Le principe de cette collection qui est de balayer un sujet en 100 questions, s’avère un réel défi. Comment rendre compte de cette immensité russe, tant territoriale, historique que culturelle ? Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie / Nouveaux États Indépendants (NEI) de l’Ifri réussit à brosser un tableau rapide mais approfondi d’une puissance régionale qui s’impose comme incontournable dans les grands dossiers internationaux tout en supportant, en cette année imprévisible de 2020, les soubresauts de son économie trop liée au pétrole. Cependant la Russie a repris confiance en elle. Alors qu’une réforme constitutionnelle lui ouvre la possibilité de garder son poste jusqu’en 2036, Vladimir Poutine cherche la place de son pays entre l’Occident et la Chine malgré la méfiance de l’Europe. Le fil conducteur de cet ouvrage est de se demander comment ce président va-t-il conduire son pays. Est-il l’arbre qui cache la forêt russe ?
L’auteur articule son propos en sept volets qui permettent une mise au point et un tour d’horizon du plus grand pays du monde. Nous privilégierons les premiers chapitres, témoins de l’évolution et des blocages de la Russie aujourd’hui.
La Russie marquée par son histoire
Après la chute de l’URSS, Nicolas II et sa famille ont été réhabilités et même canonisés par l’Église orthodoxe en 2000, contribuant à se trouver une identité post-soviétique. Cependant bien peu de Russes rêvent d’une monarchie aujourd’hui. Par contre la grande révolution d’octobre (7 novembre selon le calendrier grégorien) et ses commémorations reflètent les clivages politiques internes. La moitié de la société russe voit la Révolution comme un moteur au développement économique et Lénine figure comme une figure historique très respectée. Le pouvoir rejette l’idée de révolution comme mode de changement du régime politique. Le Kremlin cherche à associer les périodes impériale et soviétique par l’idée de la grandeur nationale.
Malgré les atrocités commises pendant le régime, Staline reste une personnalité populaire et respectée. Une partie des Russes admire les progrès économiques réalisés et la victoire sur l’Allemagne nazie au prix de 40 millions de morts. Ainsi l’URSS s’est érigée au rang d’une superpuissance mondiale, dont l’empire s’est étendu en Europe orientale. D’après des sondages, certains Russes préfèrent ignorer le passé et en 2015, une loi mémorielle pénalise les critiques à l’égard « de la grande guerre patriotique ». Cette dernière est utilisée par le pouvoir pour exalter la grandeur de la Russie.
Mikhaïl Gorbatchev, dernier secrétaire du Parti communiste de l’URSS, a mis fin au communisme avec la Perestroïka (reconstruction) et de la glasnost (transparence). Les Russes ont surtout le souvenir de la dégradation de l’économie et d’un appauvrissement brutal avec des clivages sociaux très forts. Une vague de nostalgie de l’URSS impute à Gorbatchev la réunification de l’Allemagne, et la désintégration du territoire russe, tout l’opposé de ce que Poutine veut afficher : stabilité politique et puissance à l’international. Les Russes se souviennent de la gratuité du système de santé et de l’éducation, des logements au loyer peu cher. Si le niveau de vie était faible, l’URSS a bâti une puissance industrielle et certains événements comme le vol dans l’espace en 1961 est resté dans les mémoires. Le passage d’un système planifié à une économie de marché dans les années 90, sous le gouvernement de Boris Eltsine est resté un cauchemar. A la dégradation du niveau de vie déjà faible, s’est ajoutée la perte du prestige de la Russie au niveau international. L’opinion publique accuse les élites de l’époque d’avoir appliqué les recettes occidentales. Vladimir Poutine parle du « chaos des années 1990 », le libéralisme et la démocratie étant discrédités, synonymes de désordre.
Y a-t’il une instrumentalisation de l’histoire en Russie ? Un travail de mémoire ne s’est pas effectué ainsi qu’une « désoviétisation ». Au contraire, le pouvoir actuel a repris des symboles soviétiques comme l’hymne national tout en se rapprochant de l’Église orthodoxe. Staline est présenté « comme un produit de son époque ». Pour éviter les divisions, les manuels scolaires sont empreints d’un culte du passé glorieux et forgent l’idée de la grandeur nationale. La mise en valeur d’une nation derrière un État omnipotent sert le régime actuel.
