Professeure agrégée, Cécile Denis a enseigné l’allemand à la Sorbonne Nouvelle et dans les classes préparatoires aux grandes écoles du lycée Thiers, à Marseille. Docteure en études germaniques, qualifiée aux fonctions de maîtresse de conférences et chercheuse associée auprès de l’unité de recherche CLARE (Cultures, Littératures, Arts, Représentations, Esthétiques), Cécile Denis enseigne dans le secondaire à Marseille.
Ce livre est la version remaniée de sa thèse de doctorat en études germaniques entreprise sous la direction d’Hélène Camarade, professeure à l’université Bordeaux-Montaigne, et soutenue en décembre 2018, sous le titre : Continuités et divergences dans la presse clandestine de résistants allemands et autrichiens en France pendant la Seconde Guerre mondiale : l’exemple des réseaux du KPD, du KPÖ, des Revolutionäre Kommunisten et des trotskystes.
Le sous-titre du livre précise qu’il s’agit de l’histoire de trois réseaux germanophones actifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale au travers de leurs journaux et de leurs tracts. L’étude porte sur 17 journaux et 192 tracts conçus par des résistants allemands et autrichiens actifs. C’est le travail d’une germaniste et d’une historienne. L’auteure fait un gros effort pédagogique pour mettre une thèse de doctorat à la portée du public en 300 pages. Le plan est très détaillé, les sous-titres sont nombreux, les intentions et les conclusions sont clairement exposées ; le contexte de la guerre mondiale est exposé à chaque fois qu’il est nécessaire à la compréhension de l’analyse du contenu de la presse. L’ouvrage est néanmoins dense et nécessite une lecture attentive. Il s’adresse aux historiens et aux chercheurs davantage qu’au grand public.
« Une contribution précieuse à la connaissance à la compréhension de la Résistance allemande et autrichienne en France »
Le thème de la Résistance germanophone en France pendant la Seconde Guerre mondiale adonné lieu à un nombre réduit d’études et reste un champ pionnier. Les recherches de Cécile Denis en font progresser la connaissance et pourront servir de point d’appuis à de nouvelles avancées. Elle s’appuie sur des recherches dans les dépôts d’archives, en France, en Allemagne, en Autriche et aux Pays-Bas. Dans la préface de cet ouvrage, Marie-Bénédicte Vincent, Maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Ecole normale supérieure Ulm, affirme que « ce travail apporte une contribution précieuse à la connaissance et à la compréhension des mouvements clandestins germanophones d’inspiration marxiste de 1939 à 1944, dont l’importance a été sous-estimée tant pour l’histoire de la Résistance en France que pour celle de la Résistance en Allemagne ».
Cécile Denis met en évidence à partir de sources clairement identifiées l’existence de deux groupes d’obédience marxiste en rupture avec la IIIe Internationale, un groupe autrichien, les communistes révolutionnaires (RK), et celui des trotskystes germanophones ; elle retrace de manière inédite une partie de leur parcours et se livre à une analyse approfondie de leurs textes (contenu idéologique, aspect, mode de production et de diffusion). Elle réévalue le chiffre de 1000 germanophones ayant résisté en France, chiffre avancé par la Commission militaire du PCF en 1945 et repris par la suite dans toute la littérature secondaire sans être jamais remis en question.
Marie-Bénédicte Vincent montre que « l’apport de cette thèse du point de vue historique est triple » :
Du point de vue de la méthode. « Les recherches présentées dans cette thèse ont permis de mettre au jour les identités de près de 500 résistants “allemands” et “autrichiens” – alors que leur objectif était précisément de demeurer clandestins en officiant sous de fausses identités – et de recenser 17 journaux et 192 tracts qu’ils ont produits (…) La démarche utilisée dans le présent travail pour analyser ces informations se situe au croisement de différentes méthodologies, oscillant entre une approche sociologique centrée sur les acteurs (la prosopographie), l’analyse des conditions concrètes et matérielles pour la production de tracts et de journaux (les periodical studies) et l’analyse du discours. »
Du point de vue de l’analyse de la presse. Cécile Denis procède à l’étude comparée des textes produits par ces mouvements, à la fois dans leur matérialité et leur contenu. « En ce sens ce travail fournit une contribution à l’histoire de la presse clandestine de la Résistance en France ». Les messages transmis par cette presse se classent en trois catégories chacune liée à l’objectif poursuivi, à savoir le recrutement, la visibilité et la définition du positionnement du groupe. Quatre principaux types de lecteurs sont visés : en premier lieu les sympathisants potentiels parmi les soldats de la Wehrmacht, mais également les services de répression, les autres groupes de résistants et, enfin, les Alliés, à la fin du conflit. Malheureusement, « la question de leur réception reste mystérieuse ».
