« De toutes les centrales de France, Fontevrault (sic) est la plus troublante », cette phrase de Jean Genêt, auteur de Notre-Dame des fleurs, évoque évidemment le passé carcéral de l’ensemble architectural. Aujourd’hui, le touriste ne peut être qu’impressionné par les monuments de l’abbaye et en premier lieu l’abbatiale, sans toutefois véritablement comprendre ce qu’était Fontevraud : un lieu d’enfermement sous la forme d’une clôture dans un premier temps et d’une prison dans un second. 

L’histoire de l’abbaye de Fontevraud. Notre-Dame-des-pleurs 1101-1793 (le sous-titre est ici un hommage de l’auteur à Jean Genet) publié aux éditions du CNRS en 2022, est un ouvrage imposant de 632 pages. Son auteur, Michel Melot, ancien conservateur de la Bibliothèque nationale, ancien directeur de la Bibliothèque publique d’information du Centre Georges Pompidou et historien de l’art, est un grand spécialiste de l’abbaye de Fontevraud. Fontevraud ayant été affectée à la détention de Napoléon Ier jusqu’en 1963, l’auteur fait partie des personnes qui ont pu visiter l’abbaye dès le début des années 1960 et ainsi découvrir des lieux seulement connus des gardiens et des prisonniers. Son intérêt grandissant pour ce lieu, il consacre sa thèse de l’École des chartes à l’abbaye de Fontevraud depuis la réforme de 1458 jusqu’au XXe siècle. D’une certaine manière, ce livre est en quelque sorte un retour aux sources, bien que son attachement pour ce lieu n’ait jamais décliné.

Structuré en une quarantaine de chapitres, l’ouvrage suit une organisation chronologique tout en abordant des thématiques différentes d’un chapitre à l’autre. Michel Melot, au fil des pages, raconte l’histoire de l’abbaye sur près de 800 ans. En effet, comme il l’explique en avertissement de son livre, le texte ne prend en compte que l’histoire de l’abbaye de Fontevraud elle-même, de 1101 à 1793, à l’exclusion de celles des prieurés qui y interviennent à l’occasion. L’ouvrage s’achève par conséquent avec l’expulsion des dernières religieuses en 1792 et le pillage de l’abbaye en 1793. Néanmoins, pour l’auteur, l’histoire ne s’arrête pas là, et devrait être prolongée par une histoire de la réémergence de communautés issues de Fontevraud (tout d’abord à Chemillé, Brioude et Boulaur jusqu’à aujourd’hui avec le monastère des Bénédictines de Martigné-Briand en Anjou) ; mais aussi par une histoire de la prison de Fontevraud de 1804 à 1863, de sa réhabilitation et de sa transformation en Centre culturel de l’Ouest depuis 1975.

Une abbaye dirigée par des femmes

Dès le début de l’ouvrage, Michel Melot rappelle que Fontevraud est ce que l’on peut appeler une abbaye double, qui accueillaient des hommes et des femmes dans un ensemble architectural complexe. Toutefois, la particularité de Fontevraud tient dans le fait que l’abbaye dans son ensemble (y compris les hommes) est placée sous l’autorité de l’abbesse. L’abbatiale, qui se trouve au centre d’un ensemble architectural, n’est qu’en partie accessible aux hommes. En effet, les hommes et les femmes de l’abbaye ne devaient en aucun cas se rencontrer ni même se voir. Ainsi, un peu à l’écart du reste de l’abbaye, le prieuré Saint-Jean de l’Habit constitue le monastère masculin de Fontevraud. Les prieurés de Saint-Lazar et de La Madeleine, réservées aux lépreuses et aux repenties, sont placés à proximité de l’abbatiale et parachève l’ensemble. Lorsque les hommes se rendaient à l’abbatiale, ils entraient par la partie nord du transept, alors que les femmes qui occupaient le reste de l’abbaye entraient par la partie sud du transept. Les femmes et les hommes ne se rencontraient donc pas puisque le chœur, uniquement accessible aux hommes (seuls habilités à faire la messe) était caché par un voile.

La domination des femmes sur les hommes au sein de l’abbaye est toutefois à replacer dans une histoire sociale. Si les abbesses de Fontevraud sont toutes issues de la noblesse, les hommes qui venaient servir à Fontevraud, particulièrement pour les offices et sacrements, ne l’étaient pas. Tout au mieux appartenaient-ils à une petite bourgeoisie. Ainsi, les fonteuvristes hommes qui étaient au service de l’abbesse étaient choisis par ses soins. Il arrivait même que l’abbesse choisisse ses anciens domestiques, continuant ainsi de la servir alors comme religieux de Fontevraud. Malgré tout, cette situation n’a pas été simple et les tensions entre les hommes et les femmes n’ont pas cessé durant la période monastique du lieu, les hommes réclamant le statut de chanoine qui leur conférerait alors plus de liberté.

