Le titre de « Juste parmi les nations » récompense, après collection de témoignages de Juifs, toute personne non juive qui, au péril de sa vie et sans contrepartie, à sauvé au moins un Juif au cours des années 1940. Il s’agit de la plus haute distinction civile décernée par l’État d’Israël, depuis 1963. Une médaille est remise à cette personne, ou à son ayant droit lorsqu’il s’agit d’une récompense posthume ; elle porte cette phrase du Talmud : « Quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier. » Naguère, le récipiendaire ou son ayant droit était invité à planter un arbre à son nom dans l’Allée des Justes au mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem ; mais la saturation de cette forêt ne permet plus d’accomplir ce geste. Les noms sont désormais gravés sur le mur des Justes à Jérusalem, et, pour les Français, sur le mur qui a été inauguré en 2006 au Mémorial de la Shoah, à Paris.

Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse Le Mirail, Patrick Cabanel, qui travaille depuis des années sur ce sujet, et en particulier sur le sauvetage dans les Cévennes, se propose de faire la première histoire globale des Justes en France (et non pas « de France », car quelques étrangers ont agi en France). Ses sources sont fragiles : dossiers des 3500 Justes français, enquêtes orales, quelques archives des militants du sauvetage clandestin (« l’imprudence des acteurs fait le bonheur de l’historien »).

L’ouvrage est impressionnant. C’est une étude scientifique exigeante qui traduit l’immense culture de l’auteur sur le sujet (plus d’un millier de notes appuient, précisent et complètent les démonstrations). Mais c’est aussi un texte très vivant, bien écrit, qui présente des dizaines d’études de cas, qu’il s’agisse de femmes, d’hommes ou d’organisations (un millier d’entrées dans l’index des personnes et seulement un peu moins dans celui des lieux). On ressent très profondément à la lecture de l’ouvrage l’imprégnation de l’auteur par son sujet, ainsi que sa compréhension intime du contexte social, politique, culturel et religieux de la France des années 1940.


La France compte actuellement près de 3500 Justes, soit 14 % du total mondial des Justes. Des milliers de Justes potentiels ne seront jamais reconnus, d’une part parce que les témoins vont bientôt définitivement s’éteindre, d’autre part parce que beaucoup de ces actes de sauvetage sont restés anonymes. Ce terme, encore très largement ignoré il y a une trentaine d’années éveille aujourd’hui beaucoup d’écho, à la suite de la médiatisation du phénomène par des livres, des films, des lieux et des cérémonies.Histoire de la mémoire des Justes

Deux chronologies se construisent au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’une française, l’autre israélienne, qui se superposent à la fin du siècle.

Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale des témoignages, essentiellement ceux de protestants sauveteurs et de Juifs sauvés sont rendus publics en France ; la République elle-même commence très tôt à rendre hommage aux sauveteurs dont la spécificité de l’action est nettement mise en évidence. Dans la communauté juive de Palestine, dès 1942, un projet de mémorial des martyrs, appelé Yad Vashem (« Un monument et un nom ») prévoit de conserver la mémoire des « Justes parmi les nations ». La loi est votée en 1953. L’expression hébraïque traduite par « Juste parmi les nations », désigne, dans la tradition rabbinique, les non Juifs craignant Dieu puis, à l’époque médiévale et moderne, ceux d’entre eux qui gardaient une attitude correcte à l’égard de Juifs unanimement détestés et persécutés à travers l’Europe. C’est le procès Eichmann, en 1961, qui lance véritablement la réalisation du projet et l’Allée des Justes est inaugurée le 1er mai 1962. Une « ommission pour la désignation des Justes parmi les nations » est mise en place. Elles reçoit les pièces nécessaires, qui ne peuvent être réunies que par les Juifs sauvés, les étudie, et est seule apte à décerner le titre.

