Giordano Bruno ? Qui le connaît ? Méconnu, Giordano Bruno, philosophe et cosmologue italien du XVIème siècle, resta longtemps dans l’ombre de Galilée, malgré une fin tragique, sur un bûcher de la place Campo Dei Fiori à Rome, un jour de février 1600.
Et pourtant, avant Galilée, c’est bien lui qui dépassa la révolution philosophique et scientifique amorcée par Nicolas Copernic et paya de sa vie le fait d’avoir contribué à jeter les fondements de la pensée rationaliste des Lumières en osant ce que ni Galilée ni Kepler n’osèrent, penser l’infini…
Les publications et traductions de ses nombreux écrits ont permis de jeter un éclairage nouveau sur son parcours, de réhabiliter sa mémoire et de lui redonner la place qu’il mérite aux côtés des fondateurs de la pensée moderne occidentale.
Cet ouvrage est une réédition remise à jour d’une première publication parue en 1989, la première en français du XXème siècle.
Jean Rocchi, journaliste et essayiste, décide ici d’user de la forme du roman afin de narrer le destin peu commun de Giordano Bruno.

Un humaniste chez les Dominicains

Originaire de Naples, Giordano Bruno est présenté comme un garçon épris d’une grande curiosité qui le poussa plus tard à se pencher sur les mécanismes de la mnémotechnie, don, art ou science dans lequel il développa d’extraordianires capacités. Souhaitant étancher cette soif et se former à l’art de l’éloquence, il décida de prendre l’habit, les monastères représentant alors les lieux de culture par excellence. Il se forgea ainsi une double culture, humaniste en se confrontant aux textes des Anciens (philosophes grecs et romains) et religieuse en entrant au couvant des Dominicains de San Domenico Maggiore, prestigieux pour les titres qu’il délivre et havre de paix dans une Naples peuplée de corsaires.
Ordonné prêtre en 1573, il devient docteur en théologie en 1575. Ces études au sein du monastère lui permirent d’étancher sa curiosité et de se familiariser avec une notion qui l’intriguait, celle d’illimité ou d’infini qu’il avait trouvé chez Nicolas de Cusa, cardinal et évêque allemand du XVème siècle épris de philosophie, de mathématiques et d’astronomie, mais aussi auprès de Nicolas Copernic.
Malgré tout, son esprit assoiffé de lecture, notamment celle d’Erasme, supporte mal le carcan intellectuel disciplinaire qu’imposent la théologie et l’ordre monastique et l’amène rapidement à entrer en conflit avec la hiérarchie : novice déjà, il avait ôté de sa chambre les images de la Vierge Marie.
Accusé de lire et commenter des livres considérés comme hérétiques, tels ceux de Cicéron ou Lucrèce, sachant que des sanctions allaient tomber et connaissant l’étroitesse d’esprit des Dominicains en ces temps d’Inquisition, le jeune Giordano Bruno décide alors de fuir vers le Nord de l’Italie un soir de février 1576.

Errance, intolérance, polémiques…

Il arrive à Rome quatre ou cinq jours après, mais on le recherche et ne peut s’attarder dans les cités où il séjourne, le Saint Office étant partout en Italie. Il erre ainsi durant deux ans dans la péninsule et vivote de petits métiers : à Gènes, il donne des leçons d’astronomie, à Noli, de grammaire et est aussi valet de ferme…
En 1578, à 30 ans, il décide de quitter l’Italie pour se réfugier dans le Comté de Savoie, à Chambéry puis à Genève, ville calviniste, refuge des persécutés d’Europe. Il dut néanmoins quitter la ville après avoir contredit un professeur de philosophie, proche de la hiérarchie calviniste, à propos du système aristotélicien.
De Suisse, il se tourne vers la France ravagée par les guerres de religion et se dirigea vers Toulouse, ville de fondation de l’ordre dominicain. Il y trouva deux ans de paix relative et y enseigna la philosophie à laquelle il ajouta les mathématiques et la physique et publia un ouvrage sur la mnémotechnie. Mais la montée des tensions entre catholiques et protestants le poussèrent à quitter la ville et à monter à Paris, vers la cour d’un roi, Henri III, que l’on disait ouvert aux choses de l’esprit. Celui-ci, curieux de l’art de la mémoire, fit mander Bruno alors qu’il donnait des conférences rive gauche et lui octroie une place de lecteur extraordinaire au Collège de France, institution créée afin de contourner la vieille Sorbonne, fermée aux idées nouvelles.
Installé, Bruno s’essaya, en 1582, à l’écriture théâtrale au travers d’une comédie satirique, Candelaio, inspirée de sa Naples natale dans laquelle il ridiculise, pêle-mêle, le savoir académique des faux savants, la cupidité des notables, la superstition du peuple, le tout emmené par des personnages hauts en couleurs tout droit sortis de la société très bigarrée de Naples . Cet essai théâtral démontre ainsi une autre facette de la personnalité de Bruno, l’impertinence et le goût pour la polémique qui lui ont déjà tant causé de tort et d’autres à venir…. En outre, cette pièce lui permettait de régler ses comptes et de dénoncer une société enkystée dans ses traditions et superstitions, incapable de s’ouvrir à la science et aux idées nouvelles…
En 1583, sentant le climat s’assombrir de nouveau en France, Bruno part, aux côtés de l’ambassadeur français, pour l’Angleterre, et entre deux polémiques avec les maîtres d’Oxford, il se décide à publier une trilogie en 1985 aboutissant à De l’Infini, de l’univers et des mondes dans lequel il expose une cosmographie (description de l’univers) révolutionnaire fondée sur les idées coperniciennes qu’il dépasse en affirmant l’existence d’une infinité d’autres mondes semblables au nôtre. Convaincu d’être dans la vérité et méprisant ses contradicteurs qu’il assimile aux hommes de la caverne de Platon, aveuglés par la vision géocentrique d’Aristote, il rencontre l’opposition des maîtres d’Oxford qui l’accusèrent d’avoir plagié Ficin et derrière celle-ci, l’opposition de l’Eglise, ici anglicane. Ces maîtres le renvoyèrent alors de l’université dans laquelle il était entré quelques cours plutôt !
De retour à Paris en 1585, il dut rapidement quitter la cité à la suite d’une polémique lancée lors d’une dispute publique à propos d’Aristote dont Bruno ne cessait de dénoncer la cosmogonie. Il se dirigea vers l’Est et l’Allemagne luthérienne.
En 1586, il passa par l’université de Marbourg puis Wittenberg.
Après un détour vers Prague, toujours dans le but d’enseigner et de faire valoir ses idées, il retourna dans la région de Wittenberg mais s’opposa à la hiérarchie religieuse des luthériens qui l’excommunia en 1589. Après un voyage à Francfort pour y faire publier quelques poèmes, il se dirigea vers Venise sur invitation d’un riche seigneur avide de recevoir son enseignement en mnémotechnie.

