L’enjeu historiographique du propos est double. Il s’insère d’une part dans le contexte polémique de la mise en accusation du passé colonial non apuré de la France, que certaines incriminations radicales poussent jusqu’à l’imputation de génocide. En prenant par ailleurs pleinement en compte le contenu militaire du sujet, l’auteur place la légende dénudée des conquérants coloniaux sous le microscope des méthodes impitoyables qu’ils ont pratiquées sur le terrain. La culture de guerre coloniale française n’est pourtant pas le fruit d’un racisme ontologique faisant fonction de matrice criminelle. Elle s’inscrit dans une généalogie de la violence aux populations dont les racines, européennes et précoloniales, se trouvent dans les guerres de Vendée et d’Espagne. La comparaison avec les pratiques guerrières des autres colonisateurs européens en Afrique souligne d’ailleurs la diversité des expériences en dépit d’un substrat commun de cruauté.
Le tableau brossé est particulièrement exhaustif. De l’Algérie de 1830 à celle de 1962 en passant par la conquête du Sahel, la guerre du Rif et les pratiques de pacification, aucun théâtre n’est laissé de côté. Une analyse attentive des questions d’armement, de fortification et de tactique, tant du côté des conquérants que de celui des envahis, permet de souligner les avantages qualitatifs mais aussi les difficultés de la colonisation armée. L’évaluation du rôle de l’islam comme facteur de résistance souligne à la fois la réalité et les limites de son pouvoir de mobilisation, largement compartimenté par le cadre des confréries. D’ailleurs, les forces indigènes recrutées localement par les colonisateurs européens, qui furent toujours très minoritaires numériquement, jouent un rôle essentiel dans l’entreprise de colonisation. L’étude des modalités différentielles de résistance démontre qu’il fut plus facile de terrasser les états structurés que les sociétés lignagères ordonnées par des réseaux latéraux élargis. Enfin, quelque solidement assise ait pu sembler l’emprise coloniale, Vincent Joly fait valoir le caractère très relatif des acquis de la prétendue “pacification”, sous le paravent de laquelle, en réalité, résistances et rébellions n’ont jamais cessé.
Dans un contexte marqué par la large indifférence de l’opinion métropolitaine, en dépit de l’apparat héroïque qui magnifie l’imagerie coloniale, les chefs militaires sur le terrain jouent un rôle déterminant dans l’élaboration des savoir-faire théoriques et pratiques de la guerre coloniale. Facilité par l’éloignement du pouvoir civil de métropole, leur rôle de bâtisseurs d’Empire s’appuie sur une marge d’initiative qui est souvent une marge de désobéissance. Cette tradition proconsulaire a pour père fondateur le général Bugeaud, qui applique en Algérie son expérience de la contre-guérilla en Espagne sous le Premier Empire. Dans son sillage s’affirme une double tradition militaire. Les intellectuels bâtisseurs à la Galliéni et Lyautey ont su se ciseler une stature de pacificateurs exemplaires respectueux des colonisés, mais n’en ont pas moins recouru sans état d’âme à la force militaire quand ils le jugeaient utile. Ils ont eu pour rivaux nettement moins présentables le clan des « Soudanais », baroudeurs efficaces mais dévastateurs dont le colonel Archinard incarne l’archétype et les exactions de la colonne Voulet-Chanoine l’abominable accomplissement.
Les apports de l’Empire à la grandeur et à la défense de la France ont constitué une justification idéologique majeure de la défense du pré-carré colonial du pays. Les équivoques en sont majeures : le déficit de reconnaissance subi par les troupes indigènes, en dépit des sacrifices consentis, alimente la contestation anti-coloniale. L’affaire de Thiaroye en 1944 demeure emblématique de ce mépris doublé d’injustice, et nombreux sont les anciens combattants algériens de l’armée française à rejoindre les rangs du FLN. Cela n’empêche pas les professionnels de la guerre (comme les colonels Lacheroy ou Trinquier, ou encore David Galula, érigé aujourd’hui en théoricien de référence de la contre-insurrection aux yeux des stratèges américains) de persister jusqu’au bout à considérer que leurs pratiques de terrain étaient en capacité de se substituer à un projet politique et social viable et réaliste. L’ultime démonstration de cette cécité émane des illusions technicistes et des contresens idéologiques issus de l’expérience indochinoise. L’auteur souligne clairement combien l’obsession de la guerre révolutionnaire nourrie par les militaires leur occulte la véritable nature du soulèvement en Afrique du Nord et contribue, malgré les succès tactiques momentanés, à générer l’impasse algérienne.
On doit donc à Vincent Joly une synthèse globale particulièrement riche qui constitue une véritable mine de documentation. Quelques faiblesses formelles sont à déplorer, mais l’existence d’un certain nombre de coquilles caractéristiques de l’écriture informatique dont la plus fâcheuse écorche le nom du général Drouet d’Erlon (p.52). est moins préjudiciable que le regret laissé par l’absence de toute carte et le manque d’une véritable conclusion d’ensemble. Pour autant, l’ampleur du propos et la richesse de son information compensent largement ces inconvénients, et constituent assurément une ressource judicieuse dans l’optique des actuels enseignements du second cycle sur la colonisation et la décolonisation, et peut-être encore dans ceux des futurs programmes du lycée refondu.
© Guillaume Lévêque