Le pouvoir selon Poutine
La démission inattendue du président Eltsine a conduit au pouvoir Vladimir Poutine comme président par intérim. Porté par les mesures musclées en Tchétchénie, cet ancien du KGB est élu président dès le premier tour. Jeune et sportif sa popularité lui permet de rester au pouvoir deux autres mandats où il apparait comme un modernisateur pragmatique et éclairé. Le contexte économique s’avère favorable et le niveau de vie s’améliore dans les villes. De 2012 à 2018, le troisième mandat s’écarte des réformes de modernisation et des signes de raidissement politique. Si on s’appuie sur les sondages (sont-ils fiables ?), la popularité du chef de l’État repose sur trois piliers : économique (fonds souverain et manne des hydrocarbures), le rétablissement de la grandeur nationale (l’annexion de la Crimée est soutenue par les Russes) et les valorisations des spécificités russes (victoire lors de la grande guerre patriotique, valeurs chrétiennes).
Les soutiens du chef suprême sont les oligarques mis au pas, son cercle proche, les groupes sociaux très liés au poids d’un État paternaliste dont le budget pour les dépenses sociales a fortement augmenté. Le « culte » de Poutine vise à le présenter comme un leader sans alternative. Les poursuites contre les opposants se multiplient par un régime qui entend prévenir d’une « révolution de couleur ». Les ambitions de Vladimir Poutine est de maintenir l’ordre, la stabilité, la sécurité, de préserver l’intégrité territoriale et d’assurer le niveau de vie de la population. Le rôle international du pays est privilégié. Ainsi la constitution a été modifiée afin que le président sortant puisse se représenter en 2024 encore au moins deux mandats, ce qui pourrait le maintenir plus de 30 ans au pouvoir. Sans doute faut-il comprendre que les Russes ne réussissent pas à envisager un « après-Poutine ».
Les institutions et la politique intérieure russe
L’auteur parle d’une démocratie à « la russe » comprenant le respect de l’Etat, un leader fort et une idée de grandeur. Tout le pouvoir est concentré entre les mains de l’exécutif au détriment des pouvoirs législatif (le parlement n’est pas un lieu de débat) et judiciaire. Il est porteur d’une vision des affaires intérieures et internationales : le rôle central de l’État, une armée forte et la méfiance vis-à-vis de l’Occident. Le fédéralisme s’avère de façade et masque une centralisation extrême qui ne donne aux gouverneurs ni légitimité personnelle, ni motivation pour une gestion efficace.
Médias et partis politiques
Les médias sont contrôlés dans un système hautement centralisé et personnifié. Les partis politiques ne sont pas créés à l’initiative « d’en bas » mais ils émanent de l’administration présidentielle. La création d’un parti peut être aussi un « business-projet » vendu « clé en main » par des entrepreneurs politiques. Elle doit être validée par les autorités. Pour cette raison, les partis politiques rencontrent peu d’adhésion de la population et participent peu au renouvellement électoral.
Justice et opposition
L’absence de justice indépendante nuit au climat des affaires ainsi qu’à la confiance des citoyens. Les procès contre l’État sont dits perdus d’avance par « le droit de téléphoner ». De même, les élections ne remplissent pas leur rôle démocratique. Préparée en amont, la machine bureaucratique est chargée d’assurer le succès du candidat désigné. Par exemple, un candidat doit recueillir des parrainages de députés municipaux, ce qui est impossible pour des opposants. Voter devient un acte de loyauté aux autorités qui ont le défi d’obtenir une participation élevée afin de démontrer leur soutien populaire. Une exception mérite d’être signalée : Alexeï Navalny, juriste de formation (université de Yale) et blogueur. Il a dénoncé la corruption et la gestion opaque des compagnies publiques. Malgré des tentatives d’intimidation du pouvoir (voir ses procès p.95), il reste la principale figure d’opposition du pays à ses risques et périls.
