La publication de cette Histoire de la virilité a été un des évènements éditoriaux de l’automne 2011. Elle a bénéficié d’une large couverture médiatique : compte-rendus dans les journaux, dans les magazines comme Sciences Humaines ou L’Histoire, émissions sur France Culture … Rarement il est vrai les historiens n’auront autant donné le sentiment d’interroger le passé à travers les interrogations du présent. L’évolution, la crise de l’identité masculine, comme le suggère le titre de ce troisième volume, avec un prudent point d’interrogation tout de même, travaillent de façon suffisamment évidente nos sociétés pour qu’il ne soit pas besoin d’insister. Cette publication trouve cependant une autre justification ou en tout cas une autre source d’inspiration : elle résulte de l’introduction en France et dans les sciences historiques des Gender Studies. Celles-ci ont inspiré d’abord l’histoire des femmes dès les années 1970 ; l’utilisation du mot « genre » lui-même est plus tardive : elle date seulement des années 2000 . Elle est concomitante à l’application de la notion au premier sexe, pour reprendre le titre d’un des livres d’André Rauch , ou, pour dire les choses autrement, à l’apparition d’une histoire des hommes. En effet, cela fait grosso modo une dizaine d’années que la question de la virilité et de l’identité masculine a émergé dans le champ historiographique français. A cet égard, la publication, en 1999, de la traduction de l’ouvrage fondateur de George L. Mosse, L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne , est sans doute un bon repère.
Le directeur du troisième volume, Jean-Jacques Courtine, revient dans l’introduction sur le choix du terme virilité plutôt que de masculinité, en écho à ce qu’on peut lire sous la plume d’Alain Corbin en ouverture du tome 2, pour mieux nous conduire à la question qui traverse tout ce troisième volume : « Au XIXe siècle, et dans la première moitié du XXe siècle encore, on n’exhorte pas les hommes à être « masculins », mais « virils », des hommes, disait-on, « des vrais » … Que « masculin en soit venu à supplanter « viril » est bien le signe qu’il y a, décidément, quelque chose qui a changé dans l’empire du mâle. La virilité est-elle, pour autant, en crise ? Le siècle qui vient de s’achever et celui qui commence semblent bien être le théâtre d’une crise endémique, aux rechutes si fréquentes qu’elle finit par sembler ininterrompue, et pénétrer le pré carré de la domination masculine, la guerre, le rapport à l’autre sexe, la puissance sexuelle. » Après le XIXe siècle qui avait marqué l’apogée de la virilité, ou du moins de son modèle occidental, le siècle dernier aurait donc vu sa crise se développer. Les nombreux auteurs de dernier tome nous permettent en tout cas d’envisager tous les aspects de L’histoire de la virilité des cent dernières années à partir du cas de la France mais aussi d’autres pays européens et des États-Unis. Un chapitre est ainsi consacré aux travaux des historiens anglo-saxons sur la question : « Masculinités et virilités dans le monde anglophone. » (Christopher E. Fort).
Le volume s’ouvre par une partie où sont exposées les « origines », les « mutations » et les « déconstructions de la domination masculine ». On peut y lire notamment un chapitre sur « La virilité face à la médecine », où Anne Carol montre comment le savoir médical, tel qu’il a pu se diffuser dans la société, a modifié les représentations de la virilité avec, par exemple, l’assimilation du lien entre testostérone et virilité au prix d’une assez large simplification du savoir scientifique : « L’appropriation du paradigme hormonal s’est faite facilement : d’une certaine façon, la testostérone a remplacé le sperme comme agent virilisateur » (page 36). Fabrice Virgili quant à lui livre un chapitre sur l’évolution de la violence masculine et son recul, même si celui-ci est difficile à mesurer, même si cette violence est toujours bien présente : « Massive, la « virilité violente » a cependant quitté l’ « habituel ». Elle est désormais prévenue, discutée et plus souvent condamnée. » (page 98).
Une critique féministe
Christine Bard, dans « La virilité au miroir des femmes », explore « l’histoire de la critique féministe de la virilité, bien qu’elle ne soit pas au cœur de la pensée féministe. » (page 99), mais aussi celle de la conquête de la virilité par certaines femmes ; pour celles-ci, c’est le seul moyen de mettre un terme à la domination masculine. Dans la continuité du tome 2, le troisième volume de L’histoire de la virilité s’intéresse par ailleurs à l’inculcation de la virilité (c’est l’objet de la deuxième partie : « La fabrique de la virilité ») et à une série de modèles et de figures de la virilité : le soldat (Stéphane Audouin-Rouzeau), le sportif (Georges Vigarello), le criminel (Dominique Kalifa), l’aventurier. On retrouve aussi l’analyse du développement de modèles virils particuliers par des systèmes ou mouvement politiques ou par des milieux sociaux : la « virilité fasciste » (Johann Chapoutot), la « virilité ouvrière » (Thierry Pillon qui évoque à la fois la représentation de la virilité dans le milieu ouvrier même aussi celle qui est véhiculée par le mouvement ouvrier, syndicats et partis politiques compris) et les « virilités coloniales et post-coloniales » (Christelle Taraud).
