Cet ouvrage important naît d’un paradoxe : la route, qui est le « mouvement comme la vie » commande absolument tout et pourtant, ce n’est que depuis une cinquantaine d’années que l’histoire du voyage et des voyageurs retient l’attention des historiens ; en 1939, Lucien Febvre avait tenté de lancer une rubrique critique intitulée « routes et rivières », en vain, car la production s’avérait insuffisante sur ce thème.
Georges livet, professeur à l’Université de Strasbourg, dont on connaît la thèse sur l’intendance d’Alsace, a consacré la plus grande partie de ses recherches à cette question. L’ouvrage, publié à titre posthume, dresse un premier bilan d’un demi-siècle d’efforts le plus souvent monographiques, dispersés et non coordonnés ; cet état de la recherche qui sait aussi indiquer les directions à poursuivre, apparaît à travers une foule de références bibliographiques prenant en compte les travaux les plus récents.
Fidèle aux recommandations de Lucien Febvre pour qui l’histoire de la route était d’abord celle du mouvement et des hommes, Georges Livet emboîte ses pas dans ceux de Braudel et tente de saisir le sujet dans sa globalité. Les sources sont minces et dispersées : dessins, textes administratifs, livres de raison, récits de voyage, cartes, etc., sont quelques-uns des indices qui permettent d’appréhender le mouvement, la route, que seuls les échanges rendent vivante.
Le choix d’un plan chronologique (de la route médiévale à la route préindustrielle) très découpé présente l’inconvénient de disperser les espaces étudiés et occasionne parfois quelques redites. Mais une table des matières précise et analytique permet à l’utilisateur de vaquer à son aise à l’intérieur de cette somme impressionnante. Utilisation d’autant plus pratique que chaque chapitre est précédé d’un précieux exposé général sur les grandes lignes de la période.
L’ensemble est introduit par une description des conditions techniques générales, celles de l’espace, des moyens et des pouvoirs. Mariant habilement une géographie d’inspiration vidalienne et l’histoire, l’auteur, marqué par l’esprit des Annales, se propose de retrouver dans la géographie physique du vieux continent les facteurs favorables à l’émergence de voies naturelles de communication.
A tous les enseignants, on recommandera la lecture de ces quelques pages remarquablement vivantes sur l’espace de circulation européen où l’homme, face à la puissance des éléments naturels, a toujours su trouver des réponses adaptées, des traîneaux de Laponie au mulet des zones montagneuses : Georges Livet défend ainsi l’idée que les conditions géographiques ont donné naissance à des unités structurelles, sortes d’ensembles différenciés nécessitant des réponses spécifiques.
Sur fond de conditions immobiles, avant que ne survienne la décisive révolution des transports, l’auteur relève ces petits progrès techniques parallèles tels ceux qui donnent naissance à l’Europe charretière. Les moyens de transport sont évoqués de manière précise et technique, comme les coches, voitures paysannes légères et rapides empruntées aux Hongrois par les Italiens, qui se répandent en Europe au XVIe siècle. A partir de 1650, ce sont les berlines, chaises de poste et carrosses d’apparat, symboles prestigieux de l’Ancien Régime, qui font leur apparition. On les verra sur les grands itinéraires au XVIIIe siècle.
Cette première partie souligne la prégnance des facteurs physiques sur les moyens techniques, avant que ne surviennent les bouleversements technologiques du XIXe siècle et aboutit au constat de la distorsion critique, vers les années 1780-1840, entre l’augmentation extraordinaire de la production et un système de circulation poussé au dernier stade de sa perfection.
Le deuxième chapitre s’emploie à corriger l’idée reçue de l’abandon et de l’insécurité des routes médiévales. Certes, les plus utilisées empruntent la voie fluviale tandis que la voie continentale, moins connue, reste un parent pauvre de l’historiographie. Mais l’auteur apporte une réponse nuancée selon les études régionales menées avec les techniques les plus récentes de l’onomastique, de l’épigraphie et de la photo aérienne.
Il en ressort qu’à l’utilisation de tronçons anciens hérités de l’époque romaine, s’ajoutent une multitude de chemins locaux (le fameux « chevelu médiéval ») qui répondent aux besoins de déplacements à court rayon, le plus souvent en étoile autour des nouveaux centres du pouvoir.
Les nombreux cas européens évoqués par l’auteur confirment la valeur stratégique, administrative, fiscale et militaire de la route, bien perçue depuis l’Antiquité romaine. Le Moyen Âge fait surgir de nouveaux acteurs et de nouveaux itinéraires : l’Eglise (pèlerinages, croisades, fondations monastiques), marchands d’Italie, de Flandre ou de la Hanse. Au passage, on note que l’auteur prend le contre-pied de la thèse de Pirenne et penche en faveur d’une extension européenne des échanges commerciaux bien avant le XIe siècle.
