Depuis 1978, l’école des hautes études en sciences sociales-CNRS a entamé une recherche sur les grands notables du premier empire qui a traité une cinquantaine de départements. La collection avait été interrompue, et ce sont les éditions Guénénaud qui ont repris ce flambeau. Cette série a été conduite successivement par Louis Bergeron, Guy Chaussinand-Nogaret et Mathieu Marraud.
Le lecteur qui n’a pas de compétence particulière pour s’intéresser dans le détail à l’histoire du Premier empire pourrait être, de prime abord, rebuté par l’austérité de cette recherche qui publie une succession de fiches biographiques s’appuyent sur ce que l’on appelle « les listes de notabilités » qui recensaient à l’échelle des différents départements les piliers sociaux et politiques du régime mis en place par le coup d’état du 18 brumaire.
Ce volume 29 de la collection « grands notables du premier empire » a été rédigé par l’un des piliers de La Cliothèque, Guillaume Lévêque, fin connaisseur de l’histoire du XIXe siècle. Notre rédacteur a su, à partir d’un annuaire de ces notabilités, dresser un tableau particulièrement vivant de l’histoire du début du XIXe siècle. Pendant la période du consulat et l’empire le système plébiscitaire mettait de côté, du moins en apparence, les corps intermédiaires. Une vision un peu trop schématique faisait ressembler le Consulat et l’Empire à une sorte de dictature éclairée, préoccupée de réorganisation administrative et de conquête militaire. En réalité le système Consulaire avait très bien intégré la nécessité de s’appuyer sur des catégories sociales intéressées à la stabilité politique après la période révolutionnaire.
De ce fait, Guillaume Lévêque montre très bien la réalité d’une situation qui n’a pas été aussi bouleversée que ce que l’on pouvait imaginer. Les listes de notabilités reconstituaient de fait le mode censitaire, tel qu’il avait été conçu avec la première Constitution. Les notables du Cher, comme ailleurs sans doute, sont pour la plupart d’entre eux forcément acquis à la stabilité de l’empire. Ils participent, comme le dit heureusement notre rédacteur, de ces masses de granit édifiées avec le consulat et consolidées sous l’empire.
Ces listes de notabilités du Cher permettent de comprendre comment le système impérial s’est non seulement établi, mais installé. Les 90 personnalités traitées, parfois dans le détail, y compris leur succession et de leur inventaire après décès, ont toutes été, par un biais ou par un autre associées à cette construction de la France moderne qui a été, et cela sans doute le principal intérêt de cet ouvrage, antérieure à la révolution française.
En effet, ce que Guillaume Lévêque démontre, au fil de ces trajectoires individuelles, c’est que la fluidité sociale avait commencé bien avant la révolution française, sans doute avec le tournant du XVIIIe siècle. Sans doute, les distinctions impériales, pour certaines acquises sur les champs de bataille, ont pu favoriser des ascensions fulgurantes, mais dans le cas du Cher elles ne sont au bout du compte pas très nombreuses.
L’intitulé même que l’administration impériale a pu donner à ces listes est significatif : « les 60 propriétaires de ces départements les plus distingués par leur fortune et leurs vertus publiques et privées ».
La fortune est ici accompagnée par la vertu, on est loin des bambocheurs du Directoire même si ce sont les mêmes en fait et en tout cas leurs descendants. Vertus publiques par le service de l’État, vertus privées par les bonnes mœurs, on retrouve ici le socle essentiel de ce que sera le Code civil.
Guillaume Lévêque, s’est livré à un patient travail d’inventaire des différentes listes de notabilités dont il a pu disposer aux archives départementales du Cher. Les 90 noms qu’il a dégagés au final forment très clairement la classe dominante de ce département au début du XIXe siècle et sans doute très au-delà. Pour cet échantillon de population, l’autorité et le crédit moral forment alors une sorte de capital symbolique. Mais ce capital est également bien réel, notamment par le patrimoine foncier qu’il peut constituer. « Avoir pour être » telle serait la devise de ce système qui forme ces élites par sélection « naturelle ».
