Au moment où Flammarion annonce une seconde édition de l’ouvrage de Frédéric Rouvillois Histoire de la politesse de 1789 à nos jours, il est grand temps de faire une recension de la première édition, parue en octobre 2006. Cet ouvrage a notamment reçu en 2007 le premier Grand Prix du Livre d’Histoire (prix décerné en octobre par un jury créé au sein de l’Académie de Bretagne et des Pays de la Loire, à l’initiative de l’historien Philippe Tourault).
Frédéric Rouvillois est professeur de Droit public à l’Université de Paris V. Né en 1964, il est l’auteur d’une thèse importante sur le rôle de la pensée utopique dans l’invention de l’idée de progrès (publié en 1996 chez Kimé). Une recherche rapide sur Google permet de voir l’ensemble des publications de cet auteur, notamment un Que-sais-je ? sur les origines de la Ve République et un manuel de référence de droit constitutionnel. Spécialiste de l’histoire des idées, l’auteur est également bibliophile et grand collectionneur de traités de savoir-vivre. Cet ouvrage sur l’histoire de la politesse se situe donc en marge de l’activité professionnelle de cet auteur, mais à la confluence de plusieurs de ses centres d’intérêt.
L’ouvrage se partage entre quatre grandes périodes
- de 1789 à 1800 : c’est le temps de la crise révolutionnaire et de l’attaque violente contre la vieille civilité de l’aristocratie qui doit disparaitre au même titre que les privilèges et la société d‘ordres. Le tutoiement obligatoire, l’appellation de citoyen ont été néanmoins d’assez courte durée. Mais la lutte contre la politesse est aussi une lutte contre la frivolité, et cet aspect sérieux des révolutionnaires se transmettra dans la nouvelle politesse bourgeoise du siècle suivant.
- de 1800 à 1914 : c’est l’âge d’or de la politesse bourgeoise qui réhabilite le savoir-vivre mais aussi réinvente des règles de civilité avec des variantes selon les moments en raison de la longue durée de cette période. L’anglomanie des années 30 modifie quelque peu ces règles, mais la tendance générale au cours du siècle est la diffusion de ces bonnes manières dans toutes les couches de la société en même temps qu’une exigence sans cesse grandissante des contraintes.
- de 1914 à la Libération : c’est la période des grandes ruptures qui se caractérise notamment par une plus grande simplification des usages. Après un siècle de diffusion des règles de politesse, le XXe siècle est une période de rétraction, où les règles sont moins nombreuses et tendent à se diluer.
- à partir de 1950 : on entre dans l’ère des incertitudes, la disparition progressive des rites de politesse se poursuit, avec un rétrécissement des groupes sociaux qui conservent le s règles du savoir-vivre traditionnel, mais avec un retour depuis les années 90 de certains aspects de la politesse.
- 1789 marque une telle rupture avec l‘ancienne civilité française que c’est un nouveau système qui s’élabore ensuite ; c’est cela qui explique le point départ de l’ouvrage qui fait quand même plus de 500 pages… Après le bouleversement révolutionnaire, le long XIXe siècle appartient au mode de vie bourgeois qui impose un code rigide et strict des relations sociales. C’est bien la bourgeoisie qui codifie les règles de politesse. La politesse est aussi un moyen de ségrégation. Le bourgeois, pour exister et se sentir supérieur a besoin d’être poli ! Pour l’aider dans cette tâche, les manuels de savoir-vivre apparaissent à partir de 1808 et se multiplie par la suite. Les premiers appartiennent à la même logique que celle du Code civil, il faut codifier les règles du savoir-vivre et de la politesse.
De la politesse bourgeoise
La rupture avec le XIXe siècle vient ici aussi de la guerre de 1914-1918. En quelques années, les vieilles règles disparaissent : on ne pratique plus le duel, on ne porte plus le deuil, on ne se sert plus autant des cartes de visites. Les codes alors utilisés p.C.M. (pour communiquer mariage), p.P.C. (pour prendre congé) ne sont plus compris ; seuls les diplomates qui consultent une dernière édition d’un manuel de protocole diplomatique peuvent encore utiliser p.R. (pour remercier) ou p.F.R. (pour faire connaissance).
