Pour autant, ces thèmes ne sont pas absents du présent ouvrage 8, dont l’objectif a été de comprendre le Front populaire en dépassant le seul cadre politique (les manifestations de février 1934, le processus de rapprochement à gauche, les élections d’avril-mai 1936…) ou social, dans le sens des rapports de force dans les entreprises (les grèves avec occupation) ou dans la rue (les manifestations). C’est d’autant plus dommage qu’un effort remarquable a été fait pour appuyer cette somme sur bon nombre de travaux universitaires, y compris des mémoires de Maîtrise. L’auteur a ainsi eu accès à des sources archivistiques locales 9 qui donne à son ouvrage une dimension nationale, comprenant la France des colonies. De la même façon, il s’est intéressé non seulement au Front populaire tel qu’il s’est manifesté dans les villes et le monde industriel, mais aussi au monde rural et agricole. Sont abordées les grèves des ouvriers agricoles, comme en Île-de-France, encore trop peu considérées par l’historiographie, les difficultés de la petite et moyenne paysannerie, qu’évoque le film de Jean Renoir, La Vie est à nous 10, et les réactions d’extrême droite avec le dorgérisme.
Toutefois, malgré cette abondance documentaire, la langue de J. Kergoat reste très agréable, ce qui ne gâte rien : on prend un réel plaisir à lire son ouvrage. Par ailleurs, le livre offre des réponses synthétiques sur certains points, réponses qui pouvaient manquer à l’époque, et qui permettront de nuancer voire de contredire les affirmations qu’on peut encore lire dans certains manuels. À propos du 6 février 1934, par exemple, Jacques Kergoat montre qu’il faut parler d’une pluralité de manifestations d’extrême
droite 11, qu’il n’y a concertation entre elles pour prendre le pouvoir, même si un certain nombre de participants est arrêté en possession d’objets dangereux voire d’armes, « l’objectif matériel » étant « bien de prendre d’assaut la Chambre des députés ». La thèse du « coup d’État fasciste », qui est l’un des principaux mobiles du rassemblement des mouvements de gauche, s’effondre, alors qu’elle perdure encore aujourd’hui dans les esprits 12. Elle montre en tout cas quel traumatisme saisit la gauche, alors que l’Allemagne a basculé dans le nazisme et que la France est à son tour confrontée à la crise économique depuis 1931-1932. Est aussi examiné la réaction du parti communiste après le 6 février. Sollicités par la gauche de la SFIO (Marceau Pivert, Jean Zyromski), les dirigeants communistes refusent toute idée de manifestation commune pour le 8 février, et préparent une autre, bien distincte. Le 6 février (avec les scandales qui le motivent) est alors perçu par eux comme le signe des « ultimes convulsions du capitalisme », et que, par conséquent, défendre la République, c’est défendre le capitalisme. J. Kergoat montre au passage l’action de Jacques Doriot au sein du Comité central (C.C.) pour qu’une politique antifasciste puisse être mise en place, en liaison avec la SFIO 13. On voit aussi que la ligne du PC ne se modifie que sous l’influence de l’Internationale communiste (I.C.), durant l’été 1934 : il s’agit désormais d’agir pour l’unité syndicale et d’élargir le pacte avec le SFIO « aux partis de la petite bourgeoisie et de la paysannerie ». Là encore, J. Kergoat détruit l’image d’un PC imposant l’idée d’un front commun avec les radicaux à la SFIO 14. La non-participation du PC au gouvernement Blum pose aussi problème, à propos duquel J. Kergoat prend position. Se reportant aux travaux d’Annie Kriegel, ce refus s’expliquerait pour des questions de principe, en cohérence avec les indications du VIIe Congrès de l’I.C. : la prise du pouvoir suffit qu’on attende que la situation s’y prête, et, avec la vague de grèves, on y serait presque. Or, Kergoat estime que ces indications peuvent être lues dans le sens d’une participation, d’autant que le débat a été important entre les membres du C.C. Il affirme que la présence de communistes aurait encouragé le rapprochement entre la droite et l’extrême droite, la remise en cause de l’alliance franco-soviétique, mais aussi un renforcement des grèves (mal maîtrisées par les syndicats) 15.
sa vigilance.
Il n’en reste pas moins que tous ces éléments font de La France du Front populaire, malgré son ancienneté (1986) un ouvrage très utile à notre travail, qu’on aura à coeur de compléter par des sources bibliographiques plus récentes.
1.On dira plutôt qu’il s’agit d’un « reprint », tant la qualité des caractères typographiques est mauvaise : des lettres sont « mangées », d’autres sont absentes. Les défaillances de l’impression originelle ont été purement et simplement reproduites par une méthode proche de la photocopie : une contrepartie indispensable au bas prix du livre (12,50 €) ?
2.Robert O. PAXTON, Le Temps des Chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural. 1929-1939, Paris, Éditions du Seuil, 1996
3.Pascal Ory, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire. 1935-1938, Plon, 1994
4.Gilles Le Béguec et D. Peschanski (dir.), Les Élites locales dans la tourmente. Du Front populaire aux années 1950, CNRS-Editions, 2000
5. Jacques Kergoat, Marceau Pivert, socialiste de gauche, Editions de l’Atelier, 1994
6. Antoine Prost, Jean Zay et la gauche du radicalisme, Presses de Sciences Po, 2003
7. Christian Bougeard, Tanguy Prigent, paysan ministre, Presses universitaires de Rennes, 2002
8. On a ainsi de belles pages sur la chanson et le cinéma
9. La France du Front populaire s’appuie très probablement sur des archives, mais les sources n’en font malheureusement pas mention
10. Produit par le parti communiste, tourné en février-mars 1936. Cette séquence du film s’inspire des obstructions pratiquées contre les tentatives de ventes aux enchères des biens des paysans en faillite. Le dirigeant communiste Renaud-Jean s’était illustré dans ce type d’action dès 1933
11. On n’oublie pas que l’ARAC (Association républicaine des Anciens combattants, d’obédience communiste) défile aussi, mais sur un parcours qui lui est propre
12. Sur ce point, voir notamment l’article « 6 février 1934. Le sens d’une riposte populaire » (entretien entre le journaliste Jérôme-Alexandre Nielsberg et l’historienne Danielle Tartakowsky) paru le 7 février 2004 dans L’Humanité (http://minilien.com/?C9n5T3BLsz).
13. Si son idée triomphe, on sait que Doriot est exclu en juillet 1934, pour… « comportement « anti-unitaire », avoir « considéré le front unique comme
« une manoeuvre subalterne » et d’avoir souhaité que le parti socialiste le refuse ».
14. Cette idée est peut-être due au fait que c’est Maurice Thorez qui utilise l’expression « Front populaire » le premier, le 9 octobre 1934
15. La participation au gouvernement impliquait aussi la réalisation du programme modéré sur lequel l’accord de Front populaire a pu se faire, qui aurait compromis l’image radicale du PC