En dépit des crises qui ont marqué les XIVe et XVe siècles, la route médiévale offre ainsi, sous la plume de Georges Livet, le spectacle d’un mouvement incessant que confirment la multiplication des guides et la diffusion des premières cartes, grâce au premier développement de l’imprimerie.
Le troisième chapitre est consacré à l’Europe de la Renaissance : la naissance de l’Etat moderne, l’affirmation de sa puissance au moyen de la guerre et de la diplomatie, le développement du commerce atlantique, des échanges intellectuels et artistiques, forment quelques uns des aspects de ce « bouleversement général » du XVIe siècle qui affecta aussi les conditions de la circulation européenne.
Le développement du capitalisme accompagne alors celui des grands itinéraires, des carrefours régionaux comme Lyon ou Strasbourg, mais aussi de nouvelles polarisations favorables à la façade atlantique : du XVIe au XVIIIe siècle, celles-ci se déplacent d’Anvers à Amsterdam puis à Londres, sans ruiner pour autant le commerce méditerranéen. Ces nouvelles routes se suivent aussi à travers les récits de voyage, de Montaigne aux Platter, à travers également les routes de poste, essentielles à la consolidation du pouvoir. Dans l’Empire, les routes ouvertes à la circulation publique sont placées sous la protection de l’Empereur : la réglementation y est rigoureuse mais les différentes taxes garantissent la sécurité : la route apparaît aussi comme un « trésor fiscal ».
Au fil des pages, l’auteur démontre ainsi que l’affirmation des Etats passait souvent par le contrôle des différents isthmes, cols, et autres voies de passage, leur intervention dans l’économie en modifiait la hiérarchie. Afin d’illustrer l’importance de la route alpine, fait majeur de la Renaissance, Livet a inséré de précieuses cartes des itinéraires transalpins, avant de nous emmener vers les isthmes allemand, russe, polonais-ukrainien. La mise au point sur le Danube et les routes des Balkans est précieuse pour quiconque s’intéresse aux échanges entre l’Orient et l’Occident.
Le chapitre 4 est consacré aux XVIIe et XVIIIe siècles, une période où la route, élément essentiel de l’unité, subit l’emprise croissante des Etats au moyen de l’institution de ce qui deviendra les corps du génie. Partout en Europe, suivant en cela le modèle français issu d’une volonté politique affichée par Colbert, un réseau plus ou moins cohérent de routes, rivières et de canaux doit assurer la maîtrise de l’espace, celui des grands itinéraires « liés à la force de l’Etat » et partie intégrante de l’œuvre centralisatrice de la monarchie, mais aussi celui des chemins ruraux, patrimoine des paysans. La route doit imposer l’obéissance mais aussi assurer la cohésion linguistique et religieuse.
L’état des transports et les implications de leur développement sont évoqués dans un vaste tour d’horizon qui nous emmène de l’Atlantique à l’Oural et au Bosphore : après les grandes découvertes de la Renaissance, l’ouverture vers l’Est ouvre la voie à une nouvelle révolution spatiale européenne.
On en indiquera succinctement quelques traits :
Durement affectée par les guerres du XVIIe siècle, la route allemande est ressuscitée par la reprise du commerce autour des villes rhénanes mais aussi de Silésie et de Saxe. Livet apporte des renseignements précis sur la réorganisation postale dans les Etats de l’Empire, qui accélère sensiblement l’acheminement des courriers. Sur les fleuves de l’Empire, la guerre a multiplié les péages, constituant un frein considérable aux échanges.
Le chapitre consacré à la Grande-Bretagne constitue une mise au point fort utile sur les progrès des transports au XVIIe siècle. D’après l’auteur, ceux-ci seraient plus importants qu’on ne l’a longtemps cru. La recherche britannique a privilégié le relevé des auberges et des relais postaux (remarquable organisation du post office au XVIIe siècle) et permet d’identifier les nœuds principaux du réseau routier. La formule des turnpicke roads (routes à péage) a créé l’infrastructure réticulaire moderne contemporaine de la Révolution industrielle. Le progrès avait ses opposants, tels ceux qui dénonçaient la paresse qu’entraînait l’introduction de la diligence au milieu du XVIIe siècle…
A la différence de la France, ce n’est pas le gouvernement central qui décide mais le pouvoir local, afin de répondre aux besoins des usagers.
Dans les Provinces-Unies, l’eau constitue un moyen de transport naturel mais extrêmement organisé : navigation intérieure et routes terrestres sont en harmonie avec le système urbain. Mais l’auteur note qu’au XIXe siècle, la densité du réseau constitue un frein au développement du chemin de fer, préservant ainsi les rapports ville-campagne, contrairement au reste de l’Europe occidentale.