À partir des années 1980, alors que la mémoire de la Shoah se substitue à celle de la Résistance, la mémoire des Justes s’impose en France et les médailles se multiplient. Un événement à joué un rôle décisif dans cette évolution : la remise d’une médaille collective des Justes, en 1988, à la population de l’ensemble du plateau du Chambon-sur-Lignon, qui devient véritablement « une icône du sauvetage collectif, de réputation mondiale, spécialement en Israël et aux États-Unis ». Le second tournant est largement lié aux présidences de Jacques Chirac qui s’ouvrent sur la Shoah (le 16 juillet 1995, le nouveau président de la République assume pour la première fois la responsabilité de la France dans la Shoah) et se ferme sur la reconnaissance des Justes. Le 8 juillet 2004, Jacques Chirac se déplace en compagnie de Simone Veil, présidente de la fondation de la mémoire de la Shoah, au Chambon-sur-Lignon, où il prononce un discours depuis l’école publique, choisie de préférence au temple protestant, pourtant lieu de mémoire majeur de cette histoire. Ce déplacement s’explique par la récente montée d’agressions racistes et antisémites en France, « mais des raisons plus profondes ont probablement joué à destination de l’opinion publique française (il s’agissait de « rectifier » la tonalité culpabilisatrice, ou du moins reçue pour telle, du discours de juillet 1995) ». Dans son discours, il célèbre les anonymes et souligne la diversité des conditions et des convictions des sauveteurs. Les Justes deviennent pratiquement « la » France, une fois mise de côté la minorité antisémite, vichyssoise et collaborationniste. En 2006, il inaugure le mur des Justes, comprenant la liste complète de leurs noms, sur la façade latérale du Mémorial de la Shoah. En 2007, ultime honneur, les Justes entrent au Panthéon, collectivement, « anonymement en quelque sorte, puisqu’ils sont la France autant que l’était le soldat inconnu (…) L’installation artistique Agnès Varda confirme cette approche : elle mêle des photos de Justes et de Français anonymes photographiés dans les rues, pour figurer les Justes inconnus ; c’est bien le peuple français qui entre au Panthéon en ce mois de janvier 2007. »

Une population : les Justes français

Qui sont-ils ? Qui sont-elles ? D’où viennent-ils ? Quelles sont leurs valeurs ? En quoi croyaient-ils ? Aucune véritable démarche historique globale n’a jamais été entreprise. Les études et les ouvrages qui leur ont été consacrés sont des collections de biographies qui dressent des portraits de héros et s’efforcent d’expliquer leurs motivations ou de décrire les situations dans lesquelles ils se sont trouvés, privilégiant le discours de type éthique. Patrick Cabanel affirme qu’il est possible « de proposer une troisième voie, attentive au lieu, au milieu, aux cultures, aux réseaux éventuels, et d’ébaucher une sociologie et une géographie des Justes », loin de toute hagiographie. L’auteur affirme d’emblée, et répète à de nombreuses reprises au cours de l’ouvrage, que les 3500 Justes ne résument pas à eux seuls le sauvetage des Juifs pendant la guerre. « Ils sont une porte d’entrée pour découvrir des constellations au sein desquels ils ont le plus souvent oeuvré. »

Le premier contingent de Justes et issus du monde agricole, 28 % de l’ensemble des professions connues, ce qui reste nettement inférieur à la part des paysans dans la population globale. Le monde du commerce, de l’artisanat et de l’hôtellerie, employées, serveuses, vendeuses, représente le second contingent par l’importance numérique (18 %). L’ensemble des fonctionnaires et assimilés, dont les enseignants, les postiers, les membres des forces de l’ordre, les secrétaires de mairie regroupent 16 % de l’ensemble. Les enseignants sont relativement nombreux, les hauts fonctionnaires et magistrats sont rarissimes ainsi que les hommes politiques actifs. L’ensemble des membres du clergé catholique et protestant s’élève à plus de 9 %, sur représentation exceptionnelle. Les professions de santé, médecins, infirmières, sages-femmes, directeurs d’hôpitaux, de sanatoriums, de préventoriums, pharmaciens, dentistes, étudiants en médecine représentent 4,5 %. On relève également un groupe important de fondateurs et directeurs de pensionnats scolaires, de maisons d’enfants, de colonie de vacances. Les concierges, nourrices, nurses, employées de maison, repasseuses, couturières… sont plus nombreuses que l’ensemble des ouvriers, employés d’usine et cheminots.

