Ilsen About Vincent Denis
Histoire de l’identification des personnes
La Découverte éditions Mai 2010
L’histoire de l’identification des personnes est un sujet plutôt mal connu et pourtant bien actuel. Le fichage des populations, les empreintes diverses utilisées, de la description des caractères physiques aux critères anthropomorphiques avec la photographie jusqu’à l’ADN, les sociétés humaines ont toujours souhaité, en même temps que se constituaient les Etats, identifier leurs populations, celles à problèmes, comme les autres.
Le plus ancien des régimes d’identification repose sur les critères visuels. La féodalité n’est rien d’autre qu’un système de reconnaissance physique, générant des droits et des devoirs et des obligations réciproques sanctionnées par un contact intime. La société à tous les niveaux est ainsi irriguée par cette notion de reconnaissance avant que la société du papier ne s’impose en même temps que les Etats modernes. L’enregistrement du nom devient la norme, la délivrance des papiers et des certificats la concrétisation d’un pouvoir. Les données corporelles deviennent un instrument de contrôle des catégories « dangereuses ». La science criminelle se développe d’ailleurs simultanément. Les évolutions récentes en matière d’identification sont basées sur l’informatisation des données, le croisement des fichiers en réseaux et les usages de la biométrie. Le problème aujourd’hui est de définir les individus pour ce qu’ils ne sont pas. Des individus à surveiller de façon spécifique. Pour contrôler ces derniers et les identifier, il faut pouvoir contrôler tout le monde… C’est bien le problème aujourd’hui qui est posé, avec les risques de détournement des usages et les menaces contre les libertés que cela peut impliquer.
Le premier chapitre « identifier à l’époque médiévale » est tout à fait intéressant, en rappelant les spécificités de la période. L’écriture est réservée aux clercs, et l’identification repose largement sur des critères visuels. Les descriptions physiques, les armoiries et les sceaux, les enseignes, (les insignes en fait) et les habits, sont des éléments forts d’identification. Les armoiries sont des signes collectifs et transmissibles d’identité, et ne sont pas réservés, aux nobles et aux chevaliers. La signature comme moyen d’identification mais aussi de validation d’un document se développe au XIV. Au XIIIe siècle le vêtement est aussi un moyen fort d’identification. L’habit fait vraiment le moine. Les insignes permettent selon les cas de définir un statut mais aussi de stigmatiser comme la rouelle des juifs ou les pièces métalliques des mendiants dans les villes allemandes.
Si l’enregistrement est une préoccupation des autorités civiles, et le cadastre fait son apparition sous une forme déjà sophistiquée, l’Eglise et la justice veulent plutôt dénombrer pour exclure et traquer. Les listes de proscrits font leur apparition ainsi que les registres identifiant les suspects d’hérésies. Les passeports et les sauf-conduits donnent à leurs porteurs des droits particuliers. L’écrit supplée ainsi la reconnaissance visuelle.
A partir du XVe siècle, les registres se développent simultanément pour les besoins des Etats et de l’Eglise. Les registres paroissiaux se développent et identifient les individus en mentionnant leur naissance et leur mort. Ces registres qui se développent après le Concile de Trente en 1563 sont tenus dans les pays protestants par les pasteurs. Mais les Etats veillent également sur leur tenue et peu à peu ils deviennent des sources de l’Etat civil. Les dénombrements fiscaux identifient des « feux » et pas des individus mais la préoccupation est la même. Les Etats ont bien intégré le fait qu’il n’est de richesse que d’hommes !
La police qui fait son apparition à l’époque moderne est évidemment tributaire de l’identification des groupes et des individus particuliers. Prostituées, mendiants, voyageurs de passage, revendeurs sont ainsi enregistrés dans des registres de police. Les descriptions s’appuient sur des critères physiques. La marque judiciaire apposée au fer rouge est également un moyen d’identification mais plus forcément de stigmatisation puisque pas forcément visible. La pratique des mutilations est peu à peu abandonnée.