Du point de vue de la question nationale. Cette étude réévalue à la hausse la part des résistants autrichiens parmi la résistance germanophone communiste en France, quasiment la moitié. Le groupe des communistes révolutionnaires en rupture de la Troisième Internationale est majoritairement composé d’Autrichiens. Mais ils n’ont pas bénéficié d’une reconnaissance identique à celle des communistes allemands de la part de la France « Cécile Denis montre de manière passionnante que la question nationale traverse la résistance marxiste autant que les différences idéologiques. »
Trois types de réseaux sont actifs : les organisations émanant des partis communistes alignées sur Moscou – comme le Travail Allemand (TA) ou le Comité Allemagne libre pour l’Ouest (CALPO) pour ne citer que les plus connues -, les Revolutionäre Kommunisten (RK) et les trotskystes. L’étude présente les rapports et les relations de ces groupes avec les réseaux français.
Les réseaux communistes alignés sur Moscou
Une première partie, qui couvre la moitié de l’ouvrage, étudie les productions de groupes initiés par les partis communistes. De 1941 à 1943, le Travail Allemand (TA) vise à restructurer les réseaux démantelés en 1939. À partir de 1943, les militants sont regroupés en fonction de leur nationalité dans de nouvelles organisations, le Comité Allemagne Libre pour l’Ouest (CALPO) et le Front autrichien de la Liberté (ÖFF), dont les objectifs consistent non pas à réaliser des projets nationaux – comme le choix de leur appellation pourrait le laisser penser – mais plutôt à étendre l’influence soviétique dans les États après la guerre.
Le Travail Allemand est mis en place par le KPD (Parti communiste allemand) et le Parti communiste français (PCF) à l’automne 1940. L’auteure montre qu’il subit une mutation avec la dégradation des relations germano-soviétiques, puis l’invasion de l’URSS et établit un parallèle avec le Front national créé en France à la même époque. L’ancienne direction est désavouée par Moscou (comprendre Staline et Dimitrov pour la IIIe Internationale) et un triangle de direction est constitué avec Otto Niebergall, Leopold Hagmüller et Arthur London. C’est alors que sont créés des journaux, Soldat im Westen, puis Soldat am Mittelmeer (créé en novembre 1942), dont les objectifs sont de « déstabiliser les troupes allemandes (…) et de créer une sorte de second front qui permettrait de soulager les efforts de l’Armée rouge ». Tracts et journaux conseillent la désertion, le sabotage, le soutien à la Résistance française.
Le Front autrichien de la Liberté, Österreichische Freiheitsfront (ÖFF), est créé en octobre 1942. Il prépare le retour des militants en Autriche, en s’infiltrant dans le flux des travailleurs contraints (lois de septembre 1942 et février 1943). En décembre 1942, dans un texte rédigé en URSS mais adressé au peuple allemand, le Friedenmanifest, le KPD reprend l’objectif et le plan d’action qu’il avait lancé avant la guerre et qui envisage l’avenir de l’Allemagne comme une République démocratique. L’étude montre que les organisations sont totalement sous l’emprise de Moscou et que le contenu de leur presse est conditionné par l’évolution de la politique internationale de l’URSS.
Staline dissout la IIIe Internationale le 15 mai 1943, officiellement parce que la diversité des situations des différents partis communistes est devenue incompatible avec une direction centralisée. Cécile Denis montre qu’en réalité les services secrets soviétiques continuent d’assurer ses fonctions et que la direction soviétique reste totale. Un tournant s’opère à l’été 1943 avec la création du Comité national Allemagne libre en URSS et du Comité Allemagne libre pour l’Ouest (CALPO) en France. Ils publient un manifeste « Pour une Allemagne libre ».
Son analyse montre que, contrairement à son titre, tout ce qui avait trait à une vraie démocratie allemande dans les textes précédents disparait. Le CALPO publie deux journaux destinés aux soldats allemands en France, Volk und Vaterland en août 1943, puis Unser Vaterland en janvier 1944. En avril 1944, le CALPO est reconnu par le Conseil national de la Résistance. Avec la naissance du journal Freies Österreich en mars 1944, on assiste à la séparation des réseaux allemands et autrichiens.
Lors de la libération du territoire français, tracts et journaux de la Résistance germanophone appellent les soldats à se rendre aux FFI et aux soldats des armées alliées. Les militants du CALPO obtiennent la légalisation de leur presse destinée aux prisonniers de guerre allemands. Le CALPO dispose d’un bureau à Paris. L’ÖFF et le CALPO s’affirment ouvertement antinazis et se livrent à une « rééducation » des soldats de la Wehrmacht.
Les Revolutionäre Kommunisten (RK) : une résistance atypique
La deuxième partie est consacrée aux Revolutionäre Kommunisten (RK) qui sont des communistes autrichiens dénonçant toutes les autres forces en présence et ayant pour programme une société radicalement différente. Cécile Denis dresse un portrait précis et inédit de ce groupe et de ses évolutions théoriques de 1935 à 1944.