« On voit la place importante qu’occupe une série de métiers, par ailleurs profondément différents (de l’hôtelier à la religieuse…) mais tous, en quelque sorte, « dédiés » à ce qui relève des services et des soins à la personne, comme nous dirions aujourd’hui (…) Les membres de ces métiers se trouvent plus que d’autres en situation de se voir confrontés à des demandes provenant des Juifs, que ces derniers soient des patrons, des patients, des parents d’élèves, des demandeurs sociaux, etc. Lorsqu’il s’agit de directeurs d’établissement « accueillant du public » hôpitaux, sanatoriums, maternités, lycées, internats, couvents, pensions de famille, hôtels, etc., ils ont la possibilité de multiplier les hébergements clandestins ». La sous représentation du monde ouvrier peut s’expliquer par le fait qu’il est surtout urbain, et que les persécutés cherchent des zones refuges plutôt dans le monde rural. Mais il faut aussi penser à une critique des sources : pour témoigner devant Yad Vashem, il faut connaître le nom de son sauveteur : or le cheminot qui accepte de transporter clandestinement un Juif de lui faire passer la ligne de démarcation, par exemple, ne décline pas son identité.

Le pourcentage de membres du clergé catholique et protestant parmi les Justes est considérable, eu égard à l’étroitesse de la population ecclésiastique. La proportion des protestants français, presque exclusivement calvinistes, est la plus grande : 11 % des Justes pour 1,5 % de la population française.

Géographiquement, près de 60 % des Justes viennent de la zone non occupée qui ne regroupe que 33 % de la population. Plusieurs facteurs expliquent cette prédominance : ampleur des mouvements de la population juive vers le sud puis le sud-est du pays, de 1939 à 1943, présence de nombreux camps d’internement, présence de frontières avec la Suisse et l’Espagne, dont la neutralité promettait aux fugitifs un refuge, présence de zones rurales à fort protestantisme, présence des seuls évêques qui aient publiquement dénoncé la persécution et encouragé le sauvetage.

La carte des densités relatives de Justes met en valeur trois ensembles géographiques. Le premier ensemble, en partant de l’est, comprend le monde alpin au sens large jusqu’à la vallée du Rhône et Lyon : il s’explique par la présence de la frontière suisse et l’existence jusqu’en septembre 1943 de la zone d’occupation italienne. Le deuxième ensemble, sur le flanc sud oriental du Massif central, réunit la Haute-Loire et la Lozère, mais plus essentiellement le plateau du Chambon et les cantons cévenols du sud de la Lozère. Le troisième ensemble constitue une longue dorsale nord-sud d’une dizaine de départements situés sur le flanc ouest du Massif central, du Loir-et-Cher jusqu’au Tarn.

Cherchant à établir une chronologie de l’entrée en sauvetage, l’auteur distingue « trois temps inégale durée et intensité : la débâcle et l’exode de juin 1940 et leurs suites ; l’épanouissement du système concentrationnaire vichyssois ; enfin, les grandes rafles de l’été 1942 ». Il a donc choisi de consacrer un chapitre au temps de la défaite et des camps d’internement (juin 1940-août 1942), puis un autre, de l’été 1942 à l’été 1944, avec une approche plus thématique, ordonnée autour de figures collectives : description de réalités géographiques (un terroir, village…) ou institutionnelles (un réseau, une filière, un diocèse). Un dernier chapitre est consacré au sauvetage des enfants.

Dans la défaite et les camps d’internement de Vichy : les premiers Justes (1940-1942)

Les premiers Justes (premiers à avoir accompli des gestes qui devaient leur valoir ce titre) relèvent de deux types : quelques diplomates d’une part, un groupe plus important et plus diversifié de militants de la Cimade ou de l’Amitié chrétienne d’autre part, officiellement présents dans les camps de la zone non occupée et actifs, y compris pour faire sortir légalement un certain nombre d’internés, jusqu’aux rafles d’août 1942. C’est le temps de la « légalité militante », avant celle de la clandestinité et de « l’élargissement considérable du cercle potentiel des Justes ».

Deux diplomates étrangers en poste en France ont agi pour sauver des vies, en délivrant des visas, n’hésitant pas à agir contre leur gouvernement et au détriment de leur carrière : l’ambassadeur du Brésil en France de 1922 à 1943, Luiz Martins de Souza Dantas et Aristide de Souza Mendes, consul général du Portugal à Bordeaux depuis 1938. L’auteur présente aussi l’action de Josef Fisera qui avec quelques amis fonde une maison d’accueil pour enfants et adolescents, au-dessus de Vence qui permettra de protéger les enfants juifs.