Internet et les médias
Depuis la fermeture de NTV en 2001, les chaînes officielles épousent la ligne du Kremlin. Certains médias sont même connus pour la falsification de contenus pour crédibiliser les discours. La Russie détient le triste record d’assassinats de journalistes. Le plus connu est celui d’Anna Politkovkaya de Novaya Gaezta tuée par balles devant chez elle. Si les assassins sont jugés, les commanditaires ne sont pas inquiétés. Une seconde voix sur internet existe mais depuis la révolution de Maïdan en Ukraine, des lois intrusives pèsent sur les fournisseurs d’accès, les moteurs de recherche et les simples utilisateurs. Des millions de sites semblent avoir été fermés par l’autorité de contrôle. Même les compagnies étrangères comme Facebook sont obligées de relocaliser les données personnelles sur le sol russe. Selon l’étude annuelle des libertés sur Internet établie par Freedom House, la Russie est passée au niveau « non libre » en 2016.
Le pouvoir et les religions
L’Église orthodoxe renaît de ses cendres à l’époque post-soviétique. Ses biens lui sont rendus et les cathédrales reconstruites sur les deniers de l’État. A chacun son domaine, la foi chrétienne entre à l’école et les cérémonies officielles exigent la présence des prêtres. la réforme constitutionnelle prévoit la mention de Dieu et de foi transmise par les ancêtres. Si 60 % des Russes se disent orthodoxes, il semblerait que l’Église soit plus proche du pouvoir que de la population.
Le nombre de musulmans en Russie est estimé à 20 millions. S’y ajoutent 3 à 5 millions d’immigrés d’Asie centrale. Pour Vladimir Poutine, l’islam fait partie intégrante de la vie spirituelle du pays. Le régime a investi dans la construction de mosquées, de projets culturels et la création d’universités musulmanes. Sur le plan extérieur, la Russie entretient une relation privilégiée avec les pays musulmans : manifestation à Grozny « Je ne suis pas Charlie » en janvier 2015 qui a réuni 800 000 personnes, soutien à la minorité rohingya réprimée en Birmanie.
Géographie et politique
La Crimée et la Tchétchénie
Si les 3/4 de son territoire se situent en Asie, La Russie est longtemps tournée vers l’Europe qui représente la moitié de son commerce extérieur. Aujourd’hui le Kremlin mène une politique de « pivot vers l’Est », en premier lieu vers la Chine. En 2016, Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères affirme que la Russie doit construire une « Grande Eurasie », un moyen de défendre ses intérêts sur la scène internationale.
Depuis sa conquête par Catherine la Grande, la Crimée est au cœur de l’histoire et de la culture russe, lieu de villégiature pour les élites. Elle réunit des intérêts stratégiques et sécuritaires du pays (la flotte russe de la mer noire est basée à Sébastopol). Cédée à l’Ukraine, la majorité des Russes a souhaité son retour y compris par des moyens militaires. La révolution de Maïdan à Kiev en 2014 a fait craindre à Moscou le départ de l’Ukraine de l’orbite russe et la réintégration de la Crimée a provoqué un regain de popularité de Vladimir Poutine.
Après les deux guerres en Tchétchénie, la République occupe une place à part dans le système politique russe qui a misé sur une relation personnelle entre le Kremlin et Kadyrov que l’opinion russe approuve car le Caucase du Nord apparaît comme une région stable.
La région de Kaliningrad
Située au bord de la mer Baltique, la région de Kaliningrad est passée de la Prusse orientale à la Russie dont elle est séparée par trois frontières internationales, une enclave d’un million d’habitants. Depuis le raidissement avec l’Occident qui a suivi l’annexion de la Crimée, la présence militaire russe s’est renforcée et Kaliningrad devient l’otage de leur confrontation : elle a accueilli des systèmes de missiles balistiques Iskander, capables de transporter des charges nucléaires, en réponse au déploiement du bouclier antimissile américain en Pologne et en Roumanie.
