« Parlez-vous l’historien ? « 

« Selon le philosophe allemand Ernst Cassirer (1874-1945), être historien, c’est d’abord apprendre à lire une langue qui traverse ou a traversé le monde. »

Les éditions PUF ont sollicité Johann Chapoutot, historien spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et du nazisme (On se souvient de la remarquable biographie sur Hitler, publiée chez PUF), professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, pour satisfaire la collection Les 100 mots, à propos de l’histoire.

Cet ouvrage de consultation qui pourrait rester sur un coin de bureau, afin d’y venir et d’y revenir, montre que la discipline historique est complexe. Bien sûr, cette dernière ne peut se résumer à la science de la chronologie, à une succession de dates. Ici, l’auteur interroge le métier d’historien et ses évolutions. Il examine les enjeux de l’histoire et la construction du récit sur le passé .

Puisque l’histoire est « une pratique de l’esprit humain qui donne lieu à une multitude de définitions plaisantes » mais dont l’étymologie signifie enquête, quels mots Johann Chapoutot va-t-il  choisir de commenter ?

Si certaines notions sont attendues comme Empire, État, Justice ou même Géographie, on s’emploiera à souligner les occurrences originales ou surprenantes.

A chaque mot suffit sa peine ! L’historien s’attache à l’expliquer et surtout à le contextualiser pour affiner son sens au cours du temps. Il convoque les historiens célèbres ou plus confidentiels pour donner une épaisseur au propos. Les philosophes ne sont pas oubliés. Nietzsche apparaît pour le mot Mouton qui serait une allégorie du bonheur car il est anhistorique. Le « béat ovin » n’a pas de mémoire et serait l’antithèse de l’homme qui sait qu’il est mortel. L’histoire s’inscrit dans la finitude de l’humanité afin d’apporter du sens à une existence condamnée, vers un au-delà pour certains.

Chant évoque les anciens, Homère ou Ovide, qui ne sont pas des historiens mais des conteurs. Thucydide et Hérodote, pères de l’histoire, ouvrent la voie des récits mémoriaux, étudiés brillamment par Nicole Loraux. Les chants louent les guerriers morts pour la patrie mais les anciens cherchent la vérité, selon l’historia, l’enquête qui apporte « ce trésor pour toujours » que l’historien antique entend livrer à son lecteur.

Chrononyme est une période nommée par les historiens mais qui ne correspond pas au terme que les contemporains utilisaient. Nommer l’histoire n’est pas neutre. « La belle époque » a été qualifiée ainsi par ceux qui ont vécu la Grande Guerre. De même parle-t-on des « Années noires », des » Trente glorieuses ».

Contrefactuel est à l’histoire, ce que la prospective est à la géographie, mais en sens inverse. Que se serait-il passé si les Nazis avaient gagné la guerre ? Cela était-il possible ? Si l’histoire reste attachée aux faits, rien ne nous empêche de la refaire, ce que les élèves demandent parfois. Pour Johann Chapoutot, l’histoire contrefactuelle permet de « défataliser l’histoire ». Aucune fatalité n’existe dans le passé.

Fébronianisme apparaît pour le plaisir de l’érudition. Créé par l’histoire allemande, ce mot définit le gallicanisme pour le Saint-Empire germanique, une doctrine des libertés de l’Église par rapport au pape (de l’évêque Justinus Febronius).

Paratopisme : alors que l’anachronisme fait voyager un concept dans le temps, le paratopisme l’applique ailleurs (de topos le lieu). Il concerne surtout l’art et la littérature.

Rétrodiction est une théorie soutenue par Paul Veyne qui prône l’histoire comme un récit et non véritablement comme une science. « La manière d’expliquer, de raconter » influe sur la compréhension du passé. La rétrodiction induit la probabilité (les causes probables d’un événement), qui est au passé ce que la prédiction est à l’avenir. Ainsi, l’historien se fonde sur son expérience pour étudier les faits anciens.

Théodicée signifie littéralement la justice de Dieu. La quête d’espérance d’un esprit qui cherche le sens d’un devenir apparemment obscur ou chaotique voué au mal, peut se nommer aussi une théodicée. Ce type d’intelligence universelle ou encyclopédique est présentée par Leibniz au XVIIIe siècle dans un ouvrage éponyme.

La concision et la clarté du propos sont particulièrement appréciées dans ce QSJ à la fois simple et brillant. Rien d’étonnant de la part d’un historien que les clionautes ont souvent écouté et apprécié aux RDV de Blois.

Au moment où on parle tant d’un récit mémoriel et même mélioratif de la France, on peut prolonger cette lecture  avec un nouvel ouvrage du même auteur, Le Grand Récit – Introduction à l’histoire de notre temps (PUF, 2021) sur les conséquences très actuelles de la crise des grands récits collectifs.