La dernière « polémique »…

Ce retour dans cette Italie que Giordano Bruno avait dut fuir pourrait paraître hasardeux, mais le doge était « tolérant » et Bruno avait quelque ambition à l’université de Padoue.
Cependant, huit mois après son arrivée à Venise auprès de ce seigneur qui jugeait ses progrès en mnémotechnie trop lents, Bruno, qui souhaitait partir en Allemagne faire imprimer un livreLivre sur les arts qu’il souhaitait même offrir au pape ! , se vit séquestrer par son hôte qui déposa même à l’inquisition vénitienne une dénonciation pour hérésie à son encontre le 23 mai 1592… Il avait été accusé, fallacieusement, par son hôte de condamner les messes, de ne pas croire à la transsubstantiation, à la virginité de Marie, de se moquer des miracles de Jésus, qu’il considérait l’univers comme infini…
Face à ses juges, le 30 mai, il choisit d’opter pour la séduction et tout en confirmant sa thèse pour les univers infinis, il la justifia par la bonté et la puissance divine qui ne se serait pas contenter de créer un unique monde. Mais le propos dépassait ses juges qui souhaitaient avant tout parler de foi et non de philosophie ou cosmologie. De l’autre côté, Bruno dut avouer avoir des difficultés à comprendre le concept de Trinité et de Verbe incarné. Il sortit alors blanchi de ce procès.
Mais sous pression de Rome, Bruno fut extradé dans la ville sainte pour y être de nouveau jugé par le Tribunal du Saint-Office. Il y arriva en février 1593 et fit connaissance avec les geôles pontificales.
De nouveaux chefs d’accusation, alourdissant l’hérésie, furent ajoutés, corroborés dit-on par ses nouveaux compagnons de cellule…
En 1599, le pape Clément VIII charge le cardinal Bellarmin, fervent défenseur de l’Eglise catholique contre toute hérésie, d’instruire la suite et fin du procès.
Entre abjurations et torture, Bruno décide lors de la solennelle cérémonie expiatoire du 21 décembre 1599, de ne pas se repentir : « Je ne veux pas me repentir. Je n’ai pas à me repentir. Il n’y a pas de matière sur laquelle me repentir et j’ignore sur quoi je dois me repentir ». Son sort était alors scellé.
Dans une dernière lettre adressée au pape, Bruno expose clairement le paradoxe de son procès entre morale et connaissance : « La conscience est le résultat de la liberté, tandis que la morale et le comportement dépendent de l’autorité. On m’a opposé que je ne pouvais prouver ce que j’affirme. J’ai répondu qu’on ne pouvait pas plus prouver le contraire, que les Saintes Ecritures ne prétendent pas décrire le Monde, mais seulement exposer la morale divine à tous les hommes… »
Et de conclure ainsi, démontrant sa clairvoyance : « Le débat ne sera pas clos par mon bûcher mais au contraire, ouvert, après lui, et peut-être par lui, à l’humanité entière. »
Le 20 janvier 1600, l’Office de la Sainte Inquisition se réunit à Saint-Pierre en présence du pape, qui décida de remettre Giordano Bruno au bras séculier. A la lecture de son acte d’accusation, il répondit : « La sentence que vous venez de porter vous venez de porter vous cause peut-être plus de trouble que je n’en n’éprouve à l’entendre. » Ses livres sont aussi condamnés à être déchirés et brûlés en place publique et mis à l’index en 1603 par l’Eglise.
Dans son ouvrage, Le Messager Celeste paru en 1610, Galilée ne cita pas Bruno alors que son ami Kepler lui envoya une lettre auparavant, après l’incroyable découverte de Galilée de satellites de Jupiter : « Il ne faut pas oublier que nous devons tout à Bruno, et que, si aujourd’hui nous pouvons faire ces recherches, c’est grâce à lui. »
L’œuvre de Copernic fut également mise à l’index en 1616 et Galilée fut convoqué une première fois par Bellarmin.