Varian Fry est un intellectuel de gauche américain, envoyé en France par l’Emergency Rescue Committee, avec pour mission de venir en aide à des intellectuels ou artistes européens antinazis réfugiés en France. Il crée, à Marseille, le Centre américain de secours, loue une vaste villa où le rejoignent des intellectuels de gauche et d’extrême gauche (dont André Breton et Victor Serge), avec pour objectif de sélectionner les candidats à l’exil aux États-Unis et de les aider à composer un dossier de demande de visa. Il est finalement expulsé par Vichy après avoir réussi à faire partir plusieurs artistes et intellectuels : André Breton, Max Ernst, Marcel Duchamp, Hannah Arendt, Marc Chagall, Claude Lévi-Strauss etc. il fut « le grand passeur vers le monde libre du génie européen, principalement (pas exclusivement) juif. »

Des volontaires, français et étrangers, sont entrés dans les camps d’internement de Vichy pour apporter des secours matériels, alimentaires, médicaux, vestimentaires, culturels, spirituels, aux internés, et mettre en place les moyens d’évasion d’un certain nombre d’entre eux, en passant par des structures d’accueil agréées par le gouvernement. Cette activité, légale, reconnue par le régime de Vichy, a duré jusqu’aux déportations d’août 1942. Plusieurs organisations et leurs actions sont ainsi présentées : la Cimade, les Quackers, l’Amitié chrétienne, le comité de Nîmes. Les chrétiens jouent un rôle essentiel dans les trois premières. Trois raisons principales expliquent cette importance : le secteur caritatif et humanitaire est alors essentiellement du domaine des Eglises ; elles sont légitimées par leur adhésion initiale à la personne du maréchal Pétain ; elles reçoivent des financements qui ont pour origine les États-Unis, la Suisse et Rome.

La Cimade a été créée pour venir en aide aux protestants alsaciens évacués de la zone frontalière en 1939 et installés dans le Massif central. De jeunes femmes, membres des mouvements de jeunesse protestants, sillonnent le Limousin, repèrent les familles de coreligionnaires, et leur prêtent assistance : l’association prend pour nom « Comité Inter Mouvements auprès des Evacués » (le Cimade, à l’origine et non la Cimade). En juin 1940, Madeleine Barot, archiviste bibliothécaire de l’Ecole française de Rome, est nommée secrétaire générale de la Cimade. C’est elle qui envisage une action dans les camps d’internement, car elle a été avertie de la situation terrible des internés du camp de Gurs, où sont arrivés en octobre 1940 des milliers de Juifs en provenance du pays de Bade et du Palatinat. La Cimade est autorisée à pénétrer dans le camp où une baraque est mise à sa disposition ; elle y installe une cuisine, une grande salle commune, une bibliothèque et une salle où sont donnés des conférences et des concerts. Très vite, la Cimade n’est plus seule à oeuvrer à Gurs et dans les autres camps : les Quackers, le Secours suisse, le Service social d’aide aux émigrants, des organisations juives y entrent aussi. À partir de 1941 toutes ces organisations cherchent à faire sortir légalement des camps un certain nombre d’internés en les logeant dans des centres d’accueil (des châteaux ou des hôtels loués) à la population réduite, et à faire accepter l’opération par les autorités de Vichy. Toutes les activités et les responsables de ces diverses organisations sont présentés d’une manière extrêmement précise et vivante.

Dans les premiers jours d’août 1942, les premières rafles de la zone non occupée s’abattent sur les Juifs. « C’est le tournant : la fin d’une époque, celle d’une activité légale, à visage découvert, très « institutionnelle », très localisée au sens le plus physique, baraques dans les camps, maisons ou homes d’accueil dans les départements ruraux, foyers urbains. C’est le début d’une nouvelle époque, que vont caractériser la dissémination, la clandestinité, l’illégalité, destinées à rendre « invisibles » Juifs et gestes de secours. »

Rompre le silence : paroles de Justes (août-septembre 1942)

Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, ne fut pas véritablement le premier à parler (Les Cahiers du Témoignage chrétien le faisaient depuis novembre 1941, les protestants depuis plus longtemps) mais « la parole d’un archevêque, « à lire sans commentaire », au même moment dans chaque église d’un vaste diocèse, à un autre écho une revue distribuée sous le manteau ou les serments que quelques pasteurs destinent à un maigre troupeau à l’échelle française ». Sa Lettre sur la personne humaine a été élue après avoir été distribuée dans une majorité des paroisses du diocèse ; la presse étrangère s’en est emparée, son impact fut considérable. En quelques semaines, cinq évêques de la zone non occupée ont parlé pour dénoncer la persécution des Juifs : Saliège à Toulouse, Théas à Montauban, Moussaron à Albi, Delay à Marseille, Gerlier à Lyon. Même si elles sont affaiblies, à nos yeux, par l’affirmation de leur loyalisme à l’égard gouvernement du maréchal Pétain, ces lettres disent la douleur de leurs auteurs devant ce qui a été imposé aux Juifs et rappelle les droits sacrés de la famille et ceux de la personne humaine. Chez les protestants, la lettre du pasteur Boegner « résonne dans toutes les chairs de l’église réformée et se conclut par un appel à peine voilé à aider les juifs ».

