Elément consubstantiel de la guerre froide selon Jean Marc Le Page, l’arme nucléaire est examinée dans cet ouvrage à travers les moments de tension où elle s’est trouvée au centre du jeu de 1945 à nos jours.
Pourquoi et comment parler de l’arme nucléaire aujourd’hui ?
L’auteur a choisi de traiter des moments de crise, ce qui implique d’abord de se mettre d’accord sur ce que recouvre ce terme. C’est un moment qui met la dissuasion nucléaire « à l’épreuve d’une situation de tension », qu’elle soit intentionnelle ou accidentelle. Il considère dès lors que vingt-huit épisodes particulièrement aigus peuvent être répertoriés entre 1945 et nos jours. C’est donc l’occasion de revenir à la fois sur des moments bien connus, d’en évoquer d’autres restés dans l’ombre, voire de désamorcer les représentations sur certains. Chaque crise fait donc l’objet d’un chapitre d’une quinzaine de pages en moyenne.
L’auteur fournit un glossaire de termes techniques et de vocabulaire pour aider à la lisibilité. Jean-Marc Le Page est docteur en histoire et spécialiste de la guerre d’Indochine et d’histoire du renseignement notamment. Il a précédemment publié « Services secrets français en Indochine » en 2012.
Le pêché originel de 1945
Pour Hiroshima, l’auteur rappelle comment s’est fait le choix de l’utilisation de l’arme ainsi que celui des cibles. Une pré-liste de dix-sept villes avait été établie, sachant que chacune devait correspondre à une aire urbaine de plus de 5 kilomètres de diamètre et être comprise entre Tokyo et Nagasaki. Au mois de juillet, il n’y a plus que trois noms sur cette liste avant que celui de Nagasaki ne soit ajouté en juillet. Jean-Marc Le Page donne des détails sur l’impact du bombardement d’Hiroshima : il y eut entre 90 000 et 140 000 morts et les vitres ont explosé sur une distance de 8 kilomètres. Il évoque ensuite Nagasaki dont le bombardement avait été programmé au départ le 11 août.
De la Corée à 1958
L’auteur s’intéresse ensuite à la guerre de Corée et revient d’abord sur la mise en place de la situation de conflit. Au passage, on apprendra qu’un crash de B29, porteur d’une bombe atomique, a eu lieu au décollage près de San Francisco en 1950. L’affaire ne fut révélée qu’en 1994. Jean-Marc Le Page dresse le portrait du président Truman et détaille les positions de Mac Arthur, favorable à l’utilisation de l’arme nucléaire. Il conclut que son utilisation ne fut jamais sérieusement envisagée, ce qui n’empêcha pas les administrations d’en user comme d’un outil politique et diplomatique. Cependant, cette crise a un impact sur la façon d’envisager cette arme dans le futur. Le troisième chapitre est consacré à Diên Biên Phu et évoque l’offre qu’aurait faite les Etats-Unis à la France pour les aider dans ce conflit.
L’entrée suivante se focalise sur une crise bien connue, celle de Suez en 1956. Cette crise a permis à l’URSS de devenir une grande puissance grâce à la menace que représente son armement nucléaire. L’auteur évoque ensuite les tensions dans le détroit de Formose entre 1954 et 1958. Il détaille les mécanismes qui entrainent les tensions.
Cuba, une affaire de missiles
La crise de Cuba fait l’objet d’une quarantaine de pages, tant elle marque une étape. Il faut se souvenir que « pendant treize jours, le monde est suspendu aux décisions de ces hommes qui ont la possibilité de déclencher l’Armageddon. » Jean-Marc Le Page retrace le film chronologique de la crise en expliquant les motivations des différents camps. Il note, par exemple, qu’entre juillet et octobre, ce ne sont pas moins de 41 900 militaires soviétiques qui sont installés à Cuba sans que les Etats-Unis ne s’en aperçoivent. L’auteur relate les hésitations côté américain sur les décisions à prendre.
Il décrit précisément ce qui s’est passé, ce qui fait souvent froid dans le dos rétrospectivement. Il faut se souvenir qu’à l’époque les communications se font par lettres et qu’il faut au minimum huit heures pour échanger entre Moscou et Washington.
De la Sibérie à l’opération « Able Archer »
Après une entrée sur « le coup de chaud en Sibérie » en 1969 entre l’URSS et la Chine, Jean-Marc Le Page s’intéresse à la guerre du Kippour en 1973. Les pays arabes attaquent une puissance nucléaire dans un contexte où les deux camps sont parrainés par les deux Grands. Israël dispose de capacités nucléaires mais elles sont limitées. Moshe Dayan envisage son utilisation mais Golda Meir ferme la porte à cette option. Le neuvième chapitre revient sur l’opération « Able Archer » de 1983 et les conséquences dramatiques qu’elle aurait pu engendrer. L’auteur dresse l’état des lieux des deux puissances majeures avec notamment une URSS dirigée par des vieillards.
Il est fondamental de rappeler également le contexte marqué par un interventionnisme des Etats-Unis en Amérique centrale, ou à la Grenade, pour comprendre une partie de la montée de la tension. Une erreur d’interprétation de certains signes aurait pu conduire au déclenchement du feu nucléaire.
Du Cachemire à la Corée du Nord
L’auteur relate la situation d’équilibre de la terreur au Cachemire sur la période qui va de 1999 à 2003. L’affrontement, qui concerne l’Inde et le Pakistan, prend une nouvelle dimension. L’auteur retrace donc d’abord ce qui s’est passé auparavant et ce que représente cette zone. Il éclaire également le renversement d’alliance qu’a constitué en 2002 le rapprochement entre l’Inde et les Etats-Unis. Du côté de la Corée du nord, l’arme nucléaire est devenue une « assurance-vie ». Là encore, il est nécessaire de revenir un peu en arrière pour appréhender, sur la longue durée, les évolutions de cette dictature. Deux préoccupations guident le régime à travers les provocations qu’il multiplie à intervalles réguliers : il s’agit de déstabiliser la péninsule pour pousser les Chinois à renforcer leur soutien mais aussi d’attirer l’attention des Etats-Unis.
Le cas iranien et tout ce qu’on ne sait pas
Le tour d’horizon se poursuit avec l’Iran et son évolution sur ces vingt dernières années. C’est l’administration Clinton qui a pris les premières sanctions en 1996. L’auteur évoque également l’action de la France et d’Israël et conclut sur la politique de Donald Trump. Dans un dernier chapitre, Jean-Marc Le Page revient sur « crash et bug : les incidents nucléaires » de 1950 à 2009. En 1981, le département de la Défense avait établi une liste de trente-deux accidents mettant en cause des armes nucléaires. Il faut garder en tête que, du côté de l’URSS, on est beaucoup moins transparent sur ce type d ‘évènements. Sur la période plus récente, et quels que soient les pays, il est beaucoup plus difficile d’obtenir de l’information, secret d’Etat oblige.
Une arme dans l’histoire
Au total, Jean Marc Le Page considère que, depuis 1945, les risques de guerre nucléaire furent peu nombreux. La puissance de l’arme a conduit progressivement à mettre en place une doctrine de non-utilisation. L’auteur met l’accent sur le rôle des leaders dans la prise de décision. De façon apparemment paradoxale on pourrait considérer que l’arme nucléaire pourrait être une « source de paix ». En effet, sa possession par deux états rend une confrontation militaire directe entre eux improbable, tout en favorisant les guerres limitées ou indirectes. Jean Marc Le Page dresse donc un panorama qui permet à la fois d’éclairer des évènements bien connus mais aussi d’ éclairer des pans moins connus des relations internationales.
Jean-Pierre Costille