Compte rendu réalisé par Amandine Dinel, étudiante en hypokhâgne (2019-2020) au lycée Albert Schweitzer du Raincy (Seine-Saint-Denis) dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.
Présentation :
Jacques Cantier est un historien français et professeur d’histoire contemporaine à l’université Toulouse-Jean Jaurès et chargé de cours à l’Institut d’études politiques de Toulouse. Il a abordé l’histoire coloniale à travers sa thèse l’Algérie sous le régime de Vichy (2002). Ses recherches sont centrées sur l’histoire politique et culturelle de la France au XXe siècle. Depuis plusieurs années, il se préoccupe de l’histoire française de la littérature avec, par exemple, la publication de Lire sous l’occupation publié en 2019 par les éditions du CNRS. Jacques Cantier est l’auteur de la première histoire totale du livre et de la lecture sur la période de 1939-1945. Il s’est appuyé sur des archives publiques, des critiques littéraires, des notes de lecture mais aussi sur des écrits privés d’auteur, d’éditeurs et de lecteurs par le biais de témoignages et de journaux intimes.
L’auteur nous montre l’importance du livre dans la société française des années noires qui affectent l’édition, l’imprimerie, les auteurs, les typographes, les libraires et les bibliothécaires. Le prologue présente le cadre règlementaire évoluant du libéralisme républicain aux ambitions de réorganisation de l’Etat français, de la liberté de la librairie à la double censure de Vichy et de l’occupant. Dans une première partie, il s’agit d’expliquer l’histoire du livre de 1940 à 1944 à la suite de la crise des années 1930 : le marché du livre va être confronté aux difficultés de l’Occupation : pénuries, rationnement, distorsion entre une forte demande et une offre de plus en plus étranglée. Il dépend d’un quadrillage du territoire, avec ses réseaux de distribution, ses nœuds et ses périphéries, ses zones de forte densité et angles morts, les recompositions liées à la mise en place des zones d’occupation.
Dans une seconde partie, il est question d’une approche largement sociologique sur la pratique du livre à travers les âges et les différents acteurs de l’occupation : la jeunesse, la pression de l’occupant, mais aussi la résistance. Il est abordé le besoin de la lecture pour la société, les communautés de lecture, le rôle de la lecture qui contribue à socialiser la nation et à reconquérir un patrimoine historique.
L’ouvrage comporte de nombreuses données statistiques, des cartes géographiques représentant les inégalités présentes sur le territoire, de nombreuses notes, une importante bibliographie et un index qui répertorie l’ensemble des personnes évoquées dans l’ouvrage.
Résumé :
Dans ce premier chapitre, Jacques Cantier introduit son étude par une présentation de l’activité littéraire durant le conflit à la veille de l’occupation. Du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale à l’effondrement de 1940, l’ordre du livre est soumis aux contraintes extérieures dictées par le souci de l’ordre public et du déroulement du conflit. Durant la guerre, l’Etat français contrôle les moyens de communication depuis la loi du 13 juillet 1938 sur l’organisation de la nation en temps de guerre, ainsi le déplacement des ressources nationales est organisé. La censure s’organise autour du Commissariat général à l’information, dirigé par Jean Giraudoux, mais aussi la direction de la presse et du contrôle dirigé par Léon Martinaud-Déplat et le service de censure par le colonel de Massignac. Le marché du livre est soumis à des compromis de publication et des visas exceptionnels. Les livres encourageant à la désertion, la révolte contre l’armée ou la propagande communiste sont sévèrement sanctionnés. La lecture est assurée aux soldats grâce au service de dons de Georges Duhamel, les foyers militaires et les foyers du soldat. L’activité littéraire est pérennisée par la poursuite de l’activité critique et la remise de prix littéraires. La lecture à l’arrière répond à deux logiques : un désir d’évasion et une quête de sens. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer les contraintes de la guerre, la lecture dépend de l’affectation, du degré d’équipement, de l’exposition aux dangers, du grade et du bagage culturels du militaire. La culture littéraire n’est pas répandue chez tous les soldats. De plus, l’accès aux livres reste compliqué. Le marché du livre souffre amplement de la guerre : les auteurs sont mobilisés ou capturé, la production est donc à l’arrêt, de nombreuses bibliothèques sont détruites et l’exode des peuples force à l’abandon des livres.