Terres, cités, frontières de refuge

« À l’historien revient la tâche d’élucider les facteurs multiples qui ont conduit certains territoires à offrir des formes collectives d’aide et de refuge. Une typologie simple, mais nécessaire, conduit à distinguer entre des territoires « volontaires » et d’autres qui, « par fonction », en quelque sorte, ont suscité un bourgeonnement d’aides – et de Justes – autour de deux figures du destin des Juifs à l’époque, l’assignation à résidence, le passage des frontières

Le Chambon-sur-Lignon et les communes voisines forment une enclave protestante « au coeur du puissant univers catholique de la Haute-Loire. » On trouve là 9 000 protestants (sur un total de 24 000 habitants), répartis sur 500 km². Ils ont contribué à sauver 3 500 juifs et 79 médailles de Justes ont été distribuées dans cette enclave d’altitude. Ce phénomène tient à une conjonction de facteurs. À 1000 m d’altitude, le plateau compte quelques gros bourgs mais surtout un semi ininterrompu de hameaux et de domaines isolés, reliés par un dense lacis de chemins ruraux ; la ville est devenue une station climatique de villégiature et d’accueil des enfants pour qu’ils bénéficient de l’air pur : « lorsque l’heure est venue d’héberger des enfants juifs, les équipements immobilier, pédagogique, social, culturel, étaient en place depuis deux générations au moins.» Enfin, le Chambon et une terre protestante : « le protestantisme est nourri, pour ne pas dire saturé, de la Bible, toute la Bible : l’Ancien Testament aussi bien que le Nouveau (…) Israël retentit dans chaque temple, chaque dimanche ». Les Juifs sont les hommes de l’Ancien Testament dans la familiarité duquel vivent les protestants, et davantage encore les membres des petites Eglises issues du Réveil : baptistes, adventistes, darbystes, salutistes, quackers, qui tous s’investissent dans le sauvetage des Juifs. Il faut aussi prendre en considération le fait que les protestants ont été persécutés et qu’ils ont conscience qu’il peut être juste de désobéir à un État injuste et antichrétien.

Dieulefit, petite ville de la Drôme provençale, fut elle aussi un haut lieu du refuge. L’école de Beauvallon fut le centre de la résistance à la persécution. L’école primaire mixte de Dieulefit, fondée en 1929 par Marguerite Soubeyran et Catherie Krafft, accueille des enfants de trois à quinze ans ; l’éducation est fondée sur l’autogestion scolaire et une grande liberté Marguerite Soubeyran est issue d’une vieille famille protestante de Dieulefit et a effectué ses études à Genève ; Catherine Krafft est genevoise, fille de pasteur. Elles ont toutes deux suivi les cours de l’Institut des sciences de l’éducation Jean-Jacques Rousseau à Genève. Pendant la guerre, l’école est un refuge : elle double sa capacité d’accueil en hébergent des enfants pourchassés. Marguerite Soubeyran organise en 1941 une officine de faux papiers. Elle contacte Jeanne Barnier, secrétaire générale de la mairie de Dieulefit, âgée de 21 ans et issue d’une famille protestante, qui accepte de fabriquer de faux cachets et de fausses cartes de rationnement et d’identité. Le maire nommé par Vichy ferme les yeux et le premier adjoint, lui aussi protestant, lui fournit son aide. L’école secondaire de La Roseraie fondée par Pol Arcens est l’illustration de la résistance catholique à la persécution. D’abord tenté par la Révolution nationale, Pol Arcens prend vite conscience de l’antisémitisme virulent du régime et accueille dès novembre 1940 des Juifs révoqués de l’enseignement.

Le territoire cévenol dans son ensemble est une terre de refuge qui se caractérise par la grande dissémination des Juifs cachés : « Il y a eu partout des Juifs cachés dans les Cévennes, des petites villes de piémont aux hameaux perdus ». Le phénomène s’explique par de bonnes conditions d’accueil (nombreuses fermes et hameaux, bon réseau secondaire de voies ferrées et de lignes de cars) et une très forte implantation protestante avec une « mémoire huguenote intacte ».