Une bonne partie de ces notables a pu profiter de la révolution pour arrondir un patrimoine qui était déjà préexistant. Les achats de biens nationaux en utilisant les assignats ont permis l’acquisition de patrimoines tout à fait considérables. Mais tous ne se sont pas enrichis de façon uniforme, au sein de cette élite une catégorie supérieure se dégage, et notre chercheur se livre à un patient travail d’examen des contributions, puisque c’est sur la base de ce patrimoine foncier qu’est basée à l’assiette de l’impôt. Sur la base du capital les écarts vont de un à 10. Avec une moyenne de 3500 fr par an, on retrouve cette hiérarchie au niveau des revenus obtenus à partir de ce capital, essentiellement foncier. Pendant cette période du consulat et de l’empire, la fluidité sociale préexistante s’est quand même renforcée. Les emplois civils et militaires sont largement représentés dans cet échantillon de 90 notables. On y trouve par exemple 29 % de gens d’épée, mais pour la plupart, ce sont des vétérans de l’Ancien régime. Les soldats issus de la période révolutionnaire et qui ont pu atteindre le grade le plus élevé ne sont que trois dans cette série. Il s’agit des généraux Augier et Fiteau et du maréchal Mac Donald.
Les entrepreneurs sont sous-représentés, et en dehors de quelques maîtres de forges et d’un négociant au profil très particulier, né helvétique et de culture italienne, ils ne représentent que 9 % de l’échantillon. Les emplois civils, et les élus locaux représentent le gros de l’effectif avec près de 73 %.
Dans cette présentation très dense, Guillaume Lévêque fait une véritable enquête « de moralité », allant traquer les décorations et notamment la Légion d’honneur, sur le buste de ces notables. Il s’intéresse aussi à leur vie matrimoniale et constate, avec un certain amusement, que leur fécondité est assez basse : 2,4 enfants en moyenne. Pour l’époque, même si la baisse de la natalité en France date de cette période, cela est exceptionnellement bas.
La plupart de ces notables ont été largement récompensés par le régime. 13 % d’entre eux seulement n’ont reçu aucune distinction et 9 % sont des aristocrates d’ancien régime. Toutefois, Guillaume Lévêque n’identifie que trois authentiques « royalisants ».
Au final, le brassage social n’a pas vraiment eu lieu, en tout cas dans le département du Cher. L’assise foncière a permis à ces notables d’Ancien régime de rester en place, malgré les expropriations des émigrés antérieures à l’installation du consulat et de l’empire. Mais une bonne partie de ces notabilités a quand même été victime de la Terreur ou considérée comme suspecte pour son engagement jacobin ou impérial au moment de la Terreur blanche. Mais dans la plupart des cas, ceux qui ont fait le gros dos au bon moment ont été largement épargnés par les régimes successifs. Une fois de plus l’auteur constate que la fluidité des trajectoires antérieures à la révolution n’a fait que se poursuivre pendant la période suivante.
C’est la raison pour laquelle Guillaume Lévêque constate que, dans cette série de 90 notables, ce sont des privilégiés de la naissance ou de la fortune que l’on retrouve. Seuls le maître de forge Aubertot et le général Fiteau sont véritablement partis de rien ou de pas grand chose.
C’est la raison pour laquelle on assiste dans ce regroupement à une sorte de stratégie de préservation patrimoniale et de transmission de l’héritage. Cela ne signifie pas que l’on se marie strictement entre soi, le mariage étant destiné tout de même à fournir un héritier. Si Guillaume Lévêque s’intéresse à la naissance de ses personnages auxquels on sent bien qu’il s’est, au fil du temps, attaché, il pousse sa recherche post-mortem en étudiant avec beaucoup de soins des inventaires après décès. Ces notables vivent pour beaucoup d’entre eux dans un luxe de bon aloi. Rien de véritablement ostentatoire, à l’exception du maréchal Mac Donald qui s’offre une collection d’antiques, avec des vases étrusques, mais un mobilier de prix, une bibliothèque, parfois des collections de monnaies et de médailles. Ces notables savent vivre et, avec une certaine gourmandise et en tout cas un intérêt certain, notre rédacteur dresse un tableau très vivant de la composition des caves prestigieuses dont certains ont pu se doter. Quelques pièces de Bourgogne, quelques futailles de Bordeaux sont donc transmises aux héritiers qui les boiront sans doute à la santé de leurs parents en arrosant l’héritage.