L’économie russe
L’ouvrage poursuit sa mise au point éclairante sur l’économie. Le pays a hérité d’un fort potentiel scientifique et technologique hérité de secteur de pointe et d’un niveau élevé d’éducation de sa population. La Russie a par exemple mis au point un moteur de recherche Internet qui lui est propre (Yandex) ou un logiciel de géolocalisation (Glonass). Elle participe au G8 et se place dans le camp des BRICS pour attirer les investisseurs. Dans l’ensemble, l’économie fait preuve d’une certaine résilience mais l’argent issu du secteur informel permet de faire face aux crises tout en reportant la nécessaire diversification. La part de l’État et des compagnies publiques a doublé passant de 35 % à 70 % entre 2000 et 2016.
On lira avec profit la fin de l’ouvrage qui se concentre sur les problèmes de la société russe : la démographie, le vieillissement de la population, l’émigration des cerveaux depuis le durcissement du régime, la corruption ou l’homophobie. Si le principe des questions appelle parfois à des redites, Tatiana Kastouéva-Jean apporte un regard nuancé sur la Russie d’aujourd’hui.
Recension de l’ouvrage « La Russie de Poutine en 100 questions » de Tatiana Kastouéva-Jean 2018
Christophe Clavel
Tatiana Kastouéva-Jean, spécialiste des politiques intérieure et étrangère russes, dirige le Centre Russie/Nouveaux Etats Indépendants (NEI) de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Elle est diplômée de l’Université d’État de Ekaterinbourg, du Master franco-russe en relations internationales Sciences-Po/Mgimo à Moscou. Ses champs de recherche sont la politique intérieure et extérieure russe, le Soft power, l’Ukraine, l’éducation supérieure en Russie et le capital humain.
Souvent présente dans les médias (Le Monde, France Culture…), elle collabore régulièrement aux publications de l’IFRI, notamment au bien connu rapport RAMSES.
On rappellera le compte-rendu de notre éminent collègue, Jean-Pierre Costille, déjà publié sur la Cliothèque, et auquel le présent compte-rendu s’efforce d’apporter un éclairage complémentaire.
On saluera également les éditions Tallandier, dont la collection en 100 questions couvre des domaines très variés mais qui intéressent très souvent nos disciplines. On rappellera ainsi les 100 questions sur l’Arabie saoudite (à paraître), les Etats-Unis de Trump (à paraître), le Pakistan (2018), le conflit israélo-palestinien, l’Iran, Cuba, la Corée du Nord (2017), la puissance chinoise… Bref, des références pratiques et récentes.
Voici la présentation de la Russie de Poutine par l’éditeur en quatrième de couverture :
Pourquoi Vladimir Poutine est-il si populaire ? A-t-il un projet pour la Russie ? Y a-t-il une vraie opposition politique ? La Russie est-elle un pays développé ? Qui sont les alliés de la Russie ? La Tchétchénie vit-elle selon ses propres lois ? Quelles sont les raisons de l’intervention russe en Syrie ? En quoi croit la jeunesse russe ? La Russie mène-t-elle une guerre de l’information contre l’Occident ? Quel sera l’ « après-Poutine » ?
Son histoire et sa culture fascinent, ses nouvelles capacités militaires impressionnent, tandis que sa politique divise et que son économie déçoit. On voyait la Russie comme une puissance régionale en déclin, mais la politique musclée de Vladimir Poutine a abouti à son retour spectaculaire sur la scène internationale. Elle est désormais incontournable sur les plus grands dossiers : de l’Ukraine à la Syrie, de la lutte antiterroriste à l’ingérence supposée dans les élections américaines.
Au pouvoir depuis dix-huit ans, l’ « homme le plus influent de la planète », tour à tour modernisateur puis autocrate, n’a pas fini de surprendre. Il verrouille les institutions, renforce la propagande et le contrôle des médias et aborde un quatrième mandat en toute sérénité. Voici 100 questions/réponses essentielles pour mieux comprendre la genèse et l’évolution du régime Poutine, ainsi que les dynamiques de la société russe.