L’auteur présente également ce qu’il qualifie de « poches » de refuge dont il propose une typologie : de véritables « villages sauveurs » tels Le Malzieu-Ville au coeur de la Lozère catholique, Le Prélenfrey-du-Gua, près de Grenoble ou encore Braux, dans les Alpes-de-Haute-Provence ; des institutions scolaires en charge d’enfants telle la maison des Eclaireurs israélites de France, à Moissac, dans le Tarn-et-Garonne ; des filières amenant les enfants depuis Paris jusqu’à un bourg ou une zone rurale où ils sont disséminés.

Les bourgs dans lesquels les Juifs avaient été assignés à résidence et qui ont été visés par les rafles d’août 1942 sont également devenus, par l’engagement d’une partie de la population dans le sauvetage, des zones de refuge : Montréjeau dans la Haute-Garonne, Aulus-les-Bains, Lacaune, dans le Tarn. Il faut y ajouter la zone italienne d’occupation qui a fonctionné comme un refuge de premier ordre pour des Juifs affluant depuis l’ancienne zone non occupée : l’armée italienne ne livre pas les Juifs aux Allemands et ne collabore pas avec l’administration française. Quand les Allemands envahirent cette zone en septembre 1943, beaucoup de Juifs furent dispersés dans les villages et hameaux de montagne.

Quant aux frontières, elles représentent ce que l’auteur appelle des « situations » de sauvetage. De nombreux Juifs ont cherché à passer la frontière suisse en particulier, et beaucoup d’habitants dont les domiciles ou les établissements touchaient à la frontière ont été « approchés, sollicités, voire suppliés ou soudoyés. » Certains d’entre eux sont devenus des sauveteurs et des filières de passage se sont constituées, Annecy jouant un rôle central. Au nom de la Cimade, le pasteur Boegner est intervenu auprès des autorités suisses et a obtenu que ces dernières ne refoulent plus les personnes dont les noms lui auront été donnés ; des listes sont constituées par la Cimade et secrètement acheminée à Genève.

Les Justes des enfants : filières, couvents, écoles

Si 75 % des Juifs de France ont survécu, en ce qui concerne les enfants la proportion s’élève à 86 %. Divers facteurs permettent d’expliquer cette situation. Dans un premier temps, la livraison des enfants (en dessous de 16 ans) n’a pas été exigée par les Allemands. D’autre part, « les Juifs s’étaient dotés, parfois depuis de longues années, d’organismes spécialisés dans l’accueil et la formation des enfants, dans une optique de sauvegarde du judaïsme ou d’édification d’un foyer juif en Palestine : ainsi l’OSE, l’Oeuvre de secours aux enfants, bien antérieure aux années 1940 en dépit de ce que son nom peut évoquer, mais qui a évidemment réorienté son action pour répondre à l’urgence du sauvetage, d’abord légal, puis clandestin. » Il faut aussi prendre en considération le fait que « du côté des non juifs, il est plus difficile de ne pas se laisser émouvoir par le chagrin, la peur, la confiance d’un enfant, figure absolue de l’innocence et de la fragilité. »

Le sauvetage des enfants juifs parisiens ou de quelques grandes villes s’appuie tout d’abord sur la tradition de placement des enfants de l’Assistance publique dans les départements ruraux afin qu’ils y bénéficient de l’air pur et d’une alimentation saine. Des milliers de familles françaises étaient spécialisées dans l’accueil rémunéré des enfants et les populations s’étaient accoutumées à voir séjourner ce qu’on appelait toujours « les petits parisiens ». Ces familles étaient rémunérées et elles le resteront dans le cadre du sauvetage, la modestie de leur condition sociale rendant la plupart du temps cette rémunération nécessaire. Situation qui appelle cette réflexion de l’auteur : « L’histoire des Justes n’est pas celle de héros purs de toute contingence, surgie comme par enchantement dans un monde où le mal absolu trouverait en face de lui le bien absolu. »

La grande rafle de juillet 1942 entraîne l’arrivée d’enfants, orphelins de fait, dans les foyers dirigés par l’UGIF, où ils ne sont pas en sécurité. L’OSE prend la décision de les cacher dans une vaste couronne de départements ruraux pas trop éloignés de Paris. Trois types de réseaux entrent en action. Les uns sont juifs (OSE) ; les autres sont mixtes avec des dirigeants et militants juifs et non juifs (Entraide temporaire) ; d’autres sont catholiques (Notre-Dame de Sion) ou protestants (La Clairière où la Maison Verte).