Les origines de Fontevraud

Robert d’Arbrissel, fondateur de l’ordre de Fontevraud, a la singularité de ne pas appartenir à la noblesse contrairement aux autres fondateurs d’ordre (bénédictins, cisterciens, chartreux, prémontrés, etc.). Il est originaire d’une petite paroisse située dans le diocèse de Rennes en Bretagne. Ses parents tenaient alors la cure d’Arbrissel et son père Damalioch officiait comme prêtre au sein de l’église paroissiale : Robert est destiné à lui succéder. Bien qu’il soit né dans une famille pauvre, Robert bénéficie d’une instruction au latin et suit un enseignement à Angers et à Paris. C’est en revenant de ces voyages qu’il décide de prendre le désert. Il s’installe dans un premier temps dans la forêt de la Roë près d’Arbrissel, accompagné d’une petite troupe de fidèles. Assez rapidement et sous la pression de l’évêque d’Angers, le petit groupe prend la forme d’une communauté de chanoines. Robert n’étant cependant pas satisfait de cette situation, et après avoir refusé de prendre la direction de cette communauté, décide de quitter l’implantation de la Roë pour se consacrer à la prédication. Michel Melot explique que Robert d’Arbrissel était, selon les sources, un orateur exceptionnel qui réalisait des prédications enflammées, attirant d’importantes foules, ce qui n’a pas toujours été vu d’un très bon œil par les clergés locaux des différentes régions où il prêchait. Après plusieurs années de voyages, sous la pression de l’Église souhaitant davantage contrôler cet électron libre, Robert d’Arbrissel entouré de quelques dizaines d’hommes et quelques centaines de femmes à la dérive, abandonnées par des hommes, est sommé de se fixer pour fonder une communauté. Fontevraud devient alors le lieu de ce nouveau désert. Ce choix n’était pas dû au hasard, car même si le territoire de Fontevraud était rattaché au comté d’Anjou, il appartenait au diocèse de Poitiers, dont l’évêque Pierre II était le protecteur de Robert d’Arbrissel.

Les femmes au centre de la fondation

Assez rapidement, Robert d’Arbrissel, non sans quelques critiques, a souhaité le bien des femmes. En effet, il s’est vite rendu compte qu’un grand nombre d’entre elles étaient miséreuses, soit parce qu’elles étaient veuves ou avaient été répudiées, soit parce qu’elles étaient considérées comme des pécheresses à l’image des prostituées repenties. De nombreuses femmes et quelques hommes, sensibles aux prédications de Robert d’Arbrissel, ont donc afflué à Fontevraud. Ce déséquilibre entre les femmes et les hommes explique en partie le choix de confier la direction de cette communauté à une abbesse. Cependant, Robert d’Arbrissel va bien plus loin, car il souhaite non seulement que ce soit une femme qui dirige à la fois les femmes et les hommes de l’abbaye, mais il exige que l’abbesse ne soit pas vierge. Toutefois, ce choix a été plus ou moins bien respecté dans le temps.

Plusieurs femmes retiennent l’attention de Michel Melot, c’est particulièrement le cas de Pétronille de Chemillé, première abbesse de Fontevraud. L’auteur la présente comme une femme dotée d’un fort tempérament. En effet, peu de temps après son élection en 1115, elle est à l’initiative de la première réforme de la règle rédigée en 1106 par Robert d’Arbrissel et l’évêque de Poitiers Pierre II, renforçant ainsi le pouvoir de l’abbesse sur l’ensemble du monastère. Pétronille n’hésite pas à entrer en conflit avec l’évêque d’Angers pour défendre les intérêts de l’abbaye, dont les tensions perdurent pendant plus d’une trentaine d’années. La première abbesse de Fontevraud est également à l’origine de la confiscation du tombeau de Robert d’Arbrissel après avoir réussi à s’approprier le cercueil du fondateur. Selon l’auteur, la raison la plus plausible de cet acte était alors d’empêcher tout culte envers un personnage décrié par une partie de l’Église et des familles nobles. À la fin de l’abbatiat de Pétronille de Chemillé, les familles nobles ont pris le contrôle de Fontevraud, éloignant ainsi le vœu de Robert qui voulait venir en aide aux femmes les plus démunies.

Michel Melot montre parfaitement les rivalités existantes entre les grandes familles nobles pour le contrôle de l’abbaye. En effet, comme le précise l’auteur, les filles faisaient partie de la stratégie de conquête des grandes familles. Ainsi, au même titre que le mariage, placer une de ses filles à la tête d’une abbaye et de surcroît à la direction de Fontevraud permettait d’accroître la puissance de sa famille. Ainsi, au moment du démantèlement de l’empire Plantagenêt, plusieurs familles entrent en conflit, comme les Monfort, les Courtenay, ou encore les Harcourt et les Montmorency. Un épisode de la guerre de Cent Ans retient particulièrement l’attention de l’auteur, lorsqu’en 1373 l’abbaye est mise à feu et à sang et les membres de la communauté sont massacrés. Ces différents conflits laissent l’abbaye dans un état déplorable qui connaît néanmoins une renaissance suite à la réforme réalisée à la fin du XVe siècle et la reprise en main réalisée par la mainmise des Bourbons sur l’abbaye.

En conclusion, l’ouvrage de Michel Melot est extrêmement dense, d’une très grande richesse et il est difficile de rendre compte de tout ce que l’auteur nous transmet tellement les sujets abordés sont variés. Au fil des pages, nous découvrons une histoire passionnante et mouvementée d’un monde qui vit certes en vase clos, mais dont l’aura attire les convoitises des plus grandes familles du royaume de France. Les propos de l’auteur sont précis, détaillés et s’appuient sur des exemples nombreux et variés ainsi que sur les recherches archéologiques et historiques les plus récentes pour nous permettre de comprendre ce que pouvaient être des femmes et des hommes de Fontevraud.

 

Un dossier photographique sur l’abbaye de Fontevraud sur Clio-photo