Compte rendu réalisé par Rasiga Ranjanakumar, étudiante en hypokhâgne (2024-2025) au lycée Claude Monet de Paris, dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.

 

Présentation

Sabine Melchior-Bonnet est une historienne française, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire culturelle, des sensibilités et des représentations. Son travail s’inscrit dans le sillage de l’histoire des mentalités telle qu’elle s’est affirmée à partir des années 1970 dans le prolongement des Annales. Elle porte une attention particulière aux objets du quotidien, ces éléments familiers qui, loin d’être anodins, traduisent les peurs, désirs, valeurs et normes des sociétés. Corps, pudeur, apparence, image de soi : autant de thématiques qui permettent à l’historienne d’explorer la manière dont les individus perçoivent et construisent leur identité dans le miroir des autres et à travers celui, plus littéral, des objets qu’ils manipulent. Dans cette perspective, Sabine Melchior-Bonnet s’est illustrée par plusieurs publications majeures qui témoignent de son intérêt pour l’intime et l’invisible : La Pudeur. Histoire d’un regard (1991), L’Art de se connaître (2002) ou encore La Fabrique du corps (2006). Tous ces ouvrages proposent une lecture anthropologique de la culture occidentale à partir de phénomènes souvent laissés dans l’ombre. Elle ne se contente pas de décrire ; elle interroge, met en relation, donne du sens.

Publié en 1994 aux éditions Imago, Histoire du miroir s’inscrit pleinement dans cette veine. À travers cet objet en apparence banal mais porteur de nombreuses significations, l’autrice propose une enquête nuancée qui traverse les siècles. Il ne s’agit pas uniquement de retracer l’évolution technique du miroir, de l’Antiquité à nos jours, mais de comprendre comment cet objet reflète les mutations profondes du rapport de l’homme à son image, à son corps, à sa vérité intérieure. L’ouvrage repose sur une documentation telle que des textes philosophiques, religieux et scientifiques, de l’iconographie, des récits de voyageurs, des œuvres littéraires et artistiques. Parmi les œuvres qui nourrissent son analyse, l’historienne s’appuie notamment sur Les Confessions de Saint Augustin dans lequel le miroir devient image de l’âme, De l’autre côté du miroir de Lewis Caroll, qui illustre le passage dans un monde inversé, ainsi que sur le tableau Les Époux Arnolfini de Jan van Eyck, dans lequel le miroir reflète à la fois le visible et l’invisible. La structure du livre suit un parcours clair et progressif : d’abord les origines mythiques et techniques du miroir, puis sa révolution matérielle à la Renaissance, avant d’ouvrir une réflexion plus profonde sur les ambiguïtés de l’image et, enfin, sur la « crise du reflet » dans le monde contemporain, saturé d’écrans et de simulacres numériques.

 

Résumé

L’ouvrage débute par une étude des premières formes de miroirs dans l’Antiquité, bien avant l’invention du miroir en verre. Les civilisations égyptienne, grecque et romaine utilisaient des miroirs métalliques (bronze, argent poli), destinés essentiellement aux élites. À cette époque, le miroir n’est pas seulement un objet utilitaire : il est chargé de fonctions symboliques, associé à la divination, à la féminité ou encore à la magie. Les mythes fondateurs évoqués par l’autrice, notamment celui de Narcisse, connu pour l’amour démesuré qu’il éprouve pour sa propre personne qu’il aperçoit à travers un reflet, témoignent d’une inquiétude ancienne face à l’image de soi. Le miroir fascine autant qu’il inquiète : il révèle, mais il peut aussi tromper, déformer, aliéner, ce que Narcisse reflète parfaitement avec un éveil de malheur causé par son propre reflet. Ces ambivalences accompagnent l’objet tout au long de son histoire. Le miroir tel qu’on le connaît aujourd’hui émerge à la Renaissance, avec l’invention du miroir en verre étamé par les artisans verriers de Venise, à Murano. Cette innovation marque une véritable rupture. Pour la première fois, le miroir offre une image précise, lumineuse et stable. Il devient un objet prisé, synonyme de raffinement et de puissance. Au XVIIe siècle, le miroir orne les palais, les salons aristocratiques et les lieux de pouvoir. La Galerie des Glaces à Versailles illustre parfaitement la dimension politique de l’objet, mis au service de la monarchie absolue et de la mise en scène de la souveraineté par Louis XIV qui tenait absolument à apercevoir son reflet à travers les façades de l’intérieur de sa demeure, insistant sur cette puissance inégalée et ce droit divin exprimé par le Roi-Soleil. Le XVIIIe siècle marque une phase de démocratisation progressive du miroir grâce à l’amélioration des techniques de fabrication et à la baisse de son coût. Il pénètre les intérieurs bourgeois, puis populaires, devenant un élément ordinaire du mobilier. Dans le même temps, il change de fonction : d’objet de représentation publique, il devient un instrument de l’intime, représentant ainsi une discussion de regards entre soi-même et son reflet. Le miroir s’installe dans la chambre, la salle de bain, les espaces privés. Il accompagne les rituels de toilette, de maquillage, de soin de soi. Mais surtout, il devient un outil d’introspection. L’individu moderne apprend à se regarder, à se construire une image, à interroger son apparence. Ce changement accompagne une transformation des mentalités : l’affirmation d’un moi réflexif, soucieux de son identité et de son unicité.