Du XVIIe au XVIIIe siècle, l’absolutisme suédois tempéré par la noblesse mais motivé par les nécessités militaires dota le pays des meilleurs moyens de transport d’Europe.
Dans les pays du Danube, la vie économique bénéficie amplement du refoulement des Turcs vers l’Est, d’autant que le despotisme éclairé de Marie-Thérèse et de Joseph II s’emploie à favoriser partout les communications. Le Danube, véritable axe de pénétration politique et militaire depuis la fin du XVIIe siècle retrouve toute sa valeur. Mais Livet note que les servitudes qui pèsent sur la navigation restent nombreuses : la pénible remontée du Danube fait partie des travaux forcés institués par Joseph II ! Ce sont aussi les routes de la diffusion du baroque avant d’être celles des Lumières.
Carrefour alpin au cœur de l’Europe, la Suisse développa transports, poste et tourisme qui devinrent au XIXe siècle une branche importante de l’économie helvétique.
C’est aussi l’idée que la rareté de la route retarde la diffusion du progrès, des Lumières, comme l’atteste le cas de la Russie, devenue tardivement le « pays des routes ». Les oukases de Pierre le Grand (1672-1725) et de Catherine II (1762-1796) ont fait naître la Russie moderne, mais ce sont les étrangers qui, de tout temps, ont joué un rôle essentiel dans la création des routes de peuplement et du commerce en direction de l’Est et du Sud (telle la création d’Odessa dont le duc de Richelieu fut le gouverneur de 1803 à 1814).
Après avoir évoqué les insuffisances de la Pologne aggravées par l’égoïsme des magnats, l’auteur achève le chapitre par l’Empire ottoman : à l’attractivité exceptionnelle de Constantinople s’oppose une organisation provinciale relativement autonome. Ambassade la plus éloignée, il fallait un mois un demi pour joindre Paris et Constantinople par la terre.
Le 5e chapitre est consacré à la perfection du système, entre 1740 et 1840 ; malgré son importance primordiale pour l’histoire des routes, cette période de l’Europe des Lumières reste l’âge du roulage (marchandises lourdes), de la poste et de la diligence, sans révolution notable mais l’augmentation considérable des besoins fait désormais privilégier l’efficacité et la commodité. L’essor des villes apparaît comme le principal moteur du changement. La difficulté majeure pour saisir le phénomène reste celle des sources, insuffisantes à restituer l’évolution des prix des transports qui seuls permettraient de saisir le quotidien de la circulation provinciale et européenne.
L’auteur aborde d’abord les aspects politiques et techniques (ponts, écluses, barrages) : pour la France, Arthur Young est rempli d’admiration devant les spectaculaires réalisations routières obtenues grâce à la corvée ; mais le contraste est grand avec la voirie secondaire qui dessert villes moyennes et campagnes. Livet rappelle ici les travaux de Georges Lefebvre et le rôle des routes dans la diffusion de la Grande Peur : la Révolution, comme la Réforme serait le fruit de la route ; c’est elle, suivie de l’Empire qui crée une administration moderne chargée de la construction et de l’entretien du réseau en étoile, de Paris aux frontières. Après 1815, les réalisations du service des Ponts et Chaussées (l’Ecole est créée en 1747) sont considérables.
Grâce à la formule des turnpike roads, l’Angleterre possède une incontestable supériorité dans le domaine de la circulation routière. Au XVIIIe siècle, elle se charge de l’étendre à l’Ecosse et à l’Irlande.
En Allemagne, où l’entretien des routes est entre les mains d’un millier d’unités politiques plus ou moins autonomes, la performante poste aux chevaux mise au point par la famille de La Tour et Tassis, le droit impérial napoléonien puis le Zollverein voulu par la Prusse en 1834, forment les assises solides d’un système de communication que l’unification allemande achèvera.
Coté technique, Livet note la lenteur de l’évolution jusqu’aux approches scientifiques du XIXe siècle (ex. des écossais Mac Adam et Thomas Telford). Les innovations techniques furent pourtant considérables dans le domaine de la navigation fluviale.
Mais malgré ces avancées, lorsqu’il envisage l’ensemble routier à l’échelle de l’Europe, Livet estime que le caractère national prédomine et qu’on ne saurait parler de « réseau » au début du XIXe siècle. Parmi les éléments qui commandent les grands itinéraires, les ports qui commandent la route, les centres industriels en expansion, le rayonnement des grandes capitales, l’attraction vers les pays de la Méditerranée où l’auteur montre les premiers pas d’une organisation routière tardive, voulue par des despotes éclairés.
