Jean-Noël Luc, (dir.), Histoire des gendarmes, de la maréchaussée à nos jours, Paris, Nouveau monde Éditions, 2016, ISBN : 978-2-36942-237-2 (9,90 euros)
Cet ouvrage est une synthèse de l’histoire longtemps « méconnue des soldats de la loi » en format poche, réalisée par de jeunes chercheurs, formés au sein d’un chantier ouvert, en 2000, à la Sorbonne. Il offre un panorama des missions de la gendarmerie depuis l’Empire à nos jours : assurer la sécurité et le maintien de l’ordre sur le territoire, ainsi que l’exécution des lois, dans la métropole et les colonies. Un soin particulier est apporté aux annexes, qui proposent près de 300 repères chronologiques sur les orientations, les inflexions et les évolutions du corps, de 1330 à la lutte antiterroriste dans les années 2010, des tableaux sur les effectifs de ses différentes formations, enfin une bibliographie commentée de 140 ouvrages, surtout récents, sur son histoire. En prime, plusieurs organigrammes permettent d’embrasser d’un coup d’œil l’architecture et le fonctionnement de l’institution.
Le livre se compose de trois parties. La première présente les grandes étapes du destin de la maréchaussée et de la gendarmerie à travers les siècles. La seconde propose des tableaux diachroniques inédits sur les activités des gendarmes, du Moyen Âge à nos jours : missions militaires, maintien de l’ordre, police judiciaire, assistance aux populations. Dans la dernière partie sont étudiées les représentations des gendarmes au cœur de l’imaginaire national. Ce livre offre un nouvel observatoire sur l’histoire politique, sociale et culturelle de la France, du XIXe siècle à nos jours, ainsi qu’un éclairage original sur les opérations militaires, la colonisation et la décolonisation. Certains chapitres mettent également en avant le rôle contemporain de la gendarmerie dans le développement d’une coopération européenne et internationale de la sécurité : interventions et maintien de l’ordre au Kosovo, en 1999, sous mandat de l’ONU, en Afghanistan en 2001 ou au Tchad en 2008. D’autres chapitres ajoutent une touche d’exotisme en proposant une histoire comparée des expériences coloniales de la gendarmerie et de ses membres.
L’étude des relations entre les citoyens et l’autorité par le prisme de cette institution permet de prendre le pouls de la population française et rend compte de la construction « de l’État au ras du sol ». Les gendarmes participent, « comme acteurs et témoins, à l’affirmation de l’État, à la régulation de sa contestation, à la construction de la Nation, au fonctionnement de la société ». Ces grilles d’analyse permettent de (re)questionner le « rôle d’institution totale », étudiée par Erving Goffman, pour apprécier la capacité d’acculturation de ses personnels par la gendarmerie. De plus, en toile de fond de l’ouvrage, s’esquisse une analyse des formes du maintien d’ordre et de ses évolutions depuis la Révolution française. Au-delà de la notion, féconde, de Max Weber sur « le monopole de la violence légitime », on voit les gendarmes mettre en place, progressivement et non sans heurts, ni retours en arrière, une « riposte graduée » comme postulat d’un maintien de l’ordre maitrisé. L’ouvrage revient ainsi sur certains événements marquants, comme la manifestation du 6 février 1934. Se dessine ainsi les étapes d’une lente graduation du maintien de l’ordre, jusqu’à la gestion contemporaine des manifestations ou des émeutes urbaines (Charonne, le 17 octobre 1961, Mai 68 ou, plus récemment, les actions du 25 et 26 octobre 2014 contre le barrage de Sivens), ainsi que de sa médiatisation.
Après avoir observé les gendarmes dans leur travail et leur vie quotidienne, le lecteur découvre leurs représentations par la société, qui reflètent leur rejet ou leur acceptation. Les images multiples et évolutives de ces militaires particuliers, disséminés parmi la population, sont littéralement traquées dans les médias de chacune des époques étudiées, des spectacles de Guignol, des romans et des BD, aux films et aux séries télévisées. Elles témoignent de l’ancrage progressif et local du gendarme, qui reste pourtant l’instrument d’un pouvoir central souvent perçu comme lointain. Le cinéma perpétue ainsi les grilles de lecture héritées du XIXe siècle : un corps répressif, représentant de l’Etat, mais qui réussit également à cultiver une proximité avec les populations administrées. La série des Gendarmes de Saint-Tropez constitue l’un des tournants essentiels dans l’histoire des représentations cinématographiques des gendarmes : le générique du film, en noir et blanc puis en couleur, met en scène « un mixte de tradition et modernité » propre à la gendarmerie nationale, mais aussi à la société française des « Trente Glorieuses ».
Les éclairages spécifiques de l’ouvrage sur les missions et les représentations des gendarmes ne doivent pas faire oublier qu’il fournit également un vaste panorama diachronique sur leur destin depuis leurs origines médiévales. Pour l’époque contemporaine, la seconde moitié du XIXe siècle voit le début du passage d’une « identité prétorienne, héritée d’un imaginaire guerrier de l’Empire napoléonien, et d’une application tatillonne des lois à un modèle qui s’assouplit sur le terrain au contact des réalités du territoire et de la population ». Ce processus associe une volonté d’insertion locale chez les gendarmes et une articulation entre l’esprit de corps militaire, la mission policière et la culture, naissante, du service public. Cette triple identité professionnelle émerge vraiment à partir des années 1890, alors que le métier de gendarme commence à se banaliser en partie. La disparition, en 1904, du bicorne, que les membres des brigades eux-mêmes jugeaient ridicule, et son remplacement par un képi scelle ce « changement de silhouette et d’époque ».
