Voici un numéro qui devrait figurer de toute urgence dans tous les centres de documentation, et même dans les portes documents de tout étudiant en histoire et en sciences politiques qui se respecte, sans parler de toute personnes curieuses et cherchant à se cultiver, ce qui fait quand même pas mal de monde.

On peut discuter du terme de bilan du XXe siècle, mais en même temps, cette période qui s’ouvre en 1914 avec la guerre de masse, qui connaît la mondialisation, les génocides et les totalitarismes, mais qui les voit aussi disparaître, a été sans doute une transition entre deux constructions. Le siècle des nations au XIXe et celui des regroupements régionaux au XXIe ! Dans le premier cas cette affirmation des nations commencée au XIX et achevée dans la décolonisation, a été conflictuelle. Le regroupement d’espaces de puissances dans le milieu du XXIe siècle, ne serait-il pas conflictuel également ? Et finalement le fantôme du XIXe siècle ne ferait-il pas quelques apparitions ?

Siècle de la puissance, de la vitesse, des capacités meurtrières et des productions de masse, le XXe siècle s’est inscrit dans la postmodernité tant il a permis de pousser aux extrêmes la modernité du siècle précédent. Postmodernité que ce XXIe siècle où renaissent les conflits anciens, les guerres de religions, les chocs de civilisation dans un espace globalisé où les communautarismes identitaires se renforcent.

Les articles qui composent ce numéro balayent donc un champ très vaste, dans des domaines évidemment très différents mais tout aussi importants.

Pour Bernard Bruneteau et Eric Vial, ce siècle des masses et du totalitarisme, et le mot même est une création de la période revendiquée par ses promoteurs eux-mêmes. Fruit de la guerre de masse, le totalitarisme repose sur une instrumentalisation des masses par une avant-garde éclairée. Il a généré les massacres de masse et les guerres de différentes natures, tant la logique qui le sous-tendait supposait l’anéantissement de l’adversaire. La puissance absolue heureusement partagée a sans doute été la logique de ce mouvement.

L’encadré que consacre Michèle Kahn ancienne rédactrice du Courrier des pays de l’Est est une bonne synthèse de l’histoire de cette construction politique originale née et morte au XXe siècle, à savoir l’URSS. Un pays émergent est devenu une grande puissance avant d’imploser victime d’un rattrapage d’une histoire qu’il avait voulu dépasser et dont sa doctrine prévoyait la fin… La fin de l’histoire étant finalement celle qui traduit la victoire de la démocratie je

Pierre Grosser, revisite le siècle des massacres et des génocides, en rappelant quand même que les racines de ces pratiques se trouvent déjà dans les conflits du XIXe siècle et dans les pratiques des conquêtes coloniales.
Mais la guerre aurait été aussi codifiée pendant cette période, même si elle a été dépassée par les logiques successives de massification des conflits. La guerre est alors devenu polymorphe, tout comme d’ailleurs les génocides. A l’ombre de la guerre froide, les conflits traditionnels ont pu prospérer, avec un cortège de guerres civiles postcoloniales et de conflits d’intensité variables, préfigurant les guerres asymétriques d’aujourd’hui.
A la fin du siècle les raisons de faire la guerre ont changé, ou plutôt sont redevenues les anciennes. Ingérence, volonté de contrôle et de sanction, tous les ingrédients des conflictualits présentes se trouvent ainsi réunis.

Régine Azria interroge la question juive en se demandant si, ce XXe siècle n’a pas été celui des juifs. Ce peuple, a pu subir dans le même siècle déportation et tentative d’extermination et en même temps, faire prévaloir ses schémas mentaux basés sur l’urbanité, la mobilité, l’éducation et la capacité d’adaptation. Le judaïsme si l’on se réfère à son poids numérique serait en toute logique condamné à la disparition et pourtant, ses références sont incontestablement toujours vivaces. L’Etat d’Israël comme point de fixation conflictuel est sans doute la raison de cette affirmation, mais inéluctablement rattrapé par la démographie, il devra, et les juifs de par le monde aussi procéder à son aggiornamento.