Après la guerre, la fin des rentiers, la disparition des domestiques, le travail des femmes, la diminution de surface des appartements… autant de causes qui provoquent la rupture dans les règles de savoir-vivre.
Tous ces usages de la politesse bourgeoise présupposent une position particulière de la femme : à la fois être supérieur qu’il faut respecter, mais aussi être faible qu’il faut protéger. Elle bénéficie d’une supériorité morale et l’homme lui doit le respect. Si l’homme lui offre le bras gauche, c’est pour laisser libre le bras droit qui peut protéger, y compris par l’usage de l’épée… ; si le couple entre dans un endroit public –et donc peu sûr- l’homme doit précéder ; et l’usage d’un couteau tranchant pour couper la volaille est encore souvent réservé à l’homme car il faut épargner aux femmes l’usage « d’une violence et d’une force qui leur est étrangère ».
Cette protection s’étend même aux processions funéraires auxquelles les femmes n’ont pas le droit de participer ! Elles ne doivent pas côtoyer la mort… La relation homme-femme est au cœur du système de la politesse. F. Rouvillois défend l’idée qu’au XXe siècle la seule attaque construite contre la politesse a été le fait des féministes, depuis Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir jusqu’au années 70.
Au cœur de la relation hommes femmes
La formation de juriste de l’auteur lui permet de montrer les particularités de ces règles de politesse qui imposent au corps social de puissantes contraintes. La politesse appartient à tous les aspects de la vie publique, elle est au cœur des institutions et des mœurs politiques d’une époque. Savoir- vivre minimal au sein de la polis, elle est nécessaire pour arrondir les angles. Cette vision de la société française sous l’angle de la politesse permet de l’envisager sous un autre angle. Mais en même temps, la lecture de l’ouvrage est agrémentée par des anecdotes sur la manière de manger les asperges ou la salade, sur les règles complexes du port des gants…
La lecture de l’ouvrage est agréable et divertissante, c’est un livre brillant où les références littéraires sont nombreuses (Proust, Balzac, Dumas…). L’auteur est manifestement favorable à ce jeu des règles de politesse qu’il juge plein de poésie, il souhaite d’ailleurs le transmette à son fils. Il montre que cette politesse est une construction historique, même si cette histoire est plutôt chaotique ; « garantie contre la barbarie », elle se retrouve trop souvent engoncée dans le formalisme.
Alors quelle est l’utilité de cet ouvrage pour des enseignants du secondaire ? Si l’enseignement du savoir-vivre n’est pas revendiqué en tant que tel par les programmes officiels, le nom même de l’Education nationale rappelle cette fonction fondamentale des adultes au sein de l’école qui participent à cette diffusion des règles de la vie collective.
Au moment où les incivilités se multiplient, il est nécessaire de réfléchir à ce que l’on doit transmettre aux générations montantes. C’est là que ce livre peut aider l’enseignant à affiner sa réflexion sur ce que l’on appelle la politesse et à distinguer l’essentiel de l’accessoire sur son rôle social. Cette démarche a déjà eu lieu dans de nombreux établissements pour la rédaction d’une charte de la « netiquette », dans le nouveau domaine des relations à l’intérieur du réseau Internet, mais plus rarement dans le domaine quotidien des relations à l’intérieur de l’école.
Mais si vous pensez qu’il ne faut pas s’encombrer de ces règles souvent « hypocrites », vous adoptez une véritable attitude révolutionnaire, qui se réfère, au choix, aux « sans-culotte » de 1792 ou au Mussolini d’après-guerre… Révolution et politesse ne font pas bon ménage !
Références complémentaires : Entretien de l’auteur avec Anne Muratori-Philip sur Canal académie
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