Cette nouvelle publication sur les guerres napoléoniennes n’est pas une simple synthèse pour qui souhaite s’intéresser à cette époque. Comme l’a dit Thierry Lentz, personne ne pourra jamais comprendre cette époque sans avoir lu cet ouvrage. L’année 2021 fêtera l’année Napoléon et avec elle – il faut l’espérer – de nombreuses manifestations. Cette étude a donc pleinement sa place pour recontextualiser cette époque et prendre tout le recul nécessaire. Mieux vaut le débat que l’amnésie.
Alexander Mikaberidze n’est pas un inconnu des spécialistes de l’époque napoléonienne. Il est professeur d’histoire européenne de Louisiane. Il a dirigé la prestigieuse revue Cambridge History of the Napoléonic War. Son ouvrage Les guerres napoléoniennes, une histoire globale, est son premier ouvrage traduit en français.
Des conflits planétaires
Les guerres napoléoniennes ont longtemps été considérées comme formant un tout avec la Révolution française, un seul et unique conflit. Durant vingt-trois ans, ces guerres opposèrent la France à des coalitions fluctuantes entre puissances européennes et aboutit à une hégémonie française de courte durée sur la majeure partie de l’Europe. L’échelle et l’intensité du conflit qui s’ensuivit furent immenses. Jamais les Etats européens n’avaient mobilisé autant de ressources civiles et militaires que durant cette période. Cet affrontement prit également une dimension proprement planétaire.
Les guerres napoléoniennes ne furent pas les premières à couvrir le globe (guerre de Sept ans). Mais, par leur ampleur et leur impact, elles éclipsèrent tous les autres conflits. Partout dans le monde des luttes pour la suprématie coloniale et commerciale se déroulèrent, conséquence directe des guerres napoléoniennes. Comme le précise l’auteur, en s’efforçant d’établir l’hégémonie française, Napoléon devint indirectement l’architecte de l’indépendance de l’Amérique du Sud, remodela le Moyen-Orient, affermit les ambitions impériales de la Grande-Bretagne et contribua à l’essor de la puissance américaine.
Dans les premiers temps de la guerre dès le printemps 1792, les Français aspiraient à défendre les acquis de la Révolution, mais, à mesure que la guerre se propageait, les armées diffusaient ses effets dans les Etats voisins. Avec l’ascension du général Bonaparte, les objectifs de guerre redevinrent ce qu’ils avaient été sous les Bourbons : expansion territoriale et hégémonie continentale.
Entre 1805 et 1810, après avoir écrasé trois coalitions européennes, la France apparut comme la puissance continentale dominante, dont l’empire s’étendait de la côte atlantique de l’Espagne aux plaines de Pologne. Dans leur sillage, les armées françaises suscitèrent des changements importants en Europe. On peut voir Napoléon comme la Révolution incarnée, comme l’a décrit Metternich. Mais pour vaincre la France, les monarchies européennes furent contraintes de suivre la voie des réformes et d’adopter certains éléments de l’héritage révolutionnaire, tels que la centralisation administrative, des réformes militaires, la transformation des sujets royaux en citoyens, éveillant ainsi chez eux le sentiment de leurs droits.
Selon Alexander Mikaberidze, entre 1803 et 1815, les puissances européennes poursuivirent des objectifs nationaux traditionnels. On distingue deux grandes tendances : l’une est la détermination de la France à créer un nouvel ordre international, susceptible de faire naître à son tour un pouvoir hégémonique qui fait écho au règne de Louis XIV ; l’autre constante fut la vieille rivalité franco-britannique qui exerça une influence considérable sur le cours des événements. La France fut officiellement en guerre avec la Grande-Bretagne pendant vingt ans (240 mois à partir de 1792), bien plus longtemps qu’avec l’Autriche (108 mois à partir de 1792), la Prusse (58 mois à partir de 1792) ou la Russie (55 mois à partir de 1798). Les dépenses militaires explosèrent. La Grande-Bretagne dépensa la colossale somme de 65 millions de livres sterling pour financer ses guerres contre Napoléon. Comme lors des conflits antérieurs (guerre de Sept ans), ces deux nations luttèrent pour assoir leur domination non seulement sur l’Europe, mais aussi sur les Amériques, l’Afrique, de l’Empire ottoman, de l’Iran, de l’Inde, de l’Indonésie, des Philippines, de la Méditerranée et de l’océan Indien.