Tandis que le signalement se développe, avec des descriptions de plus en plus précises, portant sur la taille, les vêtements, les intonations et autres, les nécessités changent. Les indigents, les inutiles sont astreints à un enregistrement qui s’appuie sur les signalements aux autorités. En France, les soldats à partir de 1716 doivent être identifiés, à la fois pour limiter les désertions, mais aussi pour attester de leur congé.
L’identification à l’âge de l’état nation.
Celle-ci se développe à partir de la Révolution française qui dépossède l’Eglise de ses registres paroissiaux. La laïcisation de l’Etat civil touche peu à peu l’Europe tandis que le système de dénombrement fiscal s’individualise. Les recensements généraux de population se développent également et permettent, même s’ils sont parfois mal acceptés, de connaître par exemple les soldats mobilisables lorsque se constituent les armées de masse.
L’état qui a déjà le monopole de la violence légitime s’arroge aussi celui de l’identification. L’identité devient nationale. Elle définit ainsi le national de l’étranger, lui aussi identifié en tant que tel. De plus cette identification donne des droits, notamment sociaux. L’accès à des prestations suppose une identification et dont un enregistrement préalable.
La carte électorale n’est pas obligatoire mais elle atteste d’une citoyenneté, tandis que le livret militaire renforce aussi l’identification des hommes, avec un état de leurs services. Les classes dangereuses sont également répertoriées, pour préserver l’ordre social.
Le temps de l’identification judiciaire scientifique est venu tout comme celui de l’identification de masse de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale. Tous les procédés d’identification sont alors centralisés et mis au service des Etats.
On citera en 1882 Bertillon, avec les différents fichiers anthropométriques et la constitution de fichiers de police de plus en plus complets. Les extraits de casiers judiciaires se développent également. Les empreintes digitales sont utilisées pour la première fois par l’administration coloniale britannique pour classer les indigènes mais, peu à peu, elles sont utilisées par tous les services de police du monde vers 1900.
Cette histoire de l’identification ne pouvait pas faire l’impasse sur le développement des fichiers de discrimination permettant de recenser les gens du voyage et les juifs. En Allemagne nationale socialiste, un fichage généralisé et systématique est organisé, tandis que la France de Vichy, avec la carte d’identité de Français instaure une identification négative basée sur l’exclusion.
Le dernier chapitre est consacré aux régimes de surveillance et aux technologies informatiques. Le fichage de masse s’est généralisé, avec des effets pervers en raison des difficultés de manipulation de stocks de documents trop importants. En 1968, la préfecture de police reconnaît posséder 400 fichiers et 130 millions d’enregistrements, ce qui les rend difficilement utilisables. La carte d’identité moderne, non obligatoire contrairement à celle mise en place par Vichy, est mise en place en 1955 et le système SAFARI permet le croisement de fichiers à partir d’un numéro unique à 13 chiffres.
La CNIL pour éviter les abus voit le jour en 1978, mais ses moyens sont bien limités face à la déferlante des nouveaux médias.
On aurait pu attendre de cet ouvrage bien utile que des choses soient dites sur les fichiers ADN et sur les identifications numériques. Toutefois, même avec ces limites ce travail est tout de même précieux. Il traduit bien cette création de l’Etat moderne soucieux de se construire sur le contrôle des populations et donc de les dénombrer et de les identifier. Cette tendance au renforcement des identifications, on pense aujourd’hui à la vidéo surveillance, n’est pas anodine. Peut-être que des identifications numériques seront amenées à se développer indépendamment des supports utilisés. Les adresses IP sont déjà des moyens assez efficaces pour tracer des internautes, et le vrai problème aujourd’hui, de ces supports multiples et qui sont déterritorialisés est bien celui de leur pérennité. Comment effacer ses traces sur des disques durs et des serveurs redondants. La question qui est posée n’est pas forcément très nouvelle. Elle est basée sur une vieille revendication, celle du droit à l’oubli.