Nous ne reviendrons pas ici sur l’articulation de l’ouvrage ou son résumé, que Jean-Pierre Costille a parfaitement présentés. Nous ne dénierons pas non plus à l’auteur sa grande connaissance de la Russie et du système Poutine, que nous saluons au contraire avec reconnaissance. Il reste donc à préciser quelques regrets de détail ou à entamer une discussion sur quelques-uns des partis pris de l’auteur, espérant que ces lignes donneront à réfléchir et débattre aux collègues.
On notera d’abord quelques imprécisions : le 5 mars n’est pas l’anniversaire de Staline, mais celui de sa mort ; le dit Staline n’a pas été strictement au pouvoir « plus de trente ans » ; la première bombe atomique soviétique date de 1949 (bombe A) et de 1953 (bombe H), pas de 1955… mais fort heureusement, on n’a pas constaté d’autres grosses méprises (le nombre de morts soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale pouvant toujours prêter à discussion).
Les normes éditoriales de la collection, qui est plutôt bon marché, empêchent l’insertion d’un appareil graphique ou cartographique plus complet que le squelettique binôme des pages 18-19 (l’URSS avant 1991 et la Russie aujourd’hui), dont l’intérêt parait assez limité. C’est bien dommage, car de nombreuses questions auraient mérité une illustration explicative, voire démonstrative : les peuples déplacés (question 5), les guerres de Tchétchénie (10), la place de l’islam (32), la région de Kaliningrad (38), les îles Kouriles (39), les investissements étrangers (44), le niveau de vie (47), les réseaux (50), les partenaires commerciaux (56), le tourisme (57), la démographie (59), l’environnement (75), le complexe obsidional (78), les conflits gelés (84), le Rousskij Mir (85), l’Ukraine (86), l’Arctique (93), l’arme énergétique (94)… La liste est longue : elle n’est pourtant pas exhaustive. On ne pourra évidemment le reprocher à l’auteur, tout au plus faire une suggestion à l’éditeur : un bon cartographe peut faire beaucoup de choses simplement avec du noir et du blanc. Et le lecteur en serait mieux instruit. On peut même souffler – de façon un brin insidieuse – que ce serait une bonne façon d’occuper bon nombre de pages creuses, qui ne manquent pas en raison du format court des réponses.
Il faut ainsi accepter l’esprit de la collection, avec ses questions parfois contournées ou naïves pour traiter des thèmes abordés et ses réponses rapides en deux à (rarement) trois pages (d’où les pages creuses susmentionnées). Bien sûr, beaucoup de réponses manquent de développement pour le lecteur déjà un peu averti de la Russie. Mais tel n’est pas l’esprit de la collection, qui s’adresse visiblement au plus grand nombre, c’est-à-dire à l’honnête homme (ou femme) curieux de cette Russie qui nous est si lointaine, en pensée souvent plus encore qu’en kilomètres. Autrement dit, ni l’auteur ni l’éditeur ne sont en cause. Il y a d’ailleurs une assez abondante bibliographie (en français, anglais, russe) qui, quoique classée alphabétiquement, permettra d’aller beaucoup plus loin.
Sur le fond, on ne pourra reprocher à l’auteur le travers des biographies qui tournent à l’hagiographie. Le système Poutine est largement dénoncé comme le sont les prétendus travers de la société russe. On a cependant peine à se défendre d’un certain sentiment de malaise. Il est vrai qu’on parle toujours « de quelque part ». Il nous semble pourtant que nombre de traits politiques, sociaux, culturels russes sont vus (et parfois jugés) du dehors. Peut-être aurait-on pu mettre davantage l’accent sur les côtés positifs du système Poutine : positifs non pour l’Occident, moins encore pour une certaine bien-pensance européenne, voire française, si prompte à porter condamnation, mais pour la Russie et le peuple russe. L’auteur explique fort justement l’extraordinaire (vue de chez nous) popularité de Poutine, mesurée y compris par des instituts de sondage indépendants et hors-système. Nul ne doute que l’auteur, dont on a dit les compétences, sait fort bien, mieux de nous en l’occurrence, ce qu’est qu’être russe. Peut-être cela serait-il mal passé dans une collection destinée au grand public ?
