L’histoire ouvrière n’est pas morte

Xavier Vigna, maître de conférences à l’Université de Bourgogne et membre de l’Institut Universitaire de France, était connu jusque là pour ses travaux sur les années 1968, en particulier pour sa thèse publiée en 2007 et intitulée L’insubordination ouvrière dans les années 1968. Essai d’histoire politique des usines VIGNA Xavier, L’insubordination ouvrière dans les années 1968.

Essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007, 378 pages.. C’est donc dans la foulée de ces travaux qu’il nous propose aujourd’hui une nouvelle synthèse sur l’histoire des ouvriers en France au siècle dernier dans le sillage des ouvrages bien connus de Gérard Noiriel et Alain Dewerpe même si les périodes envisagées diffèrent quelque peuDEWERPE Alain, Le monde du travail en France (1800-1950), Paris, Armand Colin, 1989 et NOIRIEL Gérard, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986.

Les dates indiquées sont celles des premières éditions.. Le livre de Gérard Noiriel porte sur l’ensemble des XIXe et XXe siècles, celui d’Alain Dewerpe couvre la période 1800-1950 tandis que Xavier Julia s’intéresse à un XXe siècle assez large qui débute vers 1900 et s’achève dans les années 2000. Par ailleurs, une vingtaine d’années sépare la publication du dernier de celles des deux premiers qui ont, il est vrai, été réédités plusieurs fois.

Le livre de Xavier Vigna nous prouve en tout cas que l’histoire ouvrière n’est pas morte, qu’elle continue d’être écrite et de faire l’objet de recherches même si elle n’occupe plus la place qu’elle a eue par le passé dans le champ historiographique. Ce recul relatif de l’histoire ouvrière devient un objet d’histoire sous la plume de l’auteur. Il montre qu’il est lié à la « dissolution » qu’a connue la classe ouvrière depuis les années 1970Je reprends ici dans le désordre le titre du sixième et dernier chapitre : « Que sont les ouvriers devenus ? La dissolution de la classe. » et au « déclin de la centralité ouvrière » (p.281) aussi bien dans le discours politique que dans les sciences sociales : « En histoire, le retournement revêt sans doute une plus grande brutalité [qu’en sociologie].

Toute une génération d’historiens qui avait consacré leur thèse au monde ouvrier et/ou à l’industrialisation, se consacre ensuite, qui à l’immigration, qui aux grands ensembles, qui aux femmes, etc. Le Mouvement social, qui accueillit longtemps la quasi-totalité des recherches en histoire ouvrière a accompagné cette évolution, bien qu’elle demeure la revue la plus attentive au monde du travail. Il en va de même du laboratoire fondée en 1966-1967 par Jean Maitron, le Centre d’histoire du syndicalisme, devenu depuis le Centre d’histoire sociale du XXe siècle, à l’intérieur duquel l’histoire ouvrière ou du syndicalisme est réduite à la portion congrue. […] La poursuite de travaux de qualité ne modifie guère l’impression générale : les publications de sciences sociales sur le thème se repèrent d’autant mieux qu’elles se font plus rares. » (pages 282-283). L’auteur le regrette et espère contribuer à relancer « les études sur le monde ouvrier » à travers la publication du livre qui est l’objet de ce compte-rendu. Il nous propose en tout cas un livre très aisé à lire et facile d’accès sans que cela ne remette jamais en cause sa rigueur scientifique.

Une histoire globale de la classe ouvrière

Dès le début de l’introduction, Xavier Vigna définit rapidement un objet pourtant lourdement chargé d’histoire et fait le choix que tout lecteur même peu averti attend : classe ou pas classe. Il tranche sans trop s’attarder sur une question qui peut-être ne le mérite pas : « Dans cette France du XXe siècle, ces ouvriers, hommes et femmes, ont connu une communauté relative de situation et de destin ; ils ont nourri un sentiment d’appartenance à ce monde et se sont souvent opposés à ceux d’en haut, le patronat, mais se sont aussi distingués des ingénieurs et des employés ; ils se sont enfin retrouvés, quoique de manière très inégale, dans des organisations syndicales et politiques qui les encadraient et entendaient les mettre en mouvement. Autant d’éléments qui plaident pour construire cette histoire de la classe ouvrière, jusqu’à sa dissolution ces trente dernières années. » A cette fin, l’auteur a choisi de mêler plusieurs angles d’attaque que l’on retrouve dans tout le livre et dans toutes les tranches chronologiques abordées. Même si cela n’est pas ouvertement revendiqué par l’auteur, je pense qu’il s’agit là d’une tentative d’histoire globale de la classe ouvrière en France au XXe siècle.

