inutiles sur leurs anciennes terres, les ex-paysans et leurs familles s’entassent alors par millions dans les bidonvilles des nouvelles mégapoles côtières. L’agriculture est bel et bien (re)devenue un enjeu géostratégique et l’objet d’une transnationalisation des productions et des terres. Le blé en est un exemple. Sa demande s’est mondialisée mais sa culture est encore très localisée. Les régions à forte production agricole de céréales ne sont pas celles où les besoins augmentent. Des tensions croissantes sont à craindre pour demain à cause notamment du changement climatique : allons-nous vers un peak wheat à l’image d’un peak oil pour le pétrole ?
Les articles d’Olivier ANTOINE (Les enjeux de l’implantation de grands élevages dans le bassin inférieur du Pilcomayo : nouvel Eldorado ou dernière frontière ?), de Matthieu BRUN (Quelle agriculture pour l’Ethiopie du XXIème siècle ? Nouveaux rapports de force et terre de conflictualités inédites) et de Charlotte TORETTI, Lauriane GAY et Bernard CALAS (Riz, terre et eau du Lango : la lente émergence d’un territoire hydraulique ougandais) montrent l’importance des fonctions spatiales et politiques de l’agriculture et les conflits engendrés par les mutations des systèmes agricoles. Le bassin inférieur du Pilcomayo était un espace à la marge du développement. Les gouvernements argentins et paraguayens souhaitent y développer l’élevage, tout en renforçant le contrôle de cette région frontalière. Cette mise en valeur se fait au détriment des communautés locales qui subissent une répression policière. La modernisation de l’agriculture est également une grande priorité pour les autorités éthiopiennes, d’autant plus que 85 % de la population tire sa subsistance du secteur primaire. Une nouvelle politique est alors mise en place dans les années 2000 qui s’appuie sur de nouveaux entrepreneurs et qui fait la promotion de nouvelles formes d’agriculture au détriment des petits agriculteurs. Des agriculteurs modèles sont mis en avant, capables d’appliquer une agriculture commerciale tournée vers l’exportation. 3,3 millions d’hectares sont concédés à des investisseurs surtout dans les régions peu peuplées de l’Ouest. On assiste alors à des recompositions territoriales et la (re)conquête du territoire est ici un outil politique. Des programmes de villagisation sont organisés pour les populations expulsées, forçant à la sédentarisation des populations nomades. Les objectifs sont les mêmes dans la mise en valeur de la région du Lango en Ouganda. La zone est très peuplée (314 hbts/km²) et la croissance démographique est forte. Elle est le lieu de nombreux conflits depuis les années 1970. La question agricole apparaît encore une fois comme une question d’abord politique. L’objectif est ici de réduire les disparités entre agriculteurs et urbains, entre nordistes et sudistes.
Utiles pour les enseignants du secondaire et pour les candidats au concours de l’agrégation interne, ces contributions variées et de qualité montrent tout l’intérêt de la géographie et de la géopolitique dans l’étude des conflits à toutes les échelles. Ainsi, Yves LACOSTE définit la géopolitique comme « l’étude des interactions entre le politique et le territoire, les rivalités ou les tensions qui trouvent leur origine ou leur développement sur le territoire ». Ce numéro d’Hérodote prouve donc bien que l’agriculture est une question géopolitique. A tel point que Pierre BLANC propose dans la conclusion de son article le développement d’une « géopolitologie rurale ».