C’est également vrai sur le plan géopolitique. La Russie ne s’embarrasse pas de principes moraux ? La Russie est une puissance agressive ? La Russie utilise tous les moyens à sa disposition pour retrouver sa grandeur passée ? Oui. Et alors ? La géopolitique n’est pas le pays merveilleux de Oui-oui ! Poutine défend les intérêts de la Russie et seulement ceux-là. Qui ne défend pas ses propres intérêts, hors nos démocraties victimaires et honteuses ? Ce qui permettrait au demeurant d’expliquer la fascination qu’exerce Vladimir Vladimirovitch sur une partie des classes politiques occidentales. Ces thèmes n’auraient-ils pas mérité une 101e ou 102e question ? Il faudra alors approfondir, notamment à travers les multiples publications de l’auteur.
Au fond, cette collection en 100 questions – et dans cette collection, cet ouvrage – répond ainsi parfaitement à son objet. Le panorama est large et synthétique à la fois. Après avoir nourri notre connaissance sur la Russie, il suscite la curiosité, invite à aller plus loin. N’est-ce pas là tout ce qu’on lui demande ?
Compte rendu de lecture du livre « La Russie de Poutine en 100 questions » de Tatiana Kastouéva-Jean 2018
Jean-Pierre Costille
L’ouvrage est structuré en sept parties et propose aussi une bibliographie sélective à la fin. L’auteure est spécialiste des politiques intérieure et étrangère russe et dirige le Centre Russie/Nouveaux états indépendants de l’Institut français des relations internationales.
Le poids de l’histoire russe
Onze entrées sont proposées. On s’aperçoit que les Russes semblent davantage nostalgiques de la période communiste que de la période du tsar. Cela se voit aussi au fait que la Révolution de 1917 a été modestement commémorée. Mais aujourd’hui » le Kremlin cherche à réconcilier les périodes impériale et soviétique par l’idée de la grandeur nationale qui unit les deux ». L’auteure insiste aussi sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale perçue comme une guerre contre le mal absolu. Elle revient aussi sur la mauvaise image de Mikhail Gorbatchev. En effet, pour beaucoup, son époque est synonyme de dégradation de leurs conditions de vie. Il y a quelques années, ils n’étaient que 16 % à avoir de lui une vision positive. Pour beaucoup donc » les notions de démocratie et de libéralisme sont perçues comme synonymes de désordre politique et de crise économique sociale ».
Le pouvoir selon Vladimir Poutine
Sept entrées lui sont spécifiquement consacrées. L’auteure s’interroge notamment sur les ressorts de sa popularité et montre qu’elle repose sur le pilier économique, le rétablissement de la grandeur et la valorisation des spécificités de la Russie. Elle insiste notamment sur les catégories sociales qui ont bénéficié des années Poutine » le nombre des groupes socio professionnels dépendant directement de l’Etat s’est beaucoup accru à cause de la croissance du poids de l’Etat dans l’économie ». Pour prendre conscience de l’emprise de Vladimir Poutine, il faut savoir qu’un livre de ses citations est paru en 2015 et a été offert à tous les fonctionnaires.
Une vie politique confisquée par Poutine
Tatiana Kastoueva-Jean propose ici quinze articles dans cette rubrique. Elle évoque la question du régime politique en montrant qu’il y a plusieurs époques chez Poutine. Côté opposition politique, le paysage est plutôt dégagé : la Douma est largement instrumentalisée par le Kremlin avec des partis représentés qui ne sont pas de réels opposants. Alexei Navalny n’est pas en mesure de se présenter et la candidature de Xénia Sobtchak, si elle semble neuve, n’est peut-être qu’un faux semblant dans la future présidentielle. L’auteure développe aussi le lien de plus en plus étroit entre l’Etat et l’Eglise.
