Psychologue clinicienne, Corinne Benestroff, a soutenu sa thèse Résistance et résilience dans l’œuvre de Jorge Semprun, en 2013 à l’Université Paris VIII, devant un jury présidé par M. Serban Ionescu, Professeur émérite de psychologie clinique à Paris VIII et à Montréal, psychiatre de formation. Le jury comprenait également Françoise Nicoladzé, la première en France à avoir consacré une thèse à Semprun en 1996, éditée sous le titre, La deuxième vie de Jorge Semprun. Une écriture tressée aux spirales de l’histoire. Elle a obtenu un double doctorat, en littérature comparée et en psychologie clinique, ce qui est exceptionnel, avec les félicitations du jury.

La triple dimension d’une recherche transdisciplinaire de très haut niveau

La double formation de Corinne Benestroff, en littérature et en psychologie clinique, lui permet de lire l’œuvre de Semprun à partir de la notion de résilience, qui ne se réduit pas chez Semprun à un dépassement des expériences traumatiques, mais implique la désobéissance et la transgression. Le jury de thèse avait été impressionné par la triple dimension de l’étude, psychologique, littéraire et historique, soulignant « le goût de la candidate pour l’archive », qui « l’a conduite à enrichir son propos de nombreux documents photographiques, d’entretiens avec des vivants et des survivants qui donnent de l’épaisseur historique à son propos, qui placent l’homme et l’oeuvre dans leur contexte et constituent un matériau précieux »

L’ouvrage publié aujourd’hui est issu de cette thèse. Les trente pages de la bibliographie montrent à quel point la démarche de l’auteur est pluridisciplinaire : son classement thématique aborde l’œuvre de Semprun, la littérature et la critique littéraire ; la psychanalyse, la psychiatrie et la psychologie ; l’histoire de l’Occupation et de la Résistance française ; la philosophie, la sociologie et l’anthropologie ; la physiologie et la neurologie. C’est un ouvrage difficile, impressionnant par son érudition, fort bien écrit, et construit de manière profondément pensée. Il concerne l’historien dans la mesure où Semprun s’est engagé en 1942 dans la Résistance communiste, a été arrêté dans l’Yonne en 1943, et déporté à Buchenwald. Corinne Benestroff a été lauréate du prix Marcel Paul en 2009 et du prix Fondation Auschwitz-Jacques Rozenberg en 2014 ; elle est reconnue aujourd’hui comme une spécialiste de l’histoire et de la mémoire de la déportation. La mémoire du camp et la difficulté à témoigner est au cœur de l’œuvre.

La connaissance préalable de l’œuvre de Semprun est indispensable ; le rédacteur de ce compte-rendu répond à cette condition et il connaît aussi l’histoire de la Résistance et de la déportation : c’est ce qui l’a conduit à découvrir ce livre. Néanmoins il doit avouer qu’il est bien loin d’avoir tout compris, en particulier les deux dernières parties (Écriture en Résistance, et L’Écriture résiliente) pour lesquelles il manquait cruellement des bases nécessaires ! Il se limitera donc à une sensibilisation à l’œuvre de Semprun et à la démarche inscrite dans cet ouvrage construit en six parties et 23 chapitres.

Le parcours de Jorge Semprun

Né à Madrid en 1923, Jorge Semprun est le fils d’un diplomate espagnol qui choisit l’exil en 1936, lors de l’insurrection militaire menée par Franco. En 1939, Jorge Semprun assiste impuissant à la défaite de la République Espagnole. Il en garde une profonde blessure morale, à la base de son engagement dans la Résistance. En juin 1940, Jorge Semprun, dont la famille s’est installée à Paris, est un brillant étudiant en Hypokhâgne, au Lycée Henri IV. Il s’engage dans la résistance en 1942, par l’intermédiaire d’un ami de sa sœur, Michel Herr. Ce dernier appartient à la MOI, Main d’œuvre immigrée, organisation communiste parisienne Séduit par la volonté et la forte personnalité du jeune espagnol, il en fait son adjoint. Semprun ( » Gérard « ), suit son chef dans l’Yonne afin d’infiltrer un réseau britannique bien implanté dans l’Aillantais (département de l’Yonne, autour d’Aillant-sur-Tholon), pour y récupérer des armes. Semprun est arrêté au petit matin du 8 octobre 1943, par la Gestapo, au domicile d’Irène Chiot. Il porte un révolver et tente de s’en servir. Conduit avec Irène Chiot, à la Feldgendarmerie d’Auxerre, il est interrogé, torturé, puis emprisonné à Auxerre jusqu’en décembre 1943.

