Commençons pour une fois par la fin du livre. Xavier Vigna termine en citant Annie Ernaux en proposant de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais ». En effet, la période traitée est à la fois très proche et en même temps disparue. L’autre ambition de ce livre est de « sortir d’un schéma binaire abandonnant résolument le mythe paresseux des Trente Glorieuses ». L’auteur souligne également que, s’il s’agit d’insister sur les transformations, il ne faut pas oublier les évolutions lentes. Bref, il faut tenir compte de la coupure de mai 68 mais ne pas tout lui sacrifier : établir donc un « tableau mouvant » selon les propres termes de l’auteur. Des encadrés font le point tout au long du livre sur des points précis comme autant d’éclairages plus précis.
Un cadre de vie renouvelé pour des Français vieillissants
La période se caractérise par une urbanisation croissante et le développement de la maison individuelle qui de 30 % des constructions en 1965, passe à 57 % en 1977. L’espérance de vie de 55 ans en 1940 s’établit à 77 ans en 1975. On assiste à une certaine homogénéisation du cadre de vie avec un accès quasi général à l’eau courante vers 1975. On peut relever néanmoins que la consommation de masse « demeure une consommation de classes ». A travers quelques chiffres, on mesure aussi combien la société a changé aujourd’hui. En 1972, plus de 16 000 Français ont trouvé la mort dans des accidents de la route sans que cela conduise à une quelconque mobilisation ou action de l’Etat.
Les mutations de l’intime
La période est marquée par une accentuation ou une accélération de mutations plus anciennes et qui gagnent donc en visibilité. Elle se caractérise par un recul inégal de la foi. Les sexualités se libèrent en même temps qu’elles se montrent et se racontent toujours davantage. Sait-on qu’en 1975 quarante-trois films érotiques ou pornographiques sortent sur les écrans drainant 25 % des entrées ! L’homogamie sociale se confirme et, dans le même temps, l’exogamie spatiale se développe avec l’urbanisation et la mobilité résidentielle. Le concubinage devient de plus en plus une étape avant le mariage. Au total, Xavier Vigna analyse tous ces mouvements comme un lent desserrement des contraintes.
La France du travail et les transformations des clivages de classes
Trois évolutions sont à souligner : l’extension du salariat, la progression spectaculaire du travail féminin en partie favorisé par l’essor du secteur tertiaire. Le nombre de paysans ne cesse de diminuer et en 1990 on passe sous la barre du million d’agriculteurs exploitants alors que la France reste la première puissance agricole européenne. Xavier Vigna rappelle que le nombre de médecins double en France entre 1973 et 1988. Lorsque l’on parle du développement du tertiaire, il faut bien mesurer que celui-ci affiche de multiples facettes. La classe ouvrière est forte de 7,7 millions de membres en 1968, elle augmente encore ensuite pour entamer son déclin à partir de 1982.
Dans la foulée de 68
Fort intelligemment, l’auteur pointe le fait que, sur ce sujet, les travaux des sciences sociales souffrent « d’un prisme mouvementiste », autrement dit, il ne faudrait pas oublier toute une frange de la population. L’auteur propose aussi un encart sur le journal « Libération » pour montrer comment il est passé du gauchisme politique à la normalisation. Le chapitre revient également sur « Le manifeste des 343 ». Le livre souligne que trois catégories d’actrices défendent la cause de la représentation politique des femmes : les organisations féminines traditionnelles, des militantes des principaux partis et l’association Choisir. Quant au combat du « Larzac, « il cristallise plusieurs aspirations qui travaillent la société dans l’après-68 » comme l’antimilitarisme, la non-violence, une sensibilité régionaliste et une préoccupation écologiste. Ensuite, Xavier Vigna relève ce(ux) qui ne change(nt) guère et livre là aussi au passage quelques chiffres étonnants. Ainsi, à la fin des années 70, un ménage sur cinq dispose d’un fusil.
Dans les crises, déclins et polarisations
Le chapitre commence par une réflexion sur la pertinence des termes à employer comme celui de « crise ». En tout cas, les crises révèlent des mutations accélérées, « traduisent ou accusent des inégalités et des clivages ». Le cap du million de chômeurs est franchi en 1975, celui des 3 millions en 1993. La scolarité s’allonge quel que soit le milieu social. Face aux difficultés, une des réponses est la création des ZEP créées en 1981. L’école privée n’est plus « très catholique » selon la formule de l’auteur puisqu’en 1977, dans le second degré féminin par exemple, 10 % seulement des enseignantes sont des religieuses. Le chapitre aborde également la crise des banlieues.
En conclusion, Xavier Vigna indique qu’il a essayé de retracer dans ce livre les principales évolutions tout en montrant combien elles ont été « tortueuses et heurtées ». Sa synthèse s’est aussi attachée à souligner les larges segments qui restent à l’écart de 1968. Il plaide pour une approche par trajectoire qui pourrait prendre comme points d’appui une assistante sociale toulousaine à la retraite ou une caissière de supermarché à Montreuil. En effet, cela pourrait permettre d’approcher plus précisément la diversité du pays, les ascensions, les incertitudes pour éclairer ce qu’a été ce pays.
Jean-Pierre Costille