Un territoire russe et ses contraintes
Il faut se souvenir que les trois quarts du territoire russe se trouvent en Asie alors que 80 % de la population habite la partie européenne. Malgré les sanctions décidées par l’Union européenne, il faut savoir que ceux-ci représentent la moitié du commerce extérieur de la Russie. L’auteure revient ensuite sur la question cruciale de la Crimée mais évoque aussi d’autres territoires disputés ou qui constituent des zones de tension potentielles comme les iles Kouriles. Elle explique aussi la place particulière qu’occupe l’Extrême-Orient russe qui, par exemple, dispose de son propre ministère, représente 36 % du territoire russe mais seulement 5 % de la population.
Emergent ou non ?
Le premier article de cette partie s’interroge pour savoir si la Russie est un pays développé. L’impression qui en ressort est que la situation est paradoxale. D’un côté le pays est un des rares à avoir mis au point son propre moteur de recherche internet et en même temps son économie reste très dépendante de l’exploitation des ressources naturelles. Le pays affiche une croissance annuelle de 7 % pour le PIB entre 2000 et 2008, mais, point négatif, sa démographie est déclinante. L’ Etat est très présent lorsqu’on pense que sa part et celle des compagnies publiques dans le PIB a doublé depuis la première présidence de Vladimir Poutine : de 35 à 70 %. Le pays est aussi marqué par les inégalités. Natalia Zoubarevitch avance l’idée des « quatre Russies » pour souligner les clivages régionaux existants. On peut également relever la faiblesse de certaines infrastructures puisque le plus grand pays du monde dispose de moins de 800 000 kilomètres de routes alors que l’Union européenne en compte plus de 5 millions. La Russie a réussi en partie à surmonter la crise de 2008 grâce au fonds de stabilisation crée en 2004 sur l’exemple norvégien. L’auteure aborde aussi la question du chômage en montrant que le chiffre officiel de 5,5 % est à fortement relativiser car beaucoup de Russes ne se déclarent pas comme chômeurs tant l’allocation est basse. Il faut aussi savoir que les grandes entreprises russes préfèrent réduire le temps de travail plutôt que de licencier.
Une société différente ?
Trois discours trouvent un écho favorable dans la société russe : le premier est celui sur sa voie de développement spécifique, le second porte sur l’idée de grandeur nationale et le troisième sur les valeurs conservatrices. « Les trois justifient une prise de distance avec l’Occident, voire la confrontation ». La démographie russe est particulière : après des années d’atonie, il y a une légère remontée mais en même temps la société russe vieillit avec un quart de la population qui est retraité et une surmortalité masculine importante. L’auteure propose ensuite plusieurs entrées intéressantes sur la culture russe : est-elle bridée par le régime ? la société russe est-elle sexiste ? Elle revient également sur les trois fléaux de la santé publique : vodka, sida et drogues. Les choses changent avec moins de vodka mais plus de bière. Mais en revanche, au niveau du sida, la Russie est le troisième pays au monde en terme de nouvelles infections.
Une politique étrangère active
La Russie est un des trois leaders mondiaux pour le niveau de dépenses militaires mais cela représente neuf fois moins que les Etats Unis ! et c’est encore plus de 5 % de son PIB contre 3,3 % pour les Etats-Unis. L’auteure s’intéresse ensuite à plusieurs « conflits gelés » dans l’espace soviétique. Elle aborde donc l’Ukraine, la Crimée et envisage la politique internationale en parlant des atouts russes au Moyen Orient. Tatian Kastouéva-Jean envisage aussi les relations avec les Etats-Unis ou la Chine en rappelant que ce pays est le premier partenaire commercial de la Russie. Le pays regarde aussi du côté de l’Arctique. Comme tout pays qui se veut important, la Russie doit aussi envisager la question de son soft power : cela se fait à travers la promotion de la langue et de la culture russes, la chaine d’information en continu RT, des grands projets pour rehausser l’image du pays comme les JO de Sotchi.
Le livre de Tatiana Kastoueva-Jean constitue donc une très utile synthèse sur ce pays au moment où Vladimir Poutine semble promis à un nouveau mandat.