Il est ensuite transféré au camp de Compiègne puis déporté à Buchenwald en janvier 1944. Après la période de quarantaine dans le Petit Camp, il est affecté par l’organisation communiste clandestine du camp à l’Arbeitsstatistik (l’administration du travail), ce qui constitue un poste moins exposé. Par ailleurs, il a l’occasion (pendant la demi-journée de repos du dimanche après-midi) de fréquenter le sociologue Maurice Halbwachs ainsi que le sinologue Henri Maspero eux aussi détenus à Buchenwald, jusqu’à ce qu’ils y meurent.

Libéré après l’arrivée des troupes américaines et l’insurrection des déportés, Semprun rentre à Paris, mais ne se considère pas comme un rapatrié puisqu’il estime ne plus avoir de patrie, l’Espagne étant franquiste, où bien en avoir deux, la France et l’Espagne. Dans l’un de ses plus beaux livres, L’Écriture ou la vie, il expliquera qu’il a dû renoncer à écrire car l’écriture en activant sa mémoire lui faisait revivre l’expérience du camp qui le conduisait à la mort. Pour ne pas mourir d’écrire, il fit l’effort d’oublier et se lança dans l’action politique clandestine en devenant militant communiste dans l’Espagne franquiste, sous le pseudonyme de Fédérico Sanchez. C’est en écoutant son logeur lui raconter ses souvenirs du camp de Mauthausen, qu’il décida d’écrire enfin, et ce fut Le Grand Voyage, paru en 1963. D’autres œuvres suivirent dont le camp est le thème, mais que l’on ne peut qualifier vraiment de littérature concentrationnaire : L’évanouissement en 1967, Quel beau dimanche en 1980, La Montagne blanche en 1986, L’Ecriture ou la vie en 1994, Le Mort qu’il faut en 2001 et enfin, publié en novembre 2012, 18 mois après sa mort Exercices de survie.

Un revenant qui a fait l’expérience du Mal radical

Il y a une grande part d’indicible dans l’expérience vécue, et choisir de la dire avec des mots est d’une extrême difficulté dans la mesure où l’écriture impose de réactiver la mémoire, et donc de revivre des moments qui furent horribles et insupportables. Semprun théorise l’impossibilité de véritablement témoigner du plus profond de l’expérience par un simple récit de la réalité vécue. Il revient plusieurs fois dans son œuvre sur cette conviction et réaffirme que  » l’artifice de l’œuvre d’art » est indispensable pour rendre l’expérience transmissible.

Semprun fit donc le choix de se taire et de ne pas écrire pendant plus de quinze ans. À partir du moment où il parvient à surmonter son impossibilité d’écrire, Semprun construit une œuvre littéraire, comme le firent aussi David Rousset, Primo Lévi, Robert Antelme, Élie Wiesel et quelques autres. Œuvre caractérisée par la structure narrative, récurrences et mise en abyme, la dimension philosophique du texte, l’universalité de bien des considérations apparemment autobiographiques. Retenons deux idées forces, empruntées à son roman L’Écriture ou la vie :

1. Les déportés revenus du camp ne sont pas des rescapés mais des revenants : « Car la mort n’est pas une chose que nous aurions frôlée, côtoyée, dont nous aurions réchappé, comme d’un accident dont on serait sorti indemne. Nous l’avons vécu… Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants… Ceci, bien sûr, n’est dicible qu’abstraitement. Ou en passant, sans avoir l’air d’y toucher… Ou en riant avec d’autres revenants… Car ce n’est pas crédible, ce n’est pas partageable, à peine compréhensible, puisque la mort est, pour la pensée rationnelle, le seul événement dont nous ne pourrons jamais faire l’expérience individuelle… Qui ne peut être saisi que sous la forme de l’angoisse, du pressentiment ou du désir funeste… Et pourtant, nous aurons vécu l’expérience de la mort comme une expérience collective, fraternel de surcroît, fondant notre être ensemble. »