En 1979, juste après son élection, Jean-Paul II diligenta une commission au sujet de la controverse ptoléméo-copernicienne des XVI et XVIIèmes siècles. Sans parler de réhabilitation, le pape reconnu que certains théologiens de l’époque n’ont pas su revoir leurs critères d’interprétation des Ecritures.
En 2009 est célébré une messe à Rome en l’honneur de Galilée.
Mais il n’est point question de Giordano Bruno.

Un précurseur de la pensée moderne, l’ « homme Big Bang »Expression employée à propos par l’auteur, p. 9.

Giordano Bruno étonne. Il étonne à la fois par sa jeunesse, sa maturité d’esprit, sa témérité et son éclectisme intellectuel puisqu’il fut à la fois philosophe, poète et cosmologue.
Précurseur, Giordano Bruno l’est à la fois par sa vision du cosmos et sa méthode d’analyse, la raison. En ce sens, il précède largement Galilée et Descartes.
Giordano, c’est avant tout l’histoire d’un précurseur et, comme tous les précurseurs, d’un incompris.
Pourquoi « homme du Big Bang » ? Parce que, de discussions et de cours en ouvrages et polémiques, Bruno n’a cessé, durant son existence de faire comprendre aux gens qu’ils rencontraient, sa vision d’un cosmos infini et mouvant où ne règne que l’incertitude et le doute, et en premier lieu celui de la connaissance. Cette position inconfortable où Giordano Bruno plaçait l’Homme, ne concourrait pas à rassurer ses contemporains, au contraire d’une vision théologique apaisante. En effet, sa pensée reste un « Big Bang » pour ses contemporains dans la mesure où elle bouleverse la place de l’homme au sein de l’univers, même si sa vision de l’univers ne repose pas sur le pouvoir persuasif du langage mathématique, au contraire de Kepler et Galilée plus tard, mais sur une intuition et une forte conviction.

Un ouvrage accessible mais peu maniable pour l’enseignant

La forme romancée de l’ouvrage si elle permet une lecture agréable, quoique parfois encombrée de circonvolution et descriptions hasardeuses et inutiles, constitue néanmoins un obstacle certain à la recherche aisée d’informations biographiques précises. En effet, le texte, entrecoupé constamment d’extraits d’œuvres et de citations pas toujours référencés, donne de la chair au propos certes, mais ne contribue pas non plus à en faciliter une lecture efficace comme pourrait en user un enseignant à la recherche d’informations.
De plus, au fil de cette biographie, on remarque malheureusement que l’auteur n’est pas historien de métier. Son parti pris pour Bruno en en faisaint l’incarnation de la vérité seul contre tous passe encore, mais l’assimilation qu’il fait systématiquement entre la position de l’Eglise (et donc la religion de manière générale) et le fanatisme se révèle exaspérante à la longue. Ainsi, l’auteur regarde l’épopée de Bruno avec le regard de l’Homme du XXème siècle, ce qui ne permet pas de comprendre réellement la position de l’Eglise face à Bruno et l’enjeu de ce face à face. Dommage.
Malgré tout, cet ouvrage se révèlera utile à l’enseignant pour compléter ses cours sur l’éclosion des idées nouvelles au temps de la Renaissance en y ajoutant avec profit mais aussi justice, le nom de Bruno entre celui de Copernic et de Galilée.

Pour une histoire des sciences dans le secondaire

Au détour de cet ouvrage, comme après d’autres que l’on a chroniqué auparavant, on souhaiterait réaffirmer la nécessité de réintroduire une histoire des sciences dans le secondaire.
Une histoire des sciences qui serait vecteur d’interdisciplinarité et permettrait de nouer un dialogue fécond pour les élèves entre sciences, histoire et philosophie, mais qui serait également vecteur d’un décloisonnement des connaissances.
En effet, comme le réaffirme le sociologue Edgar Morin dans une tribune au Monde datée du mercredi 3 janvier 2013, la véritable intelligence, là d’où émerge la compétence, réside dans le décloisonnement des connaissances, c’est-à-dire dans la capacité à relier les différentes connaissances éparses, c’est là-même la définition du savoir.
C’est véritablement ici que réside l’avenir et l’enjeu de l’école de demain et c’est en ce sens que l’histoire comme la géographie ont un rôle à y jouer.