Michel Volle économiste revisite le concept de troisième révolution industrielle, les deux précédentes ayant eu lieu de la fin du XVIIIe au XIXe. On verra successivement, dans cette synthèse très claire, les différents aspects qui jettent les bases de cette troisième révolution industrielle. Les trois piliers de ce développement sont la naissance de l’entreprise moderne, le pétrole et le taylorisme. De quoi envisager le dépassement de ces trois piliers au XXIe siècle. La fin du pétrole, les nouvelles formes de management des organisations et les nouvelles formes de production seraient alors les trois défis à relever. La crise des années trente aura été alors une crise de croissance de ce modèle, surmonté par la guerre mais victime de son essoufflement par la création monétaire qui était le carburant de cette croissance au même titre que le pétrole.
Aujourd’hui la modélisation et la mise en place des systèmes d’information, sont encore incomplètes, et lorsque Michel Volle évoque un retour à Taylor, c’est bien sur la redéfinition de nouveaux rapports de l’homme à la production, y compris numérique qu’il s’interroge.

Philippe Noret : Le siècle de l’abondance

Économiste à l’université de Poitier, l’auteur de cet article dresse un tableau de l’histoire économique du XXe siècle en évoquant à la fois le développement de la production de masse, parti des États-Unis, et prélude à la généralisation de la société de consommation au monde occidental, il les deux mondialisations qui se sont déroulées au début et à la fin du XXe siècle. Dans ce contexte, le monde asiatique qui avait été, juste avant la révolution industrielle en Occident, le monde le plus prospère, a renoué avec son dynamisme économique, et cela permet de constater que l’émergence indienne chinoise n’est pas fortuite mais sans racines dans un passé trop souvent négligé par un eurocentrisme spontané.

Maxime Lefebvre, diplomate de carrière et directeur des relations internationales à l’ENA rappelle comment l’Europe, pendant le XXe siècle, s’est littéralement suicidée avec les deux guerres civiles successives que ses peuples se sont livrées. Dans cette synthèse, l’auteur présente la construction européenne comme une stratégie de la paix, confrontée régulièrement à des divergences nationales.
La fin de la guerre froide fait apparaître en Europe des forces qui vont dans le sens de la fragmentation et qui génère des conflits, comme dans les Balkans. D’après cet auteur, l’Europe peut prétendre demeurer un acteur important de la scène internationale dès lors qu’elle sera capable de trouver en elle-même, et dans son unité, les ressorts de sa puissance. La question sera de savoir à quel niveau de baisse relative l’Europe se situera, face à l’inévitable montée en puissance des pays émergents.

Romain Huret que les lecteurs de la Cliothèque connaissent bien, comme historien des États-Unis contemporains, et dont les ouvrages ont régulièrement été présentés sur ce site, présente le XXe siècle comme : « Le siècle américain. »
On peut considérer que la synthèse qui présente dans un premier temps l’isolationnisme des États-Unis, à partir de l’intervention de ce pays à Cuba contre l’Espagne est une véritable rupture avec la doctrine de Monroë. L’intervention des États-Unis dans la guerre européenne en 1917 ne va pas de soi, il faudra toute l’habileté du président Wilson pour convaincre ses concitoyens que la participation aux conflits européens permettra de les éviter à tout jamais.
Il faut attendre l’agressivité japonaise dans le Pacifique pour que le président Roosevelt puisse rééditer l’opération de son prédécesseur démocrate. Et cette fois-ci, en rentrant dans la seconde guerre mondiale avec toute leur puissance, les États-Unis tournent définitivement la page de l’isolationnisme. S’ils ont pu être tentés, après l’échec au Vietnam, par une sorte de retour à l’idéalisme des pères fondateurs, la politique soviétique pendant la guerre fraîche et l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan donnent à la politique étrangère des États-Unis une nouvelle orientation que l’on a pu qualifier d’unilatéralisme. Sans doute faudra-t-il tenir compte du fait que si le XXe siècle a pu être qualifié d’Américain, il faudra sans doute compter avec la montée en puissance de la Chine pour voir si le 21e siècle ne sera pas tout simplement Pacifique, au sens océanique bien entendu. Toutefois, ce que l’on a pu constater très récemment, montre que la Chine se montre particulièrement sourcilleuse devant ce qui peut lui apparaître comme retour des États-Unis dans ce qu’elle considère désormais comme son pré carré. Cela rappelle à certains égards ce qui a pu se passer dans le grand océan juste avant Pearl Harbour.

Ce numéro de questions internationales comporte bien d’autres éléments de référence, notamment une présentation par Francis Balle du siècle des médias, un rappel sur ce conflit oublié entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, à propos du Haut-Karabakh, et un très intéressant portrait de Dean Acheson, architecte de la guerre froide, par François Vergniole de Chantal.

Bruno Modica ©