C’est sans doute avec joie qu’Alain Corbin, le grand historien du sensible, s’est lancé dans un énième livre qui vient compléter son œuvre : Histoire de la joie, avec un sous-titre qui est le fil conducteur du propos : Voyage au cœur de notre intimité.

En effet, voilà un siècle, Lucien Febvre déplorait l’absence d’une histoire de la joie. L’historiographie s’en est emparée, mais souvent en étudiant les joies collectives, les Te Deum, la « liesse » populaire, les grèves joyeuses de 36, la Libération de Paris, la victoire de la Coupe du monde en 1998. Mais bien peu d’écrits sur la joie intime, laquelle évolue au cœur de l’individu, au gré des évènements, au fil des âges – des joies vécues mais parfois hantées par le spectre de la déception, l’inquiétude qu’après la joie viendra le constat amer de l’incomplétude. D’où, souvent, la nostalgie des joies de l’enfance, comme dans Citizen Kane d’Orson Welles, quand le héros repense à « Rosebud », le petit traineau des joies de l’enfance.

Même si chaque individu a son propre parcours jalonné de joies, de grandes tendances s’observent quand même : Alain Corbin rappelle les injonctions du christianisme en Occident à partir du XVIe s., les changements du XVIIIe s. avec les joies du voyage ou du promeneur en pleine nature, d’autres joies intimes permises par l’alphabétisation du XIXe s., la question de la joie de vivre par la suite.

Voilà donc ce livre sur la joie au plus profond de l’individu, « mouvement vif et agréable que ressent l’âme », d’après le dictionnaire Bescherelle de 1865.

Ce livre de 189 pages s’organise en deux parties, totalisant 19 courts chapitres titrés. On regrettera l’absence de bibliographie que les rares notes de bas de page ne compensent pas.

La première partie, questionnant les liens christianisme / joie intime, « entend montrer comment cette émotion a façonné l’univers intellectuel et l’être-même des croyants depuis plus de deux millénaires ». Cette intention confirme que le livre assume le choix d’une histoire centrée sur l’Occident, à partir de le Renaissance et du concile de Trente, ce qui paraît cohérent avec les travaux de Corbin depuis des décennies et justifié au regard de la petitesse du livre. Davantage de profondeur historique (intégrant au moins le Moyen âge), dans un livre plus volumineux, aurait sans doute eu un grand intérêt.

La Bible et l’art sacré sont ici étudiés pour y trouver la joie comme un idéal à atteindre par le croyant – sans méconnaître l’objectif unificateur derrière une seule Église. L’auteur rappelle tôt dans l’ouvrage, dès le premier chapitre, que la joie, quoique conçue comme un idéal (chrétien) à atteindre, peut créer un choc parfois mortel, ce dont Montaigne parlait déjà, et qu’on retrouve chez les élites du XVIIIe s. et dans plusieurs vaudevilles. Alain Corbin centre son enquête sur la joie biblique, la piété pouvant créer le choc (l’extase) – quand même plus souvent comme émotion de douceur.

Par la suite, l’auteur met en évidence l’importance du concile de Trente et le développement du protestantisme, deux facteurs incitatifs à la lecture de la Bible. Celle-ci provoque joie intime et approfondissement de l’intériorité. La joie est présente dans plusieurs textes de l’Évangile, dont le retour du fils prodigue.

Bien sûr, on peut se demander si la joie dans le texte est vraiment source de joie pour le lecteur, ce qui n’est pas certain (étonnamment, A. Corbin ne pose pas cette question). Le propos se poursuit avec l’attente d’une « joie céleste ». Un autre passage intéressant évoque la musique, celle entendue et celle représentée dans la peinture : Le concert des anges, de Fra Angelico. Cette même joie céleste est célébrée par Fénelon. Là encore, une hypothèse n’est pas retenue par l’historien : l’hypothèse selon laquelle la joie de l’auteur n’est pas forcément ressentie par le lecteur.

Viennent ensuite de brefs et stimulants paragraphes sur Bossuet, sa méditation sur la brièveté de la vie et le peu de joies terrestres. A cela s’ajoute le fait que la joie peut être trompeuse. Il s’agit donc d’attendre la joie de l’éternité : c’est là le vrai bonheur. Et dans l’attente, le pécheur converti peut trouver ici-bas la félicité (Blaise Pascal). Toujours dans le domaine religieux, Alain Corbin réfléchit aux joies intérieures de la célébration liturgique. Les premiers mots de la messe de Toussaint sont « réjouissons-nous », paroles renforcées par la diffusion du calendrier liturgique, suite au concile de Trente. De même pour l’Épiphanie ou Pâques.