Sabine Melchior-Bonnet consacre une large partie de son ouvrage à l’étude des représentations symboliques du miroir. Dans la tradition chrétienne médiévale, il est souvent condamné comme instrument de vanité, associé à la féminité, au narcissisme, à la tentation. Dans les arts religieux, les femmes tenant un miroir incarnent souvent la luxure, ou la superficialité. Mais le miroir peut aussi avoir une dimension morale ou spirituelle : miroir de l’âme, miroir de Dieu, miroir de la conscience. Il devient un outil d’élévation spirituelle autant qu’un objet de perdition. L’ambivalence est permanente : entre vérité et illusion, révélation et dissimulation. Cela diffère en fonction des nombreuses cultures et religions présentes dans la société et dans le monde. La littérature et l’art exploitent abondamment cette dualité : des mythes antiques aux contes (Blanche-Neige), de la psychanalyse au surréalisme, le miroir fascine par sa capacité à réfléchir autant qu’à brouiller les identités. L’autrice explore ensuite l’évolution artistique du miroir. Les peintres de la Renaissance s’en servent pour perfectionner la perspective ; les écrivains le convoquent dans leurs récits pour sonder les profondeurs du moi. On pense ici aux miroirs d’Alice, aux portraits reflétés dans les tableaux de Van Eyck ou à la mise en abîme propre au théâtre baroque. Le miroir devient philosophe, source d’interrogations sur l’image, la vérité, le double. L’historienne explore ainsi les effets du miroir sur la construction identitaire. Il donne à voir, mais aussi à juger. Il participe de la naissance du sujet moderne, celui qui s’observe, s’analyse, se façonne. Il est le lieu d’un face-à-face ininterrompu entre l’être et le paraître.

Enfin, l’autrice aborde les mutations contemporaines du miroir à l’ère de la photographie, du cinéma, puis des écrans. Le miroir matériel cède peu à peu la place à des formes numériques de réflexion de soi : selfies, filtres, stories, avatars. Le rapport à l’image devient moins intime et plus médiatisé. Cette « crise du reflet » met en lumière une société où l’image de soi est omniprésente, indispensable mais souvent filtrée, construite, améliorée, abandonnant ainsi cette authenticité de ce que nous faisons paraître en réalité. Le miroir n’est plus un outil de connaissance de soi mais un canal d’exposition sociale. L’auteure montre ici les risques d’aliénation et de perte de sens dans un monde où l’apparence domine l’être.

 

Appréciations
L’Histoire du miroir est un ouvrage rigoureux, original et stimulant. Il parvient à rendre passionnant l’étude d’un objet a priori ordinaire en montrant qu’il est en réalité un révélateur fondamental des transformations culturelles et sociales. L’analyse de Sabine Melchior-Bonnet est particulièrement convaincante dans sa manière de croiser les niveaux de lecture : technique, esthétique, symbolique, philosophique. Le miroir y est présenté comme un acteur à part entière de l’histoire des mentalités, de la subjectivité, et de l’individu. La seule réserve possible concerne l’absence de perspective comparatiste : l’étude se concentre exclusivement sur l’Occident, en négligeant les usages et significations du miroir dans d’autres cultures (Asie, Afrique, monde arabo-musulman). Comme en Inde, dans certaines traditions hindoues et bouddhistes où le miroir a aussi une fonction spirituelle : il représente l’esprit purifié, capable de refléter le monde sans déformation. Dans le bouddhisme Zen, le miroir symbolise l’éveil : il faut “polir son esprit” comme un miroir pour atteindre la connaissance vraie. Ce choix de focalisation, compréhensible pour un ouvrage déjà très développé, limite néanmoins l’approche,  notamment en ce qui concerne le temps présent. Le miroir, tel un tunnel vers un avenir espéré, incarne aujourd’hui une ambition profonde de réussite, ainsi que de dépassement de soi. Cette idée se retrouve dans de nombreux supports artistiques : dans Harry Potter à l’école des sorciers (1997), le miroir du Risèd incarne les désirs intimes de chacun, dans Shingeki No Kyojin (2009), Eren fait face de nombreuses fois à son reflet, symbole de ses dilemmes moraux et identitaires. Enfin, dans la chanson Caramelo de Ninho (2017), le miroir devient source d’espoir dans un milieu précaire : “L’arme à feu dans le tiroir / mais le miroir me dit d’y croire”. Ces exemples, bien que non évoqués par l’historienne, auraient permis à l’ouvrage d’être prolongé. Ils soulignent à quel point le miroir, dans notre société, peut être aussi source d’espoir et d’une possibilité à observer, à travers celle-ci, la personne que l’on veut être et donc de s’en donner les moyens.