D’après Rita Mae Brown, une écrivaine américaine, « Le langage est la feuille de route d’une culture. Il vous indique d’où vient et où va son peuple ». Cette citation illustre bien le travail de Jean Sellier historien et géographe dans sa grande et passionnante synthèse de plus de sept cent pages sur l’histoire des langues et des peuples qui les parlent. En effet, après avoir publié de nombreux atlas des peuples aux éditions la Découverte, Jean Sellier consacre de très belles pages denses et érudites à l’évolution des langues du monde entier. Dans son introduction, il explique qu’il n’est pour lui pas question d’étudier les structures internes des langues, ce qui serait l’œuvre de linguistes mais plutôt d’analyser les migrations, les contacts, l’évolution des langues et de leur rayonnement en fonction des diverses situations politiques, économiques, culturelles et religieuses des peuples qui les parlent. Par là-même, il montre que l’histoire des langues est le reflet d’une histoire complexe, celle des peuples qui les parlent et des dominations mutuelles. Même s’il ne s’intéresse pas précisément aux structures internes des langues, il en explique le fonctionnement (syllabiques, consonantiques, langues à tons), propose de nombreux tableaux montrant les différentes écritures et met en évidence le travail des linguistes, des archéologues, des historiens qui comparent les langues, qui déchiffrent les langues anciennes disparues ou inconnues. Il explique de manière très pédagogique les nombreux débats qui animent la communauté scientifique.

 

La démarche de cet ouvrage est chronologique. L’auteur consacre trois parties à son étude : « avant l’écriture »,  « les langues écrites avant l’imprimerie » et « les langues modernes ». Chaque partie est ensuite subdivisée en grande régions. Cette structure permet de mettre en évidence les caractéristiques communes à chaque période mais donne aussi l’opportunité de mener des parcours géographiques : sur un ensemble de langues (langues indiennes, langues africaines) ou sur des langues précises (anglais, chinois, persan parmi beaucoup d’autres).

 

La première partie est donc consacrée à la période « avant l’écriture ». Cette partie met en évidence la difficulté à connaître les langues parlées avant qu’elles ne soient transcrites et explique le travail de la linguistique comparée et de la linguistique par groupe. L’auteur montre que de nombreux débats agitent les chercheurs et qu’il est difficile d’affirmer des certitudes. Il présente les caractéristiques des familles indo-européennes et la diffusion de ces langues par les migrations. Il explique aussi les débats sur les langues ouraliennes et altaïques et y développe les débats sur l’origine et l’appartenance du coréen et du japonais. Il s’attache enfin à montrer la diversité des langues africaines : bantoues, nilo-sahariennes, khoïsan… Dans sa dernière partie sur le puzzle linguistique américain, il montre les liens avec les lanques altaïques mais il met également en évidence la très grande diversité des langues amérindiennes le long du Pacifique en Amérique du Nord et en Amazonie, le cloisonnement encourageant la diversité des langues et leur évolution différenciée.

 

La seconde partie évoque les langues écrites avant l’imprimerie. Cette partie est beaucoup plus dense car elle consacre deux cent pages aux débuts de l’écriture et aux diverses manières d’écrire (hiéroglyphes, pictogrammes, cunéiformes, alphabets, manières de représenter les voyelles dans les langues sémites, dans les langues indiennes, les écritures japonaises et vietnamiennes). Tout au long de cette partie, de nombreux tableaux comparatifs montrent le fonctionnement et l’évolution des écritures et le travail des archéologues et linguistes sur les documents écrits est bien mis en évidence. Dans cette partie, l’auteur montre que quelles que soient les régions du monde,  l’écriture est liée au pouvoir politique et religieux. Dans le cas du politique, la langue écrite sert à consigner  lois, impôts, administration, gestion des armées. Il peut ainsi mettre en évidence le rôle d’une langue dans un empire qui permet alors d’étendre voire d’imposer la pratique d’une langue dominante qui va ensuite se mixer, s’hybrider avec des langues locales. C’est très bien montré dans le cas des langues persanes ou de la situation linguistique de l’Empire romain qui favorise le bilinguisme. Il explique aussi que les langues sont aussi liées à la religion. Les textes religieux peuvent être vecteurs de culture, de rayonnement linguistique et influencer les autres cultures qui vont adopter des structures linguistiques, une écriture. Cet aspect est évoqué dans le cas de l’expansion de la langue arabe qui se mélangent aux langues locales et s’hybrident pour donner naissance à des dialectes. Jean Sellier l’évoque également dans sa partie sur « le rayonnement de l’Inde » et le rôle du sanskrit. Il montre cette influence dans le cas la diffusion de la culture, la langue et l’écriture chinoise sur ses voisins.

 

Enfin la dernière partie, la plus importante puisqu’elle est composée de plus de 400 pages, étudie l’évolution des langues modernes sur les différents continents. Ici, on peut voir plusieurs logiques apparaître sur les questions linguistiques : quels liens existent entre les Etats et les langues ? Comment l’affirmation des Etats modernes et l’imprimerie permettent-ils à certaines langues de s’affirmer face à d’autres qui sont plus mises de côté, méprisées voire oubliées ? Comment évoluent les langues sous l’effet de la colonisation et des migrations ? Ces problématiques sont posées dans un premier temps en Europe occidentale avec l’affirmation de langue nationale sur des dialectes pour marquer l’unité de l’Etat comme c’est le cas dans le processus d’unification italienne ou allemande. On y montre aussi l’affirmation de l’anglais sur l’écossais ou le gaëlique, du français sur les langues régionales, l’hégémonie du castillan malgré les résistances catalanes, basques et galiciennes. Cela met également en évidence l’extension des langues européennes en Amérique, en Afrique, en Asie. Dans le cas de l’Amérique, Jean Sellier évoque  la créolisation dans les Caraïbes et la difficulté des peuples amérindiens (amazoniens, Inuits…) à conserver leurs langues, à les parler et les faire vivre. L’auteur consacre une grande partie de son travail aux langues sous l’URSS qui consacre et impose le russe à une société multiculturelle. Il montre cet impact sur les langues slaves, l’ukrainien biélorusse, langues turques, les langues du Caucase. Il étudie la très grande diversité des langues asiatiques et là encore, l’auteur montre l’importance du métissage et de la cohabitation entre plusieurs langues officielles dont certaines héritées de la colonisation. Il analyse en particulier la situation du sous continent indien avec beaucoup d’intérêt et montre la coexistence de 20 langues officielles, l’importance de l’hindi et de l’urdu mais aussi les effets du « tsunami de l’anglais » comme il le qualifie lui-même.  L’analyse de la situation des Philippines est particulièrement intéressante car elle montre la persistance du tagalog face à l’anglais, l’espagnol et le chinois. Il montre aussi la diversité des langues chinoises et l’affirmation du mandarin sur les différents dialectes avec une analyse de l’évolution des langues comme le tibétain ou l’ouigour. De longues sous-parties enfin sont consacrées aux langues africaines et océaniennes. Là encore, on voit se dégager une situation de polylinguisme dans laquelle les langues sont d’une grande diversité, se mélangent mais où des langues régionales africaines s’affirment comme le swahili, le lingala et cohabitent avec les anciennes langues coloniales comme le français et l’anglais.

 

Il me semble que cet ouvrage très riche peut être acquis par les CDI et être utilisé comme un outil pour des recherches ponctuelles sur une région du monde. Il peut aussi permettre à de nombreux élèves de comprendre la complexité du monde, des relations des peuples entre eux.