Au final, ces notables du Cher sont bien, comme le dit avec beaucoup d’élégance Guillaume Lévêque, des «vigiles de l’ordre social». Ce dernier n’a pas été bouleversé dans le Haut-Berry, pas plus qu’il ne l’a été dans le reste du territoire.
Citons quand même certaines figures intéressantes, celle de Jean Antoine Gambon, un des rares entrepreneurs de la série, négociant habile, né suisse et de culture italienne. Ses deux fils se retrouvent dans la tourmente révolutionnaire. Le premier est un jacobin connu dans sa ville tandis que le second devient soldat. L’inventaire de sa bibliothèque révèle une incontestable curiosité intellectuelle au vu de la variété des domaines représentés.
Très intéressant également, Jacques Étienne Joseph Alexandre Macdonald. Ce fils d’un officier écossais, exilé en France après la tentative d’insurrection jacobite, connaît une trajectoire de noble désargenté. Il aurait pu, s’il avait choisi l’artillerie, user ses fonds de culottes sur les mêmes bancs que le jeune Buonaparte. Cadet en 1785, il est fidèle à la révolution, au général Dumouriez et bénéficie ensuite de la protection du général Pichegru. Cela lui permet d’échapper à plusieurs tentatives d’épuration après la terreur. À la fin du directoire il participe à l’armée d’Italie mais il se retrouve accusé d’avoir comploté avec le général Moreau lors de la tentative d’assassinat du premier consul. Il subit alors une traversée du désert pendant cinq ans avant d’être rappelé et de jouer un rôle décisif lors de la bataille de Wagram le 6 juillet 1809. Cela lui vaut d’être promu maréchal au feu, ce qui est à proprement parler exceptionnel.
Enfin, pour conclure cette trop brève présentation qui mériterait un développement plus étoffé, évoquons le cas de Edme Nicolas Fiteau, issu de la très petite bourgeoisie qui s’envole comme chasseurs à cheval en 1789. Capitaine en 1798 il participe à l’expédition d’Égypte. Sa carrière est exemplaire, il est de toutes les batailles de tous les combats ce qui lui vaut de devenir comte de Saint-Étienne en 1810. Le petit-bourgeois accède ainsi à la noblesse d’empire. Blessé, dépressif, malade, il finit par se donner la mort en 1810 après avoir scrupuleusement « réglé ses affaires », donné l’ordre de payer la moindre de ses factures, dans une lettre que Guillaume Lévêque intègre dans la notice qu’il consacre à ce personnage particulièrement intéressant.
Cette étude des grands notables du Premier empire est bien entendu un document de travail précieux pour les chercheurs. La reconstitution des trajectoires familiales dans les périodes postérieures à la Révolution et à l’Empire ne pourra pas faire l’impasse sur ce précieux document. On risque d’ailleurs de s’apercevoir que les freins à la mobilité sociale ne datent pas d’aujourd’hui et que bien des fortunes actuelles doivent beaucoup au capital accumulé pendant cette période de fluidité sociale qui a commencé au tournant du XVIIIe siècle pour se poursuivre jusqu’au milieu du XXe. Certaines de ces notices sont de véritables cas d’espèce, et un professeur en quête d’exemples pourrait y puiser la matière pour de véritables études de cas qui ne se limiteraient pas simplement à des juxtapositions artificielles de sources diverses dictées par la tentation du saupoudrage.
Il est de tradition, parmi les rédacteurs de La Cliothèque, de confier au «taulier» c’est à dire l’auteur de ces lignes la recension des ouvrages que ces derniers publient. C’est donc chose faite et à aucun moment ce travail n’a été une charge, bien au contraire. La synthèse liminaire de Guillaume Lévêque qui présente la société du Haut Berry au début du XIXe siècle est superbement rédigée, d’une plume nerveuse. Elle donne véritablement envie de parcourir au hasard des pages, si l’on n’a pas un travail de recherche particulier à entreprendre, ces notices biographiques particulièrement éclairantes.
© Bruno Modica