Les personnages pivots sont les convoyeuses. Leur mission consiste à prendre en charge les enfants sur le quai de la gare, après que d’autres les ont acheminés à travers Paris depuis leur famille ou les foyers de l’UGIF. A l’arrivée du train dans l’un des départements ruraux de l’ouest ou du sud de la capitale, la convoyeuse confie les enfants aux familles contactées et qui ont donné leur accord, paye les pensions, visite les enfants déjà placés afin de s’assurer que leur santé et leur moral sont bons et qu’ils sont bien traités, mais aussi explore la proche région à la recherche de familles volontaires pour héberger d’autres enfants juifs. Elle rentre le jour même ou le lendemain à Paris. Plusieurs d’entre elles (elles sont inégalement connues) ont ainsi placé, avec une « audace tranquille » plusieurs centaines d’enfants. Les familles d’accueil sont payées, soit directement par les convoyeuses, soit par mandat postal. L’argent provient presque exclusivement de L’American Jewish Joint Distribution Committee, qui finance légalement, puis clandestinement, « par des procédés dignes d’un roman d’espionnage », les organismes juifs de secours en France.

À Toulouse et Montauban, à Albi, à Nice, à Clermont-Ferrand et à Lyon, les lettres des évêques ont eu une importance essentielle. Les prélats ont fait ouvrir les portes des couvents pour accueillir les Juifs. Mgr Rémond à Nice et Mgr Saliège à Toulouse sont devenus les pièces centrales de réseaux de sauvetage d’enfants. Ils sont cachés dans des couvents, dans des maisons d’accueil, ou chez des particuliers. La congrégation de Notre-Dame de Sion a assuré le plus important sauvetage collectif dans le monde catholique français.

La République des Justes : instituteurs et institutrices

L’auteur constate que « la France des écoles laïques a été la grande oubliée du travail de mémoire et d’hommage mené autour des Justes ».

« Le cas de figure classique est celui de l’instituteur ou institutrice, maître à bord de son école rurale, qui accueille un enfant juif dans sa classe, sous un faux nom, ne le déclare pas à l’administration, prend soin de lui et le protège ou le cache le jour d’une perquisition. Beaucoup sont secrétaires de mairie et peuvent directement fournir de faux papiers. Beaucoup, occupent des « postes doubles », avec leur épouse et collègue, ce qui renforce leur capacité d’accueil dans l’appartement de fonction au-dessus des classes ».

Les directeurs, directrices et professeurs des écoles primaires supérieures (EPS) ont pu jouer un rôle plus important encore dans la mesure où leurs établissements disposaient d’internats qui ont fait d’eux de possibles maisons d’accueil. Dans le Limousin, décatholicisé, laïc, de gauche, les écoles primaires et les EPS ont été à l’avant-garde de l’accueil des enfants juifs.

Ainsi s’écrit l’histoire des Justes en France.

« Et si l’on met bout à bout ces cantons de Sarthe (et d’Eure-et-Loir, du Loir-et-Cher, de la Nièvre, etc.) et ceux des Cévennes ou de la Haute-Loire huguenotes, ces bourgs aveyronnais aux couvents chargés de Juifs, ces fermes de la plaine de Moissac dans lesquelles s’est en partie vidée la maison des Eclaireurs israélites, ce Limousin des Ecoles primaires supérieures, on comprend que toute cette diversité de paysages, de cultures, de confessions, chère à nos anciens manuels scolaires, apporte une réponse globale à l’énigme du destin des Juifs dans la France des années 1940 : où étaient-ils ? comment ont-ils échappé au pire ? La réponse se trouve à l’échelle de presque tout le territoire, toutes zones confondues, dans la profondeur d’un peuple de simples gens qui prêtaient encore attention aux prêtres, aux religieuses de l’école de filles, aux instituteurs secrétaires de mairie, aux maires, aux châtelains et, plus généralement, à ces voisins dont l’opinion compte, parce qu’ils ont des terres ou une réputation, ou qu’on leur reconnaît, librement, une forme de suzeraineté intellectuelle ou morale. »

© Joël Drogland