Des guerres complexes
Alexander Mikaberidze croit fermement que l’histoire de ces guerres est bien plus complexe que ne laisse entendre la démarche traditionnelle, qui considère l’époque soit comme la toile de fond de la vie de Napoléon, soit comme le moyen d’étudier les guerres de coalition intermittentes de l’Europe d’alors. Les quelques études qui vont au-delà du continent européen sortent peu du cadre de la rivalité franco-britannique et ne prennent guère en considération les événements extérieures à celui-ci. Par exemple, l’historiographie française des guerres napoléoniennes est vaste, diverse et compte des milliers d’ouvrages mais restent centrés sur l’Europe ou n’abordent de façon très parcellaire les théâtres d’opérations extérieurs. L’intention de l’auteur est donc de compléter l’histoire de ces guerres en montrant qu’entre 1792 et 1815, les affaires européennes ne peuvent être isolées du reste du monde.
Les ondes de choix qui se sont propagées depuis la France à partir de 1789 ont tendance à faire oublier que les guerres révolutionnaires et napoléoniennes ont eu des répercussions planétaires. Austerlitz, Trafalgar, Leipzig occupent des places de choix mais nous ne devons pas oublier Buenos Aires, La Nouvelle-Orléans, Queenston Heights, Ruse, Aslanduz, Assaye, Macao, Oravais et Alexandrie. On ne peut comprendre cette période sans prendre en compte les expéditions britanniques en Argentine et en Afrique du Sud, les intriques diplomatiques franco-britanniques en Iran et dans l’océan Indien, les manœuvres franco-russes dans l’Empire ottoman et les luttes entre Russes et Suédois pour s’approprier la Finlande.
La Grande-Bretagne consolida sa puissance impériale en Inde, une évolution cruciale qui lui permit d’exercer un pouvoir hégémonique au XIXè siècle. Les soldats britanniques moururent en plus grand nombre au cours des campagnes sporadiques dans les Indes orientales et occidentales qu’en Espagne et au Portugal pendant la guerre d’Indépendance espagnole. La Russie persévéra dans ses visées coloniales en Finlande, en Pologne et dans le nord-est du Pacifique, tout en cherchant à s’étendre aux dépens des Turcs et de l’Iran dans la péninsule balkanique et dans le Caucase. Les Etats-Unis en profitèrent pour pour agrandir de plus du double la superficie de leur territoire grâce à l’achat de la Louisiane aux Français et défièrent la Grande-Bretagne durant la rébellion haïtienne, la révolte des esclaves la plus lourde de conséquence du pourtour atlantique.
L’occupation de l’Espagne par Napoléon en 1808 déclencha en Amérique latine des mouvements d’indépendance qui mirent fin à l’empire colonial espagnol et créa une nouvelle situation politique dans la région. Des changements considérables se produisirent également dans le monde islamique, où des soulèvements politiques, sociaux et économiques au sein de l’Empire ottoman posèrent l’épineuse « question d’Orient ». En Egypte, les invasions françaises et britanniques de 1798 – 1807 aboutirent à l’ascension au pouvoir de Mehmet Ali et, ultérieurement, à l’essor d’un puissant Etat égyptien qui allait peser sur les affaires du Moyen-Orient.
Un ouvrage clé
L’ouvrage se divise en trois parties. La première offre une vue d’ensemble de la période révolutionnaire, des premiers jours de la Révolution française en 1789 à l’accession au pouvoir de Bonaparte en 1799. La seconde partie s’organise de manière chronologique et géographique pour suivre les événements qui se déroulèrent simultanément à travers le monde. Dans la troisième et dernière partie, l’auteur délaisse l’Europe occidentale et orientale pour se pencher sur d’autres zones de conflits telle que la Scandinavie, la péninsule balkanique, l’Egypte, l’Iran, la Chine, le Japon, les Amériques et aborde la chute de l’empire napoléonien.
Ce livre extrêmement dense – plus de 900 pages – a le mérite de décentrer notre regard vers d’autres parties du globe sans minimiser le conflit européen. On devine que les soubresauts démocratiques des années 1840 dans le monde prirent racine dans les guerres napoléoniennes qui véhiculèrent les idéaux de la Révolution française et mirent à mal l’autorité des anciens pays colonisateurs comme l’Espagne par exemple. C’est aussi une guerre globale où les ressources économiques commencèrent à être fortement mobilisées par les belligérants. La mobilisation des jeunes hommes, le renforcement de la centralisation administrative, l’uniformisation des taxes accélérèrent la transformation des monarchies européennes.
Très agréable à lire, on trouvera dans cet ouvrage de nombreuses cartes très détaillées qui permettent au lecteur d’appréhender d’un seul coup d’œil les enjeux diplomatiques et géostratégiques. Et, bien entendu, une très copieuse bibliographie.
Bertrand Lamon
Pour les Clionautes