L’occupation allemande doit faire croire à un retour à la normale sans contrarier les projets du Reich. Ainsi l’occupant met en place le service de la propaganda Abteilung qui est rattaché à l’état-major militaire mais reçoit ses ordres du ministère de l’information et de la propagande du Reich, dirigé par Joseph Goebbels depuis le 18 juillet 1940. Ces institutions sont chargées de réprimer les menées anti-allemandes, orienter de façon favorable l’opinion publique française et contrôler l’édition, la presse, les contingentements de papier, les productions cinématographiques, enfin la radio grâce à Radio Paris. Les éditions sont sévèrement censurées, à l’exemple des éditions Sorlot et Denoël qui sont fermées le 14 juin 1940. L’autorité allemande établit des listes d’ouvrages interdits comme la liste Bernhardt (1940) ou les listes Otto, dont la première est établie le 2 octobre 1940. De plus, le 27 août 1940, des saisies sont effectuées dans les bibliothèques municipales et chez les particuliers. Près de deux millions de volumes sont ainsi confisqués. Enfin, l’édition et l’Etat allemand établissent un contrat le 6 août 1940. L’Etat allemand institue un dispositif de propagande par le biais de la presse, d’affiches et de livres, la « liste Mathias » sélectionne les titres allemands à traduire pour la nation française. L’occupant installe une politique d’aryanisation le 27 septembre 1940. En parallèle, le régime de Vichy instaure la direction de la presse et de la censure dirigée par Pierre Dominique et Antoine-Marie Piétri en 1941, ainsi que le service de la censure de Jean Dufour. L’éducation nationale, organisée par le secrétaire d’Etat à l’éducation nation Jérôme Carcopino (1941-1942), a pour objectif de réorganiser le système en valorisant la mémoire, la discipline, l’usage moral et civique de la lecture. Cette double censure et la pénurie de papier exercent une forte pression sur les maisons d’édition et contraignent la circulation des livres en France. Après un arrêt de la distribution de livres, celle-ci reprend en décembre 1940 mais exclut certaine zones géographiques telles que l’Alsace et la Lorraine, les délais de livraison sont plus longs et le coût des livres augmente. On assiste à un morcellement politique et culturel, dont Robert Wagner veut être acteur pour germaniser l’Alsace et supprimer l’influence française via des autodafés.
Le chapitre 3 entame une analyse sociologique de la lecture des années noires. L’enquête journalistique d’Hubert Forestier, intitulée Cahier du livre et publiée en 1941, constate une augmentation de la demande de lecture, surtout les ouvrages consacrés à l’histoire immédiate. Ce désir de lecture est perçu à travers l’augmentation des demandes dans les bibliothèques publiques et l’augmentation des prêts de livres. L’offre est déficitaire par rapport à la demande. Pour pallier la censure et le manque de livres, des marchés noirs sont organisés pour diffuser des livres interdits ou disparus. Le livre devient un capital pour les familles permettant d’arrondir les fins de mois. Même pendant les années noires, la quête de distraction domine le domaine de la lecture, ainsi les livres sentimentaux, d’aventures et policiers ont un fort succès. En 1940, le livre constitue une denrée rare, un comité d’assistance aux prisonniers est créé en octobre 1940, il participe à l’envoi de livres en Allemagne. La pratique de la lecture pendant l’occupation participe à la sociabilisation des individus, la lecture est l’occasion de réunion et elle survit à travers la mémoire collective.
Malgré les bouleversements liés à la guerre, une société littéraire continue à vivre au gré des livraisons des éditeurs, des batailles de critiques et du calendrier des prix. De même que la lecture socialise les individus, la littérature participe à la socialisation des écrivains et des éditeurs grâce aux expertises des textes littéraires, l’envoi de livres à des réseaux d’écrivain. Ces envois peuvent engendrer une correspondance. Le basculement sous le régime de censure réduit au silence un certain nombre de voix influentes. La fragmentation de l’espace national suscite l’apparition de nouveaux supports et l’affirmation de nouvelles figures. Dans le domaine de la presse, il existe des conflits entre des revues. Par exemple entre la NRF dirigée par Pierre Drieu La Rochelle, soumise aux ordres de l’occupant, et Fontaine de Max-Pol Fouchet qui représente la résistance à travers le choix de ses écrits et de ses auteurs et affiche sa volonté de défendre l’indépendance de l’esprit.
La querelle des mauvais maîtres constitue le versant littéraire de ce mouvement, Guy de Pourtalès, en juillet 1940 dans le Journal de Genève, a dénoncé « certains écrivains, appelés [par lui] les mauvais maîtres, qui [ont] une responsabilité dans le terrible drame » de la défaite. Cette accusation envers les écrivains est renforcée par l’émergence d’une crainte envers des livres considérés comme dangereux. Durant les années noires, les lecteurs renouent avec la lecture de classiques littéraires. Pour Paul Valéry, « il s’agit en somme, de définir ou de créer un Etre, un Auteur, qui s’appellerait la France ». Le livre est un outil de mémoire collective et permet de renouer avec un patrimoine disputé. On remarque l’essor de la presse clandestine liée au développement de nombreux mouvements de résistance intérieure. Citons des journaux comme L’Université Libre, La Pensée libre, mais aussi des maisons d’édition, comme les éditions de Minuit de Pierre de Lescure ou la collection clandestine par Aragon, Eluard et le parti communiste qui participèrent activement à l’édition clandestine, ou encore des livres comme Domaine Français de Jean Lescure publié en 1943 à Genève.
Appréciations :
La lecture du livre de Jacques Cantier permet d’enrichir nos connaissances sur la littérature et sa fonction culturelle, mais également sociale et politique, durant cette période. On peut comprendre que le livre avait une place déterminante dans la vie des Français, il avait un rôle de socialisation importante auprès de la population. J’ai, par exemple, découvert l’existence des comités d’assistance aux prisonniers de guerre de 1940 à 1945. Pendant un conflit ou pendant l’occupation du territoire, il est difficile d’imaginer que l’on accorde autant d’importance à la lecture. Bien sûr, on pense avant tout à la censure de la part du régime de Vichy et de l’occupant, ainsi qu’à la résistance. Ce livre est très complet sur le plan historique, sociologique et sur les références littéraires qui sont utilisées. Toutefois, même si j’ai apprécié cette lecture, le passage sur la lecture de la résistance peine à satisfaire toutes les espérances. On pourrait attendre davantage de détails sur cette littérature, l’organisation de celle-ci mais aussi sur les grands acteurs de la résistance littéraire.