La parution de cette biographie vient en contrepoint de l’édition, également par Jean-Paul Cointet, des Origines de la France contemporaine chez Bouquins, et offre ainsi l’occasion de revenir sur un intellectuel majeur de la seconde moitié du XIXe siècle, qu’on ne mentionne plus qu’en passant aujourd’hui.
Une carrière en marge de l’institution
Né en 1828 à Vouziers, dans les Ardennes, dont les forêts marqueront profondément son imaginaire, Hippolyte Taine témoigne très jeune d’une grande ambition intellectuelle. À 15 ans il perd la foi et décide alors de se consacrer à la seule raison. En 1848, il intègre l’Ecole Normale Supérieure installée depuis quelques mois dans les bâtiments du 45 rue d’Ulm. Refusant de se mêler de politique, il mène de front divers travaux mais échoue l’agrégation de philosophie. Son spinozisme, en rupture avec le spiritualisme de Victor Cousin alors dominant, mais peut-être aussi son arrogance, lui ont aliéné le jury. L’année suivante, l’agrégation de philosophie puis celle de lettres sont annulées, si bien qu’après avoir enseigné en province il obtient un congé. Il lui faut alors trouver une source de revenus, d’autant que le ministère interdit peu après aux enseignants, y compris en disponibilité, les leçons privées.
Il la trouve en la personne de Louis Hachette, dont la maison est alors en plein essor grâce aux livres scolaires (la loi Guizot de 1833 a créé un vaste marché) et aux bibliothèques de gares. Taine publie chez Hachette d’abord un Voyage aux Pyrénées, plusieurs fois remanié et réédité comme ses autres ouvrages. Des articles écrits pour diverses revues sont également rassemblés et publiés par Hachette comme Les Philosophes français du XIXe siècle en 1857(devenus lors de la troisième édition en 1868 Les Philosophes classiques du XIXe siècle), pamphlet allant et acerbe contre les spiritualistes comme Cousin (surtout) ou Maine de Biran.
Durant les années qui suivent, il multiplie les voyages et les publications, dont l’Histoire de la littérature anglaise (1863), reflet d’une vive admiration pour la civilisation et le système politique britannique. Bien reçue, l’œuvre lui vaut une grande réputation en Europe. Taine devient alors une personnalité qui compte dans le monde littéraire, au risque d’être accusé de bonapartisme. En 1867, il publie un recueil de saynètes sur la vie parisienne, Graindorge, qui rencontre là aussi un grand succès.
Toutefois, Taine se trouve en butte à de nombreuses attaques, en particulier des catholiques comme Mgr Dupanloup. Une phrase de l’Histoire de la littérature anglaise, « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre », a en particulier provoqué d’interminables controverses, Taine tentant de prouver qu’il n’excluait pas la responsabilité morale des individus. Après avoir subi diverses avanies, il parvient en 1864 à succéder à Viollet-le-Duc comme professeur d’esthétique et d’histoire de l’art aux Beaux-Arts : il rédige plusieurs ouvrages sur le sujet, prenant les œuvres d’art comme un matériau primaire pour l’historien, qui lui permettent de saisir l’esprit d’un peuple.
Redresser la France : l’Ecole Libre des Sciences Politiques et les Origines de la France contemporaine
La défaite de 1870-71 entraîne chez lui un bouleversement profond : il se découvre un patriotisme viscéral et se sent contraint d’intervenir dans le débat politique, ce qu’il l’avait toujours refusé jusque là. C’est ainsi qu’il se trouve associé à la proposition d’Emile Boutmy (professeur d’architecture) et d’Ernest Vinet (bibliothécaire de l’Ecole des Beaux-Arts), de créer une école chargée de former les cadres de l’élite capable de redresser la France, après qu’un projet d’Ecole d’administration eut conduit à un échec en 1848. L’Ecole Libre des Sciences Politiques (ancêtre de Sciences-Po), privée, naît en 1872, grâce en particulier à la duchesse Galliera. Elle prévoit sur deux ans de dispenser aux étudiants capables de payer l’inscription un enseignement historique, statistique, juridique…, dans la tradition anglaise. Mal acceptée à l’origine par les Républicains, elle ne s’installe pas moins durablement dans le paysage intellectuel français. Les pages que lui consacrent l’auteur sont parmi les plus intéressantes de cette biographie.
Cette entreprise une fois sur les rails, Taine peut se consacrer à son autre projet: Les Origines de la France contemporaine, visant à découvrir les racines de l’instabilité politique française et à y apporter des remèdes, en utilisant très intensivement les fonds d’archives à sa disposition. L’auteur remonte à l’Ancien Régime, qui en détruisant les corps intermédiaires à fait apparaître le seul individu face à un État toujours plus puissant. Le premier volume, paru en 1875, déçoit donc les monarchistes. Les suivants, sur la Révolution, parus de 1878 à 1884, lui aliéneront les Républicains par leur rejet des principes révolutionnaires, à l’origine de l’affaiblissement de la France. Le volume suivant (l’œuvre demeure inachevée), sur Napoléon lui vaut ensuite l’exécration des bonapartistes… Pourtant, Taine jouit d’une immense réputation et d’un très grand prestige, bien qu’il ait peu de disciples : ainsi Maurras, qui lui reprit certaines analyses, rejetait violemment le protestantisme qu’admirait Taine, qui se fit enterrer selon les rites réformés en 1893.
Difficile donc de le classer précisément qu’il s’agit d’une personnalité à multiples facettes. J.-P. Cointet les explore successivement, après un premier long chapitre biographique, et s’intéresse à sa philosophie, sa conception de la psychologie, son esthétique… mais curieusement, et malgré de très bons passages, il faut bien dire que l’ouvrage ne donne pas envie de lire Taine : on a en effet l’impression que ses œuvres n’ont rien à nous apprendre, qu’il s’agit d’un auteur définitivement passé. En somme, cette biographie tend à confirmer – peut-être à tort – l’impression qu’on pouvait avoir.
Yann Coz