Mais la joie individuelle peut également naître des plaisirs que procurent les malheurs et les échecs des autres : la « joie satanique » provoquée par l’envie, péché capital. D’aucuns l’ont ressentie à l’annonce de la mort de Richelieu.

Quant aux nobles de cour, plusieurs d’entre eux ont connu la disgrâce puis le retour en grâce à Versailles. Après la tristesse de l’exil en province vient le soulagement et la joie nouvelle du retour à Versailles.

Par la suite, Alain Corbin accorde des passages à la pensée de Spinoza. Ce dernier renouvelle la conception de la joie intime. Pour le philosophe, il convient de s’efforcer de vivre dans la joie ; celle-ci est conscience de soi, elle est satisfaction par la connaissance intuitive de Dieu. Cette joie-là permet la puissance d’agir et conduit à une plus grande perfection, si bien que l’Homme ainsi actif participe à la nature divine.

Toujours selon une approche chronologique, vient ensuite la deuxième partie, débutant avec le XVIIIe s. S’accroît le « sentiment de soi », l’écriture de soi, et ce, en parallèle de l’alphabétisation. Se développent aussi la lecture, la musique, la connaissance scientifique, toutes porteuses de nouveautés potentiellement joyeuses. Les mutations s’observent aussi dans les familles. Les « ménages amoureux » se font plus nombreux. Cela transforme les structures émotionnelles de la famille. Le romantisme allemand en témoigne. On retrouve d’ailleurs cela chez Schiller. Quant au déisme, il valorise à sa manière l’amour et l’amitié.

Alain Corbin réserve des pages aux joies infantiles. Il s’appuie notamment sur Rousseau et les joies de la camaraderie infantile (Confessions). Puis on lit des réflexions sur la joie spécifique du flirt (en évitant les relations sexuelles et le risque d’enfantement). Alain Corbin se réfère ici aux travaux de Fabienne Casta-Rosaz : Histoire du flirt, les jeux de l’innocence et de la perversité, 1870-1968. Ces flirts de l’adolescence et des quelques années suivantes sont souvent présents dans les souvenirs des personnes âgées. Ce qui conduit (chapitre 10) aux joies associées à la réminiscence. Les liens entre joie et sexualité sont traités de façon rapide. Néanmoins, l’auteur rappelle que la jouissance n’est pas synonyme de joie, ce dont témoignent les études sur la fréquentation des bordels.

Une autre entrée est celle des joies de l’école au XIXe s., avec des temps forts comme la remise de prix, souvent des livres.

Durant ce même siècle, les mutations de l’habitat accentuent l’intimité. Cela est davantage vrai dans les appartements haussmanniens, ou bien dans les maisons rurales où l’on crée une chambre conjugale à l’étage. De telles réflexions sont issues de l’histoire de la vie privée, dirigée par Georges Duby et Philippe Ariès et de l’histoire de chambres de Michelle Perrot. Bien entendu, de grandes joies peuvent s’achever avec de grandes douleurs : la mortalité infantile est ici évoquée.

Toujours dans le cadre domestique, Alain Corbin revient sur la musique (le gramophone des années 1930 puis le microsillon des années 1950). L’auteur lui-même se remémore les joies procurées par l’écoute de Bach.

Quelques pages font le lien entre joies et nature, en s’appuyant sur Thoreau et Muir. Ou bien sur la lecture romanesque, avec Dostoïevski (la joie du jeu) et Stevenson (la découverte d’un trésor).

Enfin, Alain Corbin revient sur le couple joie / religion au XXe s., prenant appui sur Bernanos. Et encore sur la réminiscence du vieillard, les joies de la guérison, et ce, permis par les progrès médicaux.

 

Cet ouvrage, que l’on peut considérer comme un bref essai stimulant et grand public, pourra donner envie d’aller vers d’autres lectures connexes, que l’on songe à l’Histoire des émotions d’Agnès Walsch, au récent Goût de la joie de Pauline Valade (les joies collectives : les « conjouissances » sur lesquelles s’appuie la monarchie) et à toutes les autres histoires des sensibilités dont Alain est l’un des maîtres, aux côtés de Georges Vigarello et autres héritiers des Annales.