2. Les déportés ont fait l’expérience du Mal radical (Semprun se réfère ici à Emmanuel Kant) :
 » – L’essentiel, dis-je au lieutenant Rosenfeld, c’est l’expérience du Mal. Certes, on peut la faire partout, cette expérience… Nul besoin des camps de concentration pour connaître le Mal. Mais ici, elle aura été cruciale, et massive, elle aura tout envahi, tout dévoré… C’est l’expérience du Mal radical…
Il a sursauté, son regard s’est aiguisé.
– Das radikal Böse ! Il a saisi visiblement la référence à Kant. Le lieutenant Rosenfeld était-il aussi un étudiant en philosophie ?
C’est dans la puanteur du bloc 56, celui des invalides, que j’aurais dû commencer ce récit, dis-je au lieutenant américain. Dans la puanteur étouffante et fraternelle des dimanches, autour de Halbwachs et de Maspero.
– Le Mal n’est pas l’inhumain, bien sûr… Ou alors c’est l’inhumain chez l’homme… L’inhumanité de l’homme, en tant que possibilité vitale, projet personnel… En tant que liberté… Il est donc dérisoire de s’opposer au Mal, d’en prendre ses distances, par une simple référence à l’humain, à l’espèce humaine… Le Mal est l’un des projets possibles de la liberté constitutive de l’humanité de l’homme… De la liberté ou s’enracinent à la fois l’humanité et l’inhumanité de l’être humain…
 »

Quelques acquis majeurs de l’étude

Corine Benestroff répond de façon complexe et argumentée aux questions simples qu’elle dit s’être posée : Résister favorise-t-il la résilience ? Pourquoi et comment un jeune homme rêvant d’être écrivain décide-t-il de s’engager dans la Résistance ? Pourquoi décide-t-il de se taire à son retour ? Pourquoi 18 ans plus tard choisit-il le roman pour évoquer son expérience concentrationnaire ? Semprun a donné à ces questions ses propres réponses dans son œuvre ; et Corinne Benestroff montre bien combien Semprun lui même est le clinicien de sa souffrance et de sa résilience. Elle qualifie l’œuvre de Semprun comme un journal clinique, « une auto analyse minutieuse dans laquelle il décrit les perceptions, les sensations, les émotions, les idées« , mais ajoute-t-elle, « cette apparence du moi autobiographique est aussi une anamorphose qui sert d’asile aux personnes disparues : la mère, les copains du maquis et de la prison, ceux de Buchenwald et du Parti communiste espagnol« .

Corinne Benestroff reconstitue les grandes étapes de la vie de Semprun, montre la complexité de son œuvre, révèle par la contextualisation, le contenu informatif des romans et étudie la Résistance dans le camp de Buchenwald. Elle met en évidence les racines de l’engagement, les modalités de survie, les conditions du retour et le rôle de l’écriture dans la résilience (ce qui constitue la partie la plus difficile d’accès de l’ouvrage).

Elle démontre :
– que le témoignage n’est pas seulement un document historique mais que c’est aussi un document clinique qui « montre que le syndrome psychotraumatique est trop souvent isolé de la vie de celui qui en souffre » ;
– que la culpabilité du survivant, « souvent évoquée comme un fait attesté, ne semble pas être une constante » ;
– que l’offrande aux disparus qui ne purent être sauvés forme la matrice des témoignages des déportés : « le chagrin et non la culpabilité se trouve au premier plan » ;
– que la résilience n’est pas un état mais « un ensemble de processus en perpétuel remaniement« , qu’elle ne peut advenir que par et grâce à autrui. Son étude des « tuteurs de résilience », qui peuvent être des personnes réelles, des personnage de roman, des activités culturelles et artistiques, est lumineuse.
– « que la littérature et l’écriture sont des armes de guerre assurant la survie individuelle et collective« .

Le fait résistant : un processus de résilience

Le postulat de Corinne Benestroff était de considérer le fait résistant (caractérisé par le besoin d’agir) comme un processus de résilience. Résister devient « une lutte contre le noyau mélancolique« . La prise en considération du fait résistant comme élément structurel de l’identité apporte un éclairage nouveau sur l’engagement de Semprun dans la clandestinité du Parti communiste espagnol après Buchenwald, y compris dans sa dimension d’aveuglement. Pour illustrer sa démonstration, l’auteur rédige et répartit dans l’étude des arrêts sur images, intitulées focales qui nous sont apparues comme des analyses psychanalytiques de l’œuvre de Semprun. Une des intérêts de l’étude est encore de caractériser ce que l’auteur appelle des biographèmes (récits des moments de la vie de Semprun qui l’ont profondément marqué), apparaissant et réapparaissant au fil des romans à des moments souvent inattendus, et qui sont des éléments de compréhension, à la fois de l’inconscient de Semprun et des clés de sa construction romanesque.

Corinne Benestroff concluait son allocution, lors de la remise du prix Auschwitz-Jacques Rozenberg, par ces mots « Les valeurs idéales de la Résistance structurent l’identité ; elles permettent de vaincre l’effroi et de continuer la lutte. Elles sont des tuteurs pour notre présent« .

© Joël Drogland