Cette organisation culmine au XIXe siècle et Livet montre aussi l’importance de la recherche de la rentabilité, qui donne naissance aux premiers monopoles ; autre dimension essentielle du marché, la concurrence, qui aurait entraîné une baisse des prix d’environ 50% entre 1789 et 1840, « véritable révolution sociale ».
Le roulage, véritable industrie rurale, a puissamment bénéficié de « l’ouverture des Alpes » réalisée par Napoléon Ier : l’aménagement des cols alpins reliait pour la première fois les trois Europe, orientale, méditerranéenne et atlantique.
Autre révolution, l’organisation de la poste, remarquable en Angleterre, à l’origine du timbre poste qui gagna toute l’Europe à partir des années 1850.
Enfin, l’auteur envisage les difficultés de la navigation fluviale, qui devait remédier aux déficiences de la route : en dehors de l’Angleterre, saisie par la fièvre des canaux, qui acheva son réseau actuel vers 1830, les réalisations furent tardives. Ainsi en France, les coches d’eau furent organisés dès le XVIe siècle mais l’aménagement d’un système cohérent nécessitait des moyens que Napoléon Ier s’avouait incapable de réunir : il s’installa difficilement avant que le chemin de fer ne préludât à son déclin.
Le chapitre s’achève par une invitation à poursuivre les recherches au moyen, notamment d’une source à exploiter à l’échelle européenne, les récits de voyage, récits souvent pittoresques et remplis d’utiles précisions qualitatives.
Le dernier chapitre offre une synthèse sur les ruptures et les continuités de l’ère de la vapeur : rupture technique mais continuité sociale ?
L’auteur livre de très utiles précisions sur les conditions du développement du chemin de fer selon les pays, complétées de très instructifs tableaux comparatifs. Ainsi en Italie, le rail serait le « levier du Risorgimento » ; la Russie n’est saisie par la fièvre ferroviaire que vers 1866, sur des fonds d’Etat.
Concurrence ou complémentarité ? Entre voie fluviale et voie terrestre, la complémentarité et le conflit sont permanents. Mais, grâce à la vapeur, les grands fleuves ont vu le développement d’un trafic que le rail ne pouvait concurrencer. Ainsi que l’auteur l’a démontré, les diligences et l’amélioration du pavage des routes représentent la perfection d’un système : avant 1850, les comparaisons sont incessantes entre le rail et la route. Mais celle-ci finit par se heurter à l’augmentation massive du nombre de voyageurs : à la fin du siècle, la victoire du rail est consommée, annonçant la mort d’une civilisation rurale fondée sur le cheval et le paysan transporteur. Les relais de poste se ferment partout en Europe, officiellement en France en 1870 : l’auteur évoque la « destruction d’un univers ancien ».
Il le démontre d’ailleurs en évoquant très précisément les nouveaux systèmes de communication : le télégraphe aérien de Chiappe de 1791 à 1855, puis le télégraphe électrique à partir des années 1840, ouvert au public au début de l’Empire.
Le chapitre se termine par une esquisse des rapports de la pauvreté, des épidémies avec la route.
Programmatique, la conclusion générale revient sur les idées les plus récentes de la recherche qui concernent, plus ou moins directement la route ; la richesse suggestive des implications sociales, culturelles et politiques du sujet interdit d’en dresser ici le bilan sommaire ; on en retiendra que dans un continent lourd de contrastes se dégage l’unité spatiale du sujet, une Europe, civilisation du cheval et de la voiture où la véritable frontière demeure celle qui sépare les sédentaires et les nomades.
Au final, il est bien difficile d’adresser le moindre reproche à une telle somme, dont l’effort d’exhaustivité accompagne la force suggestive, cédant rarement au simple survol. Un regret véritable cependant, l’absence d’index, réellement dommage pour un travail de cette ampleur ; de même la cartographie trop limitée à des reproductions de documents parfois mal lisibles, sur un sujet qui mériterait parfois des créations originales afin de suivre les innombrables itinéraires évoqués.
Cela dit, l’ouvrage de Livet est plus qu’un simple bilan de recherches ; aux orientations qu’il dessine (telle ces « routes de la révolte » à entreprendre pour l’Europe), aux réflexions méthodologiques qu’il suggère, l’auteur ajoute une mise en perspective globale de la problématique de la route qui lie les pouvoirs aux formes d’organisation sociale et économique. Désormais ouvrage de référence sur la question, d’une histoire qui sait descendre au ras du sol des considérations purement techniques, d’innombrables exemples précis, et qui tente de saisir le mouvement, qui est la vie même, celui d’un peuple, d’un Etat, qui voit la naissance et la consolidation des nations, la première construction de l’Europe.
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