Une assez large place est faite aux représentations de la virilité, grâce aux illustrations naturellement, mais aussi dans les textes. Les analyses de Johann Chapoutot sur les représentations de la « virilité fasciste » pourront ainsi nourrir assez largement l’enseignement de l’histoire de l’art. On peut en dire autant de la contribution de Pascal Ory sur la « Virilité illustrée » dans la littérature de jeunesse et en particulier la bande dessinée ou de celle d’Antoine de Baecque consacrée à « La virilité à l’écran. » Bruno Nassim Aboudrar, enfin, dans « Exhibitions : la virilité mise à nu », donne à voir comment fut représenté le nu masculin, et plus particulièrement le pénis, depuis la Renaissance, dans la peinture, la sculpture mais aussi la photographie.
Un fin ouverte
On aura compris qu’on a là un ouvrage riche dont il est difficile de rendre compte en quelques lignes, chaque contribution méritant une attention particulière. La multiplicité des auteurs et l’approche thématique du sujet donnent parfois le sentiment d’avoir en mains plus une encyclopédie ou un dictionnaire qu’un ouvrage d’histoire classique. Il reste à essayer de synthétiser les réponses à la question centrale : Crise de la virilité ou pas et dans quelle mesure ? En général, les différents auteurs, notamment ceux des chapitres sur les différents modèles de la virilité, mettent en évidence cette crise de la virilité et le recul de la domination masculine tout en montrant leurs limites. C’est le cas en particulier de Stéphane Audouin-Rouzeau : « Comme le soulignait avec justesse George L. Mosse, « les images viriles restent prégnantes dans notre culture », et « la question n’est pas de savoir si la virilité sera renversée, mais jusqu’où elle pliera » . Le diagnostic, pour désagréable qu’il soit peut-être, paraît plus exact encore dès lors que la question se trouve circonscrite à la virilité guerrière : car avec elle, c’est du cœur même du stéréotype viril qu’il s’agit. Or, on l’a vu, les brèches ouvertes par l’entrée d’un certain nombre de femmes dans la sphère du combat, à l’occasion des deux guerres mondiales et des expériences de guérilla du XXe siècle, ont été rapidement refermées une fois les conflits terminés. Quant à la récente remilitarisation des femmes au sein des armées régulières d’un grand nombre d’États, si importante soit-elle au plan symbolique, elle ne doit pas abuser. Car demeure fermé un verrou essentiel : celui de l’exercice de la violence, et donc de la mort reçue et infligée, celui de l’écoulement du sang. Ainsi, tout semble se passer comme si les sociétés occidentales avaient conservé l’essentiel du stéréotype militaro-viril. » (pages 222-223). Dans son chapitre intitulé « Mutations homosexuelles », Florence Tamagne relativise quant à elle le recul de l’homophobie ; or on sait que le regard porté sur l’homosexualité est révélateur de la représentation dominante de la virilité : « L’appropriation d’éléments associés à la culture gay par les masculinités hétérosexuelles ne signifie pas pour autant la remise en cause de la domination masculine ou la disparition de la violence homophobe. » (page 374). Jean-Jacques Courtine, enfin, dans un chapitre sur le body-building et le goût pour la musculation qui s’est emparé des mâles occidentaux, joliment intitulé « Balaise dans la civilisation : mythe viril et puissance musculaire », écrit, en anthropologue mais aussi en lecteur de Freud : « Au fondement même de la domination virile il pourrait donc bien n’y avoir rien de plus que la crainte ressentie de l’impuissance, qui oriente la psyché masculine vers une triple quête : celle de l’interminable recherche d’une toute-puissance supposée perdue ; celle de l’incarnation musculaire ou sexuelle, dans le corps-même, de celle-ci [d’où la musculation et le body-building] ; celle des avatars qui viendront, à défaut, en fournir les simulacres. » (page 474).
A partir de ces conclusions ambivalentes, L’histoire de la virilité étant dépourvue d’une conclusion générale, le lecteur peut supposer que la virilité a encore une longue histoire devant elle même si sa reconfiguration, en lien avec la remise en cause de la domination masculine, semble un acquis, du moins dans les pays occidentaux.