La Grande guerre marque une césure dans l’histoire de la gendarmerie, une force réglementairement non combattante, mais qui développe considérablement ses missions militaires : prévôté, c’est-à-dire la police des autres troupes, surveillance de la zone des armées, contrôle des permissionnaires, arrestation des déserteurs. Cette expérience marque durablement les gendarmes et se prolonge durant l’entre-deux-guerres sous le signe d’une frustration liée à l’échec de l’obtention de la carte d’ancien combattant. Ces deux décennies s’inscrivent dans le contexte d’une « mue » de l’institution et de ses missions : spécialisation et professionnalisation de la police judicaire et du maintien de l’ordre, afin de répondre aux impératifs du temps, comme le contrôle des travailleurs étrangers et des réfugiés politiques, renforcement du contre-espionnage et surveillance des communistes, qui s’intensifie avec la montée des périls au cours des années trente.
Durant l’Occupation, les gendarmes sont soumis à des tensions « entre conscience professionnelle et devoir patriotique » : ils oscillent entre les pôles de la légalité ou de la légitimité du service policier. Les travaux réalisés témoignent d’une grande diversité de leurs comportements, entre acceptation, résistance(s), passive(s) ou active(s), et acte(s) gradués de collaboration(s). La concurrence exacerbée entre les acteurs français du maintien de l’ordre (gendarmerie, police, milices) eux-mêmes et avec l’occupant, conduit, par ailleurs, à une « radicalisation cumulative » des pratiques policières et fait le jeu des Allemands. Les « soldats de la loi, agents de l’Etat, miroirs et gardiens d’une société en transformation », sont au cœur des enjeux de la Deuxième Guerre mondiale : leurs attitudes, leurs témoignages et leurs actions offrent une lucarne inédite sur « les années noires ».
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la gendarmerie entame une lente (r)évolution de ses missions, de son architecture (création d’unités spécialisées, comme les pelotons de haute-montagne, en 1958, les pelotons d’autoroute, en 1966, les brigades de prévention de la délinquance juvénile, en 1997) et de son recrutement, par l’ouverture aux femmes des fonctions opérationnelles (5% du corps en 1986, 11% en 2005, 18% en 2016). En somme, elle participe, comme la société française, à un double processus de modernisation, y compris des mœurs, et de démocratisation, qui s’accélère après 1968. L’institution met parallèlement en scène de nouvelles figures positives, afin de répondre à une demande sociale et étatique de plus en plus diversifiée : le secouriste routier, le surveillant des plages, « l’enquêteur habile, mascotte habillée en gendarme », pour sensibiliser les jeunes aux dangers de la consommation des drogues. La croissance de la population française depuis 1950 et la périurbanisation galopante depuis les années 1970 introduisent de nouvelles problématiques et de nouveaux enjeux de sécurité publique, auxquels la gendarmerie doit s’adapter : désertion diurne des quartiers périurbains pour cause de migration pendulaire, diffusion et banalisation des drogues au sein de la société, anticipation et gestion des risques naturels, etc. Depuis la fin du XXe siècle, la gendarmerie est également confrontée à d’autres enjeux, induits par un retrait progressif de l’État de la préservation de l’ordre public, à l’exception de la lutte antiterroriste, et la concurrence d’autres acteurs, comme la police municipale et les sociétés privées de sécurité. À cette pression exogène, s’ajoute une tension endogène, provoquée par l’accumulation des missions, le sentiment, ancien, d’être considéré par les dirigeants comme « la bonne à tout faire » de la République et « la culture du chiffre », esquissée au milieu du XIXe siècle, mais renforcée sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Ces facteurs expliquent en partie la « grogne des gendarmes » à la fin du XXe siècle. Le grand public découvre alors avec stupéfaction les doléances des gendarmes, relayées par la presse corporative, les blogs et les interventions de leurs épouses. L’ampleur du malaise, et sa médiatisation inédite, conduisent, par étapes, à une amélioration des conditions de travail.
Enrichie par les résultats des recherches récentes, cette synthèse de l’histoire de la gendarmerie est un outil pratique pour appréhender les enjeux de la sécurité et du maintien de l’ordre dans la société française. Elle met en lumière les interactions de cette institution et des autres professionnels de l’ordre public, ainsi que les origines et la singularité de la dualité policière en France, au niveau de l’engagement de l’État (police nationale et gendarmerie). Elle offre une grille de lecture des défis contemporains auxquels est confrontée la plus ancienne force de l’ordre nationale : civilianisation et féminisation du recrutement, articulation entre spécialisation, notamment dans la lutte antiterrorisme, et polyvalence, défense d’une spécificité française face à des autorités européennes influencées par le modèle anglo-saxon d’une police à statut civil. L’ouvrage invite également à une réflexion générale sur la doctrine et les moyens du maintien de l’ordre, afin de parvenir « à une désescalade des tensions » entre manifestants et force publique grâce à une culture d’accompagnement des événements et au développement d’une communication concertée, en amont et en aval des rassemblements, citoyens, sportifs ou culturels.