La vie quotidienne des ouvriers en France

Sans négliger l’histoire du mouvement ouvrier, Xavier Vigna s’efforce de restituer le quotidien des ouvriers, au travail comme au domicile, « dans leurs mobilisations comme dans leurs loisirs » (p.10). Il utilise les témoignages et les autobiographies d’ouvriers dont il a choisi des extraits qu’il cite longuement, citations qui pourraient tout à fait être utilisées comme documents de cours du reste. Robert Linhart, « militant « établi » comme ouvrier à l’usine Citroën de Choisy, à Paris, à l’automne 1968, décrit ainsi la lutte continuelle entre la chaîne et l’ouvrier : « La chaîne donne presque une illusion d’immobilité au premier coup d’oeil, et il faut fixer du regard une voiture précise pour la voir se déplacer, glisser progressivement d’un poste à l’autre. Comme il n’y a pas d’arrêt, c’est aux ouvriers de se mouvoir pour accompagner la voiture le temps de l’opération […] » (pages 203-204). Pour les périodes postérieures à 1945, l’auteur peut utiliser les travaux des sociologues, comme la thèse de Séverin Muller sur le travail dans les abattoirsMULLER Séverin, A l’abattoir, Paris-Versailles, Editions de la MSH, Editions Quae, 2008, 301 pages. qu’il cite assez longuement, plus longuement que je ne le fais ici, pour illustrer la persistance de la pénibilité du travail ouvrier jusqu’à nos jours : « La chaîne d’abattage, il faut l’admettre, est un espace oppressant. On est d’abord frappé par le niveau sonore assourdissant qui peut dépasser 110 décibels : il n’empêche pas de communiquer, il oblige à crier. […] Les lances à eau et la chaleur dégagée par les carcasses fumantes créent un épais brouillard dont l’humidité traverse les tenues de travail. Durant la journée, on s’habitue rapidement à l’odeur de sang coagulé, de l’urine et des déjections chaudes mêlées à l’eau chlorée. Mais chaque matin, il faut se réhabituer. » (pages 310-311).

Présentation de Xavier Vigna : Histoire des ouvriers en France au XXe siècle

Des ouvriers mais aussi des ouvrières et des immigrés

Attentif à la « multiplicité des ouvriers » (p.10), dépassant l’image d’Epinal du mineur ou du métallo, Xavier Vigna intègre et prend en compte les renouvellements de l’historiographie sur plusieurs composantes de la classe ouvrière : les femmes, les immigrés, les ouvriers « de la ruralité industrieuse » (p.11). Il montre ou rappelle par exemple que la période du Front Populaire eut des effets pour le moins ambivalents s’agissant des ouvriers étrangers et des femmes. Parmi les premiers, des grévistes furent expulsés et Roger Salengro, le ministère de l’intérieur du Front Populaire, refusa leur participation aux grèves. Quant aux ouvrières, si « les grèves leur offrent l’occasion d’une vaste politisation, alors qu’elles demeurent privées du droit de vote » (p.133), « 1936 marque bel et bien, pour elles, une régression dans la gestion des classifications » (p.134) comme le montrent plusieurs exemples notamment celui de la convention collective de la métallurgie parisienne qui « institutionnalise la segmentation de la main d’oeuvre et valorise les qualités et métiers masculins au détriment des qualités et postes féminins » (p.134).

La « centralité ouvrière » et le XXe siècle français

Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage, Xavier Vignal expose et défend la thèse d’un XXe siècle français marqué par la « centralité ouvrière » : « Le XXe siècle nous semble marqué par le centralité ouvrière, c’est-à-dire la conviction de l’importance cardinale du monde ouvrier qui paraît en mesure de poser sur le sort du pays, voire d’en décider. Cette conviction se décline sous la double figure de l’espoir et de l’effroi. L’espérance de faire advenir une France ouvrière s’oppose à la crainte : soit qu’on s’effraie devant la déchristianisation des ouvriers, soit qu’on regrette la persistance des influences religieuses […]. La centralité ouvrière nous apparaît par conséquent comme l’une des questions centrales du XXe siècle français, prenant le relais de la question sociale du siècle précédant et le spécifiant. […] Le siècle passé constitue bien un siècle ouvrier, non pas seulement par l’importance numérique de la classe, mais aussi par la constance de sa centralité dans le champ politique. » (pp 11-12). Paradoxalement, la fin de cette centralité correspond à l’arrivée et à l’installation de la gauche au pouvoir dans les années 1980 et 1990 qui sont contemporaines, notamment, de l’écroulement du « mouvement ouvrier dans son ensemble, c’est-à-dire la relation entre le monde ouvrier, les organisations syndicales et les partis politiques » (p.288) et d’une certaine désindustrialisation. La fin de la « centralité ouvrière » ne signifie par pour autant la fin des ouvriers puisque ceux-ci constituent encore environ un quart de la population active ; simplement, ils occupent une place de plus en plus marginale dans les représentations collectives et dans le jeu politique et les seules luttes ouvrières qui attirent l’attention des médias sont défensives : il s’agit des luttes contre les fermetures d’usine ou les licenciements.

Une histoire française mais aussi européenne

Xavier Vigna ouvre enfin son propos à des comparaisons européennes par souci de présenter « quelques fragments d’une histoire ouvrière comparée, qu’il s’agit de développer systématiquement » (p.12) car il pense et montre, à propos de la classe ouvrière, que « Le XXe siècle se caractérise tout d’abord par une convergence des sociétés européennes, marquée à la fois par un rapprochement des structures et des modes de régulation. » (p.12). Ainsi, à propos de « l’après 68 usinier », il montre « les spécificités françaises d’un moment européen » (p.267).

Xavier Vigna nous livre donc un livre passionnant qui permet de découvrir ou de redécouvrir une histoire que l’on croyait connaître.