Fondé en 1935 par des dissidents de la IIIe Internationale, communistes viennois pour la plupart, c’est un groupuscule d’une grosse vingtaine de membres en 1940. Ils émigrent et s’installe à Anvers de 1938 à 1940, puis à Montauban de 1940 à 1942, et enfin à Lyon et à Paris. Parmi eux, Mélanie Berger, arrêtée par la police française en janvier 1942, condamnée, incarcérée et libérée par l’intervention de ses camarades en octobre 1943, que Cécile Denis a retrouvée et interviewée.
« L’histoire des RK se caractérise par une production importante d’écrits théoriques dans des bulletins internes et dans un journal destiné à un plus large public, Spartakus, publié de mai 1943 à l’été 1944. Si le contenu peut être analysé, les conditions de duplication et de diffusion demeurent inconnues. Le nom même de Spartakus indique que les RK s’inscrivent dans la continuité du courant initié par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht pendant la Première Guerre mondiale. Toute leur analyse est bâtie sur la notion de « guerre impérialiste », et ils refusent de reconnaître la spécificité du nazisme, qui n’est à leurs yeux qu’un épiphénomène du capitalisme.
Dans la même logique, ils considèrent les déportations, comme une forme d’exploitation. Leur objectif n’est donc pas la lutte pour la libération, mais la révolution et la mise en place d’un nouveau système politique. Ils sont en contact avec les trotskystes de la IVe Internationale, tout aussi marginaux. Les débarquements et la fin de la guerre ne sont pas une libération car les Alliés anglo-américains restent des forces d’oppression du mouvement populaire… On peut donc discuter du fait que l’on puisse les qualifier de résistants. Il en va de même pour le groupuscule des trotskystes.
Les trotskystes, un groupe à mi-chemin entre les communistes et les RK
Une troisième partie est consacrée à l’étude de groupes trotskystes qui souhaitent concurrencer les organisations des communistes mais qui manquent de moyens logistiques et matériels pour y parvenir. Ce groupe est actif France durant une année de juillet 1943 à juillet 1944 et sa production s’arrête brutalement suite à une vague d’arrestations.
En 1940, ils encouragent la fraternisation avec les soldats allemands. Peu nombreux, peu organisés, ils ne parviennent pas à produire un journal rédigé en allemand avant l’été 1943, Arbeiter und Soldat ; et Cécile Denis n’a retrouvé que deux tracts. Pour eux, les soldats de la Wehrmacht sont d’abord des prolétaires et la fraternisation doit être recherchée. Les partis communistes manipulent la classe ouvrière. Leur objectif premier demeure la création d’un Front ouvrier, et à plus long terme la République des conseils et les Etats-Unis d’Europe.
« Continuités et divergences »
À l’origine, les trois réseaux participent d’une même logique en s’appuyant sur la pensée marxiste et en préconisant la fraternisation avec les soldats de l’armée d’occupation. Pour chacun d’eux, les messages transmis visent à définir le positionnement du groupe, à affirmer son existence et à recruter de nouveaux militants. Ainsi, les destinataires de ces textes ne sont pas uniquement les sympathisants potentiels parmi les soldats de la Wehrmacht, mais également les services de répression, les autres groupes de résistants et, enfin, les Alliés, à la fin du conflit.
« En dépit de ces similitudes, les trois groupes mènent des existences parallèles, voire entrent en concurrence. Cette rivalité résulte d’objectifs politiques antinomiques : tandis que les communistes cherchent à renverser le régime nazi pour rétablir les structures étatiques traditionnelles et accroître l’influence soviétique en Europe occidentale, les RK et les trotskystes étendent les enjeux de leur engagement à la lutte contre le « capitalisme ». Pour eux, l’issue de la Seconde Guerre mondiale entraînera inévitablement le soulèvement des peuples européens. La mission des RK et des trotskystes consiste alors à accompagner ces dynamiques révolutionnaires dans le but de détruire tous les fondements de la société traditionnelle – sur un plan économique mais aussi social. Ce point de bascule implique de penser une nouvelle société, de redéfinir son fonctionnement en questionnant des concepts tels que la démocratie, l’État ou encore la place et le rôle de ses membres – notamment des femmes et des enfants ».
Une base pour de nouvelles recherches
« La vocation de cette thèse consiste également à constituer une base de données pour des recherches ultérieures et certains thèmes évoqués ici de manière transversale : la présence des femmes et des victimes de persécutions raciales au sein de la résistance ou encore l’iconographie de la presse clandestine, par exemple, pourront faire l’objet de développements plus spécifiques. »
© Joël Drogland pour les Clionautes